Soulever le couvercle du chaudron écumant où s’est préparée pendant quatorze ans la politique culturelle de la France et en découvrir les rouages, tractations, batailles, le rêve en somme de tout chercheur, étudiant, acteur du monde des arts ou tout simplement curieux, est désormais possible grâce à la publication d’une somme de 1300 pages : Jack Lang. Une révolution culturelle. Dits et écrits aux éditions Bouquins.
Ce colossal travail a été mené par Frédéric Martel, journaliste et universitaire, qui un jour sollicite l’ancien et emblématique ministre de la culture, Jack Lang. Ce dernier accepte d’ouvrir ses archives personnelles et de faciliter l’accès aux officielles à une condition : que ce soit à Frédéric Martel qu’incombe la tâche de sélectionner, choisir, exhumer, organiser, rendre lisible en donnant une ligne éditoriale, puisqu’il s’agit ici de passer au crible et ordonner, hiérarchiser des milliers de notes, articles, conférences de presses et déclarations variées. On trouvera donc ici quatorze ans d’une production pléthorique, témoignage rare de la manière dont une politique aux allures de révolution culturelle (titre du livre) s’est mise en place, quand François Mitterrand a pris le pouvoir en 1981, pour deux septennats. Jack Lang sera son unique ministre de la culture et la mission est écrasante : doter la France d’institutions, de structures, d’œuvres, de bâtiments et d’une vision qui la placeront au premier plan mondial de la création.
Un tel projet serait sans doute moins réjouissant aujourd’hui, puisque tous les échanges se font par email et dans ce style laconique et formaté qui caractérise notre ère numérique. Les notes pluriquotidiennes qu’adresse Jack Lang au Président de la République, au Premier Ministre, au Ministre du Budget ou aux nombreux acteurs de la vie culturelle et politique française sont remarquables de verve, de faconde, des trésors stylistiques s’il l’on veut bien se souvenir qu’il s’agit de documents de travail sur des sujets techniques, et non d’œuvres destinées à la publication. On voit donc naître sous nos yeux, pierre après pierre, tout ce qui paraît aujourd’hui exister depuis toujours. Mais il fallait alors tout inventer et mettre en œuvre, tout défendre face aux opposants politiques, aux médias, à l’opinion publique, et surtout contre son propre gouvernement, notamment le ministère du budget qui n’a eu de cesse d’essayer de rogner le budget de la Culture. Et tous les moyens sont bons, y compris la ruse et la mystification. Jack Lang s’avère être un redoutable lobbyiste, un excellent technicien qui connaît parfaitement le fonctionnement complexe de l’appareil d’État, qui sait lire un budget en détail, et est rompu aux ressorts juridiques qui président à tout cela. Il ne s’en laisse pas conter et tient la dragée haute aux hauts fonctionnaires et ministres qui croyaient pouvoir l’égarer. Le ministre déploie toute sa force de conviction, ses argumentaires brillants, son érudition, son entregent. Il mobilise le registre dramatique comme l’humour, la hauteur de vue comme l’obsession du détail. Il peut par exemple s’alarmer de l’inconfort et de la banalité des fauteuils du futur Opéra Bastille.
Toujours, l’artiste est placé au centre du jeu ; le rapport entre l’économie et la culture se voit rééquilibré au profit de l’art. Car refonder la culture est avant-tout un projet de civilisation voulu par le pouvoir mitterrandien. Diffuser le savoir et la création auprès de toutes les populations, jusque dans les hôpitaux, les prisons, les écoles. Aucun domaine n’échappe à Jack Lang : opéra, musées, audiovisuel, cinéma, livre, mode, danse, bande-dessinée, art culinaire, etc. Les années Jack Lang c’est aussi une monumentale politique des Grands Travaux qui verra surgir de terre l’Opéra Bastille, la Bibliothèque Nationale de France, la Pyramide du Louvre et le Grand-Louvre, la Cité des Sciences, la Grande Arche de la Défense, l’Institut du Monde Arabe, etc. D’innombrables réformes et inventions comme le budget de la Culture à 1 % du budget de l’État, le prix unique du livre (pour contrer les baisses provoquées par les centres commerciaux et ainsi protéger librairies indépendantes et éditeurs), la Fête de la Musique qui a essaimé dans le monde entier, la réforme du cinéma français pour lutter contre l’hégémonie américaine. Ce sont aussi les radios libres, à la télévision Canal Plus et Arte. C’est la création de dizaines de musées d’art contemporains, d’écoles d’art partout en France, la dotation en œuvres et en moyens. « Notre obsession est de nous assurer que la culture soit présente partout. Nous dotons ce pays d’un maillage unique au monde. La France est aujourd’hui assez unique avec ses 3 300 librairies, ses 5 200 cinémas, ses 15 000 bibliothèques, ses centaines d’orchestres, de centres d’art, de centres chorégraphiques ».
Jack Lang utopiste et bâtisseur a imposé durablement sa marque, tout en se faisant aimer des Français. Son phrasé si particulier, souvent imité par les humoristes, et son goût immodéré des caméras et des mondanités, son enthousiasme débordant, ses accointances nombreuses avec tout ce qui compte dans le monde et qu’il aime à mettre en avant, l’ont rendu aussi sympathique qu’agaçant. On en oubliait presque le bourreau de travail et le ministre visionnaire, le politique de haut-vol tel que la France n’en a plus connu beaucoup depuis. Le livre lui rend cette justice et permettra à de nombreux acteurs de la culture d’étudier la manière de faire d’un maître, fût-elle imparfaite et sujette aux critiques.
Jack Lang, Une révolution culturelle : dits et écrits, Frédéric Martel (éd.), Robert Laffont, « Bouquins », 1312 p., avril 2021, 32 €
Lire ici notre entretien avec Jack Lang.