Les éditions Dis Voir publient un livre singulier, à quatre mains, signé Gary Hill et Martin Cothren. Si l’on ne présente plus l’artiste américain, le nom de Martin Cothren, par contre, ne dira rien à la plupart, bien que cet ami Indien de Gary Hill ait été lui aussi, à sa façon, un artiste (dessins). Les trajectoires des deux hommes se croisent, se lient, mais demeurent différentes, séparées. Le livre est fait de ces croisements autant que de cette distance.
Tu sais où je suis et je sais où tu es a comme épicentre cette relation – dont le mot « amitié » ne rend pas exactement compte – entre deux êtres, deux mondes qui, dans la distance, par-delà la distance, à l’intérieur de la distance, s’échangent des signaux, construisent une sorte de communauté non réductible à l’identité, incluant au contraire, comme sa définition, des écarts, des différences, des chevauchements ou croisements plus qu’une homogénéité : une communauté dans la distance, possible et impossible.
Gary Hill et Martin Cothren sont comme deux astres qui communiquent tout en demeurant séparés. Dans ce livre, Gary Hill et Martin Cothren sont deux mondes, deux individus mais surtout le monde que chacun d’entre eux implique – deux mondes, donc, séparés, pourtant réunis selon des lignes qui se croisent, se chevauchent, se perdent ou se trouvent, qui se rencontrent ici, se séparent là, ou, ailleurs encore, se mêlent et s’éloignent.
Le livre est fait de ces lignes, ces croisements, écarts, distances. Réunissant des textes de Gary Hill, des lettres de Martin Cothren, des dessins, des photographies de l’un et de l’autre – parfois de l’un par l’autre, comme dans les images extraites d’œuvres de Gary Hill montrant Martin Cothren –, Tu sais où je suis et je sais où tu es tisse cette relation singulière, est sa matérialisation sous la forme d’un livre, peut-être le dernier moment de cette relation (ou une façon de la continuer) puisque le livre se clôt sur le décès de Martin Cothren.
Rien ne prédestinait Gary Hill et Martin Cothren à se rencontrer : Gary Hill recherche des personnes pour participer à un de ses projets artistiques et Martin Cothren, par hasard, habite à côté… Si rien ne les prédisposait à se rencontrer, c’est surtout parce qu’ils font tous deux partie de deux mondes très différents, de deux histoires qui habituellement, dans l’Amérique du XXe siècle, seraient demeurées, au mieux, parallèles.
Le livre est fait de ces deux mondes, Gary Hill impliquant un monde distinct de celui de Martin Cothren. Ici, chacun des deux individus est plus qu’un individu, il est une pluralité, une multiplicité faite de lieux, de pratiques, d’une histoire, de désirs, de réalités psychiques, d’événements du monde ou intérieurs. Ce sont ces mondes qui sont dépliés dans le livre et ce sont leurs différences qui sont exhibées : Gary Hill et ses œuvres, son enfance, sa famille, ses projets, sa dépression, son surf, ses drogues ; Martin Cothren et la prison, la drogue, l’alcool, ses croyances, ses dessins, ses désirs… Les deux mondes sont parallèles et le demeurent.
Pourtant, ils se rencontrent, échangent, se greffent l’un à l’autre en certains points alors que, encore une fois, rien ne les prédestinait, au contraire, à cette rencontre. Gary Hill est un artiste reconnu, exposé partout ; Martin Cothren est un dessinateur dont personne ne voit les dessins, il est le plus souvent balloté d’une prison à une autre, enfermé, isolé, écrivant des lettres pour le seul monde extérieur qui semble demeurer pour lui, à savoir Gary Hill. L’un est Blanc, l’autre est Indien. L’un a de l’argent, l’autre n’en a pas. L’un, le Blanc, jouit du parcours et de la reconnaissance qu’être Blanc permet, alors que l’autre, l’Indien, subit le destin social que l’Amérique Blanche réserve aux Indiens. C’est aussi cette réalité américaine qui est exposée dans le livre, réalité sociale, politique, historique, institutionnelle, psychique.
