C’est con, il vient de réaliser un très beau clip de Sapho chantant psalmodiant « L’art d’aimer » d’après un poème de Mahmoud Darwich. C’est con, il a joué et dansé dans un petit film que j’ai fait pour Aides sur un texte de Bruno Boniface et une chanson d’Ulysse aka AJUQ. C’est con car dans un monde mieux foutu les media ne parleraient que de ça, ce clip et ce petit film, mais non, le monde n’est pas bien fait et les média ne font que partager la photo de son visage ensanglanté après s’être fait tabasser, lui et son amoureux, en Corse, il y a quelques heures.
Il s’appelle Mickaël Gaspar, il est réalisateur, c’est un de mes amis.
Les faits ? Il dansait avec son mec, son frère et sa femme, sa sœur, cette nuit-là, près du port de Macinaggio en Corse, c’était la nuit du 14 au 15 juillet, les vacances, un air de fête, un été sur l’île de Beauté. Ils sont sur la piste de danse quand ils remarquent des regards appuyés. Un groupe de jeunes adolescents de 15 à 20 ans se moquent d’eux et les insultent de pédés. Et l’un des gamins de montrer à Mickaël une photo de quelqu’un qui pisse sur un drapeau arc-en-ciel. Mickaël, comme à son habitude toujours très calme, dit alors au gamin qu’il est lui-même homo. À ce moment-là, le petit con sort sa croix et dit que c’est contre-nature. Enfantillages, ai-je envie de dire à ce moment-là de l’histoire, école primaire, aucun intérêt.
Sauf que. C’est pas fini. Mickaël et Benoît n’ont plus trop envie de danser, ils sortent donc prendre l’air, marcher un peu. Mais dans le village de quelques centaines d’habitants, ils croisent à nouveau le jeune qui les a insultés et le ton monte. Un mec m’a agrippé le bras et m’a demandé de le laisser tranquille en me traitant de pédé, me raconte Mickaël. Et ça vrille, d’un coup. Pas le temps de penser, les coups fusent et bientôt, une vingtaine d’hommes s’en prennent aux deux hommes, devant une soixantaine de villageois passifs, spectateurs.
Mickaël s’est pris cinq coups de poing sur le visage avant d’être coincé entre deux voitures par une dizaine de types furieux. Benoît, de son côté, pas mieux. Finalement et heureusement, ça ne dure pas, ils sont sauvés par les forces de l’ordre, alertés par la famille de Benoît. Mais depuis l’ambulance qui les emmenait à l’hôpital, ils entendaient les villageois crier : « pédés, pédés ! »
L’ironie bien méchante et cruelle veut que je viens justement d’écrire et de publier sur ce même journal en ligne un papier pour dire ma tristesse et ma rage au lendemain de la mort atroce de Luiz, l’agonie de ce jeune garçon de 24 ans, tabassé lui aussi, en Espagne, par une meute enragée. Mickaël au moins est vivant, idem son copain Benoît, Dieu s’il existe soit loué.
Quand j’apprends la nouvelle je préviens aussitôt Sapho, qui me répond : Mais quelle horreur, c’est de pire en pire, dis à Mickaël qu’il doit vite relever la tête et résister ! Et moi, je me retrouve encore là, comme un con, devant ma page blanche, à consigner ce genre de faits… Normalement je devrais être en train de terminer l’article que je prévois sur le beau livre d’Isabelle Floch sur son père, Quelques morts de mon père, eh non, me voilà encore en train de raconter qu’un pédé quelque part s’est fait traiter de pédé, puis tabasser, puis etc., etc.
J’en ai marre de tenir ce genre de registre. Mais il le faut, il faut le dire, le raconter, le faire savoir, l’énoncer, le dénoncer, à chaque fois. Sinon quoi ? Sinon ça veut dire qu’on s’habitue, donc ils gagnent d’une certaine façon, la violence se banalise… ils intimident, ils gagnent, on ne sait plus quoi dire, de scandale en scandale on se fatigue… ils gagnent je vous dis, ils ont le nombre avec eux, ils le savent, et la toute-puissance de la normalité de leur côté, ils le savent. Certains, bien sûr. Pas tous. Oh ! Certains hétérosexuels sont des trésors de délicatesse et de subtilité… et je connais des homosexuels cons comme la lune, bourrus, bourrins et obtus… bien sûr, bien sûr…
Mais j’en ai marre aussi j’ai envie de la questionner un peu, cette homophobie. Je suis homosexuel et je ne suis pas homophobe. Logique, pourrait-on dire. Mais ceci ne va pas forcément de soi. Il y a des homosexuels, refoulés ou pas, qui sont homophobes. Cela s’étend jusque dans des régions où il serait simplement comique (ou tragique) d’en parler. Le cas particulier de l’homosexuel homophobe serait un sujet à lui tout seul. Je le laisse de côté, ce n’est pas le mien, aujourd’hui.

Tout ça est très compliqué de toute façon, presque inextricable. Les enfants, la religion, l’amalgame pédophilie / homosexualité, le meurtre de Samuel Luiz, Civitas, les manifestations, la radicalisation du mouvement contre le mariage pour tous, on l’aurait presque oublié, celui-là, j’en passe et des meilleures. On dit que l’homophobie se banalise, on dit aussi qu’elle vit ses dernières heures, que ces mouvements de l’actualité récente ne sont que d’ultimes soubresauts. Je ne sais pas. D’un naturel pessimiste j’aurais tendance à pencher du côté de la banalisation. Je n’ai pas de réponse toute faite. Je n’ai que des questions et la première est : au fond qu’est-ce que l’homophobie ? De quoi est-elle le nom ? Une peur comme son nom l’indique ? La peur de l’autre, la peur de soi ? La haine ? L’incompréhension ? Une méconnaissance ? Un peu de tout cela sûrement mais pourquoi, pourquoi ?
