Emmanuèle Jawad : A l’Orient des machines (Interférences)

Emmanuèle Jawad, Interférences

On aurait envie de prendre le titre du livre d’Emmanuèle Jawad, Interférences, comme une invitation à penser la survivance de quelque chose du spéculatif, mais non pour viser un au-delà du texte et l’excéder dans un commentaire, ni pour dire seulement qu’ici « on photographie l’appareil en train de filmer on la photographie qui regarde l’appareil en train de filmer » (vertige de la mise en abyme).

Il s’agirait de voir comment, à travers l’évidence de ces poèmes où la langue met en scène de façon précise, détachée, modulaire (espaces, mouvements, aires) la technique photographique (ses scansions, ses processus, ses mots et ses coupures), se donne aussi à penser ce qui, hors de l’image, entre l’image et son absence, le texte et le poème, quelque chose comme l’écart, comme le « fond neutre » de la technique sur lequel s’enlève le texte, l’image, le poème.

Façon de dire aussi que ces « interférences » jouent « entre » l’objet et sa réflexion et brouillent les schémas (le réel et la représentation, le texte et l’image, le signe et le sens). Monde d’interférences et quelque part, j’y reviens tout de suite, de spectres.

« Interférence » serait la poésie en tant qu’« application du sensible » et repérage, aussi, de ce qui se donne dans sa disjonction. Une disjonction entre la vision et la parole, delta entre l’intérieur et l’extérieur, le son et le sens, entre des temporalités disjointes – un espace du spectral, ce qui revient apparaissant « entre les deux, entre tous les deux » pour reprendre l’acception de Derrida dans Spectres de Marx, inappréciable tension d’un dehors inassimilable.

« Des immeubles modulaires longent les parties extensives des perturbations les derniers paramètres de réglage à leur encontre s’exercent dans des situations de restriction de commandement et contrôle des groupes des mouvements à proximité plus loin une surveillance accrue les brouillages suppriment ces techniques on enregistre des groupes se déplacent autour des bâtiments dans les zones adjacentes », écrit Emmanuèle Jawad. On ne voit rien comme image, comme sujet, mais plutôt ce qui échappe à l’image, ce qui appartient au dispositif. « Parler, ce n’est pas voir », rappelait Maurice Blanchot : « nous ne voyons que ce qui d’abord nous échappe. » C’est cela la perturbation, voir les « paramètres de réglage », les mouvements comme mouvement, la surveillance, l’enregistrement comme plus terrible dans leur détachement, apparaissant soudain dans leur abstraction, l’abstraction de toute chose : « groupes », « immeubles », « mouvements », « commandement ». Ce que montre Emmanuèle Jawad a quelque chose de cette « transparence par effacement lent des images », restituant la façon dont l’image est faite, construite. Restituer le cliché dans son éclair, se superposant, décadrant, disjoignant le langage, c’est faire mouvement, rendre quelque chose de la vitesse, faire apparaître le spectre oscillant de l’image.

Ces interférences conjurent ainsi quelque chose de très important de cet impensé du spectral à travers la technique (la photographie dans sa mécanique), et ce autrement qu’à travers la représentation de l’éternité suspendue et les arrières-mondes qui sont d’ordinaire celle du fantomatique. Et cette spectralité nouvelle, réelle, loin de conjurer le corps, produit une sorte d’anatomocosmographie de l’image avec ses « photographies zénithales dans l’absence d’ombre / littéralement plats l’édifice le visage les observations simultanées mettent hors d’usage nos capacités d’orientations », plans où il faut déconstruire l’image négative du spectre, de la technique, et in fine, du corps, « infime ouverture déplaçant léger du visage les clavicules saillaient des torses  (…) des amas d’angles un retrait marquant la saison froide les étangs indiquaient à l’extrémité des cordons littoraux une maison d’arrêt des flux débordés d’insectes. »

Ce sont les spectres de notre contemporain qui sont actifs dans ces interférences comme quelque chose du grésil de notre présent métallique, de cet œil noir de l’objectif qui se ferme et nous fait voir dans cette latence la manière dont la technique et ses objets se sont individualisés en nous plutôt qu’existant de manière autonomes, distincts et à distance (sacralité de la technique).

« … / dévient désorientent / déjà la machine », est-il écrit dans le premier poème de la première série (si le modèle photographique est ainsi revendiqué, faudrait-il parler d’une autre chose que de « poème » pour faire signe à un ailleurs de l’image – quelque chose qu’on serait tenté de nommer tout simplement « interférence » ?).

« … / dévient désorientent / déjà la machine ». Par le décadrage que j’impose ici moi-même au texte, je produis une autre interférence, j’en ai conscience, et peut-être que je produis aussi la ligne d’un beau livre à venir – essai et poétique à la fois – qu’on pourrait appeler ainsi : A l’Orient des machines. Texte où l’on sentirait un présent déboussolé dans un ciel voué à grouiller de drones et de satellites dans ces aires sécuritaires aux « flux contraires », et où, à la fascination de l’image, se substituerait la considération pour ces « aires d’abandon », pour le regard et pour la machine, non plus opposés mais faisant corps (anatomocosmographie). Façon aussi, dans l’absence de figure, de considérer la façon dont les images apparaissent.