Pourtant la rencontre a lieu et quelque chose advient entre ces mondes : la transgression de l’ordre racial, social, symbolique ; des échanges, des projets, des œuvres ; une solidarité ; des émotions, des parcours de vie ; un lien qui s’étale sur une vingtaine d’années ; une mémoire, une vie psychique « commune ». Les deux mondes demeurent différents mais, par fragments, l’un existe pour l’autre, avec l’autre, à partir de l’autre.
Le livre rassemble les lettres, les récits, les images qui scandent ce lien et en résultent, en même temps qu’il souligne que la communauté ainsi créée – communauté que l’on peut appeler amitié ou d’un autre nom à trouver, à inventer – inclut non pas l’identité, l’homogénéité, mais l’écart, la différence, la distance : distance géographique, distance sociale, hétérogénéité des intentions, des perceptions, des discours.
Dans le livre, l’expression la plus évidente de cette distance est l’ensemble des lettres envoyées depuis la prison à Gary Hill par Martin Cothren, lettres remplies de fautes d’orthographe et syntaxiques, alors que les récits de Gary Hill sont exempts de ces fautes. L’un parle une langue qui n’est pas celle de l’autre, chacune de ces langues étant porteuse de tout un monde subjectif, social, historique, politique. Pourtant, ces langues communiquent entre elles, s’adressent, selon des modalités différentes, l’une à l’autre, passent parfois l’une dans l’autre, et forment un livre « commun », une « communauté » qui est le livre, qui est l’« amitié ».
Tu sais où je suis et je sais où tu es tourne autour de cette question : qu’est-ce qu’une rencontre ? Non pas une rencontre évidente, attendue, programmée en vertu du déterminisme social et d’une logique de classe ou de « race », mais une rencontre entre deux mondes a priori étrangers l’un par rapport à l’autre, une rencontre entre deux hétérogènes et qui demeurent hétérogènes. Mais le livre tourne aussi autour d’une autre question, qui serait : qu’est-ce qu’une communauté ?, ou plutôt : comment faire communauté sans commun donné, sans que la communauté ne réduise l’hétérogénéité ? Quelque chose qui évoquerait peut-être la « communauté inavouable » pensée par Maurice Blanchot, et qui évoquerait également, peut-être, la logique de la rencontre – rencontre entre hétérogènes – telle que développée par Gilles Deleuze…
Tu sais où je suis et je sais où tu es est en ce sens un livre « commun », le livre d’une « amitié » qui évoque celle-ci mais surtout qui la réalise, l’effectue sous la forme d’un livre – livre d’une relation entre des mondes éloignés (et aujourd’hui d’autant plus éloignés que Martin Cothren est décédé) et qui se structure selon la logique de cette relation entre différents, comme, chez Proust, la séquence de la guêpe et de l’orchidée chère à Gilles Deleuze et choisie par lui pour penser ce que peut être une rencontre, une « communauté » étrange.
Peut-être s’agit-il en même temps d’un livre sur la logique de la création – création d’une communauté et création d’une œuvre, d’œuvres, la logique de la création incluant la rencontre entre hétérogènes et l’émergence, entre ces hétérogènes, d’un monde « commun » mais non homogène, traversé de failles, de disjonctions, d’écarts, de lignes s’en allant ailleurs…
Gary Hill et Martin Cothren, Tu sais où je suis et je sais où tu es, éditions Dis Voir, janvier 2021, 128 p., 100 illustrations, 29 €. Traduit de l’anglais (USA) par Valentine Leys-Legoupil. Le livre est simultanément publié dans dans sa version anglaise.
Gary Hill sera présent en France pour présenter ce livre :
- 15 septembre, de 15h à 18h, à La compagnie (19 Rue Francis de Pressensé), Marseille. Seront présentées également 2 installations de Gary Hill avec Martin Cothren ;
- 16 septembre, de 18h30 à 21h, librairie La Salle des machines – Friche la Belle de Mai (41 rue Jobin), Marseille ;
- 17 septembre, de 18h à 20h, librairie Beaubourg – Centre Pompidou, Paris ;
- 18 septembre, de 15h à 19h, Galerie In Situ/ Fabienne Leclerc (43 Rue de la Commune de Paris), Romainville.