Et pourquoi je ne suis pas homophobe, moi, tiens ? Parce que je suis homosexuel ? Oui. Si ça se trouve l’homosexualité m’a sauvé de l’homophobie. J’ai quand même envie de croire que j’aurais été un hétérosexuel non homophobe.
Le fait est que moi aussi j’ai été victime d’une agression homophobe, violente, il y a longtemps, j’avais quinze ans. Le sujet de l’homophobie n’est donc pas, pour moi, un sujet comme un autre. Ma première réaction après le tabassage, ma première question intérieure, juste avant la honte et la tristesse, fut : « pourquoi ? » Simplement « pourquoi », « Why » en anglais c’est encore plus fort. Je sais bien pourquoi : je marchais lentement, anormalement lentement dans les allées d’un jardin public qui était aussi un lieu de drague homosexuel connu, ça se passait dans une petite ville de province. Je sais donc pourquoi mais en réalité, non, en profondeur j’ignore pourquoi. À la rigueur, si j’avais été un satire exhibitionniste, si j’avais agressé le regard de certains, si je m’en étais pris à des enfants, à la rigueur je pourrais comprendre. Or, non, rien de tout cela, je ne faisais que marcher, marcher, lentement. Sur ce chemin comme dans la vie, d’ailleurs. Ils me sont tombés dessus à cause de cette lenteur, parce qu’elle n’était pas « normale », parce que je n’avais pas leur vitesse, parce que je ne me déplaçais pas d’un point A à un point B avec un objectif identifiable, je ne faisais pas que rentrer chez moi, je cherchais quelque chose, autre chose, quelqu’un, l’aventure, outside, quelqu’un d’autre. Ils l’ont senti, ils n’ont pas supporté, et pour ça ils ont voulu me détruire. « On va te tuer ». C’est ce qu’ils ont dit. « On va te tuer, tapette, tu entends ? » Ils ont voulu me tuer ou me faire croire qu’ils allaient le faire. Le malheur est que sur le moment je les ai crus, ils m’ont donc tué. Pourquoi ?
Je disais que je n’étais pas homophobe. Because pédé je suis. Mais dans une autre vie le désir homosexuel, les pulsions, la libido, « l’inversion », cette culture aussi bien, auraient pu m’être tout à fait étrangers. J’aurais pu ne jamais marcher lentement dans un jardin public. J’aurais pu rire des films d’Almodovar ou de La Cage aux Folles en me moquant gentiment de ces folasses en rut perpétuel, et en les trouvant à des années-lumières de moi. Est-ce à dire que dans une autre vie j’aurais pu de la même façon être l’un des homophobes agresseurs de Mickaël ou Samuel ? J’espère que non, je crois que non mais pour être honnête je ne peux pas en être tout à fait certain. C’est facile pour moi, je suis homosexuel, je connais donc l’homosexualité de l’intérieur, j’en suis, j’en fais partie, je partage et je comprends. Mais cette homosexualité qui est ma connaissance, une de mes connaissances, reste et restera à jamais irreprésentable pour un hétérosexuel, même s’il est mon meilleur ami, même s’il me connait très bien et que je lui raconte tout. De même le désir hétérosexuel, désir masculin né du corps de la femme, désir féminin né du corps de l’homme, reste et restera à jamais irreprésentable pour moi, même s’il s’agit de mes meilleurs amis et qu’ils me racontent tout, et même si d’aventure je couche demain avec telle femme que j’aime.
Vous voyez ?
Donc l’homophobie. Parfois je me demande si la question ne serait pas plus intéressante si l’on regardait comment un hétérosexuel n’est pas ou ne devient pas homophobe plutôt que de creuser les motivations d’un homophobe déclaré. J’en ai marre des homophobes, ils m’ennuient, ils sont dangereux mais aussi ils sont ringards, il faut le dire. C’est des ploucs ! Des ploucs au carré, puissance mille ! Je vois deux sortes de gens : ceux qui acceptent et vivent bien dans un monde où certaines choses leur résistent et leur restent irreprésentables, inconnues ; et ceux qui refusent cela, qu’ils refusent en riant, en regardant de haut, ou qu’ils refusent en bloc, dans la violence et dans la haine, jusqu’au meurtre, jusqu’au lynchage, jusqu’à la barbarie.
Qu’il est beau et bon de ne pas savoir. Or comme on peut devenir fou de rage de ne pas savoir.
La pomme, justement, celle de la discorde, n’était-elle pas le fruit de l’arbre de la connaissance ?
Il faudrait réviser un peu la connaissance. Et je ne veux pas dire ce qu’on sait ou ce qu’on ignore. Mais je parle de son rapport personnel, intime, à la connaissance. J’ai comme l’intuition qu’il se trouve là quelques secrets précieux.
Tout ne peut pas être montré. Tout le temps. Tout ne peut pas être compris, partagé. Tout le temps. On ne vit que dans son propre corps. Son propre sale corps ai-je envie d’ajouter. On ne peut pas faire l’expérience de la vie dans le corps de l’autre. Il faut accepter l’existence de régions inconnues, inconnaissables à jamais. Il y a là un mystère et l’erreur est de vivre ce mystère comme un danger ou une agression. C’est peut-être cette acceptation qui tuera dans l’oeuf l’homophobie. Comment fait-on pour apprendre à accepter quand on n’accepte pas naturellement ? Est-ce que l’intelligence peut jouer un rôle ?
J’espère bien.
L’art d’aimer ?
L’art de savoir.
Et de savoir ignorer.