La machine constitue notre cadrage du monde, notre connaissance du monde, un monde qui nous apparaît inanimé car « l’appareil est une machine égalitaire ». Monde de l’équivalence généralisé, celui du capitalisme, de la catastrophe, et de la mort, comme l’indiquait Nancy. Car l’image tue et les conjurations dans le texte de l’iconique première Guerre du Golfe sont d’ailleurs là comme marqueurs indispensables dans notre histoire mentale, mondiale, des images. Ce regard pourtant – celui que la Théorie du drone de Chamayou nous a aidé à voir, celui dont Descola nous a révélé les mécaniques ontologiques avec ses Figures du sensible, qui est pour nous Société du spectral, pour reprendre Serge Margel –, ce regard existe justement constitué par la technique, et non en dehors.

Que la photographie ouvre la question de la vitesse d’obturation, des clins d’œil noir de l’oubli, des cadrages, des gestes de mort, de l’image morte et de l’image qui tue, ne doit cependant pas nous faire oublier qu’elle ouvre aussi à des vitesses de vie et entre deux (« entre tous les deux », et le texte et l’image et leur impossible saisie de l’un par l’autre est ce qui fonde même le possible) – ce qui se dit en un mot : le regard. Le regard, c’est-à-dire ce qui dépasse l’image pour opérer un dépassement qui est retour (spéculatif), visage, dialogue et dépense de sens là où s’arrête la vision. Le regard fait apparaître réellement le phénomène de l’image mêlé de tout le passé et de toutes les strates du devenir. De cela aussi, le texte d’Emmanuèle Jawad est témoin. D’un rapport au passé de la technique photographique autant que des crises d’intelligibilité de la technique, du rapport à la caméra, à l’objectif, au contrôle – autant de termes piégés par la violence de notre rapport au monde (et à une technique vue comme pure extériorité, ce qu’il faut encore et toujours déconstruire, et ce que le texte aide à faire).

« l’intérieur est saturé les opérations s’effectuent sous un éclairage diffus l’intérieur est saturé d’objets d’agencements d’objets l’intérieur est une formation volumique saturée l’intérieur est une formation volumique sous un éclairage diffus les relations se défont elles modifient les espaces intérieurs il regroupe les objets trouvés il répare les structures défaites des objets il répare les parties disjointes des objets il répare les pièces détachées des objets trouvés il suspend les prises il décide l’ajournement des prises photographiques dans ces conditions d’exercice il décide l’ajournement de l’exercice il prépare l’élargissement des espaces disponibles »

Qu’on lise autre chose que ce qui avait été prévu (scansion de la vision, tentative d’approche par le texte de l’opération de la photographie) pour engager le texte sur le plan de la réflexion, de la technique, voire du spéculatif, et qu’on puisse lire dans ce texte un autre texte (« le fond est neutre » lumière sur laquelle ma pensée interfère) est sûrement le signe des « espaces disponibles » qu’il ne cesse d’ouvrir dans ses écarts et interférences.

 

A travers ce texte, donc, j’ai l’impression que nous vivons ainsi à l’Orient des machines, désorientés parce que ne pensant pas assez ce qu’est la technique (l’oubli de la technique, ce qui nous rappelle encore, difficilement, la disparition de Bernard Stiegler et la nécessité de rappeler sa pensée), mais aussi la vision (image-écran) et la parole (contrenarration), ce que ces Interférences d’Emmanuèle Jawad nous donnent à repenser à travers les questions du montage, des distorsions, des transparences et des syncopes d’un texte sans image. A l’Orient des machines, dans leur lumière plutôt que dans leur ombre et notre crépuscule, c’est là qu’il nous reste à imaginer comment défaire, refaire le rapport à la mort, à la vie, à la technique, à la parole – d’autres fictions, d’autres discours où se mêlent ces dimensions sous d’autres régimes, avec d’autres flexions.

Captation, dispositif d’enregistrement de l’impossible et de l’impensable : ce qui nous défait, déraisonne et nous reconduit à l’expérience, ce que les textes semblent désigner ici, est aussi un geste politique, quelque part, une façon de conjurer le langage comme système, une exposition indiciaire de sa saisie, et autre chose que cette fascination de l’image où le couplage fascination-fascisme est toujours un spectre, mortifère cette fois, depuis le 20e siècle.

Sûrement que le temps n’est pas à la contemplation (theoria) mais à la politique (vita activa) et que ces Interférences d’Emmanuèle Jawad font signe – ou peuvent le faire, à nouveau, c’est la lecture que je veux en faire, à travers elle – vers cette réalité, vers tout un ensemble de questions qui inquiètent et hantent notre contemporain. Au-delà de la saisie de paysage (des villes, « l’île batailleuse », des zones etc.) c’est tout le champ de bataille de notre temps qui se livre dans ces instantanés de « résidences gardées », « stries à métal », « comptage mécanique », « preuves » « images », « stock », « probabilité » …

 

« Dissymétrie vertigineuse : la technique pour avoir des visions, pour voir des fantômes, est en vérité une technique pour se faire voir par les fantômes. Le fantôme, toujours, ça me regarde. » Derrida nous indiquait bien que le spectral a toujours à voir avec le spéculatif, et inversement, dans ce rapport à la technique, à l’objet photographique, à l’œil des drones et des caméras, quelque chose nous fait voir, nous rend visible. Nous rend visible au dispositif et à cela que le réel soit opératif, fait d’opérations (aux résonances d’œuvres et de guerre, de calcul, etc.) mais aussi que quelque chose surgit toujours par interférence, brouillant cette effectivité qu’on nous présente comme le réel de la technique. Entre deux, entre tous les deux, toujours.

« D’entre-deux lisse provisoirement vidé nous éprouvons les distances non mesurées de fixités ralenties d’arrêt nous dégageant dans d’espèces de surfaces inclinant par hypothèses des lignes conciliables »

Emmanuèle Jawad, Interférences, éditions Al Dante/Presses du Réel, 2021, 72 p., 10 €