Voyage dans les mondes connus et inconnus : Jules Verne et ses fabuleuses machines à fictions

Jules Verne, Voyages extraordinaires, édition Omnibus (détail couverture)

Alors que les éditions Bouquins vient, en mai, de republier Jules Verne, se repose une question récurrente : comment éditer la masse impressionnante, bouillonnante, tumultueuse des soixante-huit récits qui composent les Voyages Extraordinaires ? Comment prétendre contenir et publier dans un même espace autant de matières brassées par l’en-avant vernien ? Question qui en entraine une autre, plus simple mais encore plus vitale :  comment lire Verne, et quelle place a-t-il dans notre littérature aujourd’hui ?

Michel Butor, dans ses cours à l’Université de Genève, le disait aussi bien de Balzac que de Verne : pour les lire, il faut avoir tout lu. On n’a pas lu Verne ni Balzac quand on n’a pas lu l’ensemble de la Comédie Humaine et des Voyages Extraordinaires. On pourrait froncer les sourcils à pareille affirmation, avancer que lire c’est choisir, et qu’il est difficile de tout lire Verne ou Balzac. Mais le propos de Butor ne tient pas à la préhension enorgueillie d’une totalité creuse, il nous aide et nous guide par le présupposé qui se tient derrière et qui est en fait le suivant : on lit mieux Verne ou Balzac au fur et à mesure qu’on continue de les lire et les découvrir. Il ne faut pas avoir tout lu pour comprendre Verne ou Balzac, parce que la vie riche d’un lecteur doit se faire aussi d’autres nourritures, mais on connait mieux une œuvre quand on comprend qu’elle nous est toujours ouverte, qu’elle nous appelle toujours, et qu’elle continuera de nous nourrir tant qu’on la découvrira. Mais on ne connait pas et on ne comprend pas une œuvre lorsqu’on a seulement lu le livre le plus célèbre de son auteur. Le cas de Verne illustre bien cette idée : on peut facilement passer à côté en le cantonnant dans le souvenir aimable et nébuleux d’un récit pour enfants, alors qu’il est le créateur d’une œuvre énorme et foisonnante qui ne demande qu’à être parcourue au gré des envies du voyage.

Mais parcourir une œuvre énorme, connue par des livres-emblèmes qui font sa postérité mais dans le même temps cachent le reste de la production, n’est pas toujours chose aisée. Comment circonscrire la matière proliférante des Voyages Extraordinaires ? Comment les ordonner, les penser ensemble, leur donner résonance ? Tout lire demanderait du temps, et de la patience. Si Verne est édité au Livre de Poche et en Folio, il n’y a là qu’une partie de son œuvre. On pourrait alors penser que la seule place juste des récits de Jules Verne est la célèbre édition Hetzel, de rouge et d’or mêlés, magique « magasin d’éducation et de recréation » aux milles couleurs et gravures. Mais si aujourd’hui elle est répliquée dans des éditions qui la reproduisent, l’édition Hetzel n’est plus que le cénotaphe passé d’un Verne d’autrefois.

Les éditions Omnibus avaient publié, avec Claude Aziza comme maître d’œuvre, une sélection appréciable des romans verniens, sous une logique surprenante et stimulante – une approche élémentaire des Voyages Extraordinaires : la terre, le feu, l’eau, l’air. On y tissait un parcours dans l’œuvre-monde de Verne en suivant un fil d’Ariane chaque fois différent, et les histoires et paysages rencontrés montraient leurs parallèles et leurs porosités. Trois autres volumes furent publiés, deux consacrés aux continents, un au motif de l’île, mais à chaque fois tous les volumes Omnibus montraient l’évidence de la logique vernienne : parcourir le monde, le décrire, chercher à le comprendre, à le rendre lisible. Et le rendre lisible voulait dire le rendre plaisant, le rendre sensible à un public qui puisse être autant jeune qu’aguerri. Le rendre sensible par l’esprit d’aventure, de découverte, de surprise, d’émerveillement ; et cet émerveillement pour le monde ne pouvait passer que par le plaisir du récit.

Et voilà que le navire Verne appareille en Bouquins, sous la direction de François Angelier et François Rivière, dans une édition qui comprendra cinq tomes. Verne était le grand absent de la collection Bouquins, qui s’est notamment fait une spécialité d’éditer les grands romans de la littérature populaire, française comme mondiale : Jack London, Stevenson, Conan Doyle, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Gustave Le Rouge, Fantômas, Ponson du Terrail. Le tout le plus souvent sous l’égide du grand Francis Lacassin, magnifique homme-orchestre de ces éditions bienheureuses et grand découvreur des mondes oubliés par le canon littéraire critique. L’absence de Verne est aujourd’hui réparée par cette édition qui prend pour direction les « voyages dans les mondes connus et inconnus », avec la géographie comme nautonier dans l’exploration de cet archipel romanesque. Ce premier tome s’aventure dans l’Afrique, et a l’heureuse idée de proposer, après le célèbre premier roman vernien Cinq Semaines en Ballon, quatre autres romans moins connus : Aventures de Trois Russes et de Trois Anglais dans l’Afrique Australe, Un Capitaine de Quinze Ans, L’Étoile du Sud et Le Village Aérien.

Jules Verne, en qui on aime voir l’un des précurseurs de la science-fiction, doit la cohérence de son œuvre (qui n’est en rien un monolithe stable mais qui au contraire ne cesse de se mouvoir) à un double intérêt constant, à la fois scientifique et géographique. Mais c’est bien la géographie qui donne l’impulsion initiale et qui irrigue l’ensemble des Voyages Extraordinaires. « Gobe-monde plutôt qu’inlassable globe-trotter », le roman vernien est une « narration où le lieu fait événement » selon les mots de François Angelier. Jules Verne, « défricheur et déchiffreur du territoire d’une écriture nouvelle dont il restera pour toujours l’unique praticien » selon François Rivière, est en effet une réplique à Alexandre Dumas et à la mode du récit historique : « à l’ici et autrefois d’œuvres romantiques héritières de Scott se substitue l’ailleurs et maintenant des récits d’un romancier cartographe ».

Le premier tome interroge la postérité de l’œuvre en s’intéressant à l’Afrique qui cristallise les problématiques verniennes. « Paysage infini, formidable arsenal imaginaire zoologique et végétal, un cabinet de curiosités géant dont le catalogage minutieux et la vertigineuse nomenclature se complètent de roman en roman », l’Afrique de Verne est « plus enjambée et contournée que réellement vécue ». Cela n’empêche une réelle connaissance biologique et vivante du continent africain, et la découverte émerveillée de grandioses paysages. Mais le nœud du problème, on s’en doute, n’est pas là. Car les récits de ce volume montrent bien une « vision clivée de l’Afrique. Si la terre elle-même, la variété extrême de ses paysages et de son climat, sa faune infinie, sa flore et surtout ses forêts et ses déserts mobilisent tout son imaginaire et satisfont son  goût encyclopédique de la liste et de la nomenclature, l’Africain apparait, lui, contenu dans les limites d’une pensée stéréotypée, bestial ou enfantin, primitif, et seules sa proximité avec les Occidentaux ou ses origines métisses peuvent lui assurer la chance d’un développement intellectuel ou d’une progression humaine. ». Verne est un homme de son temps, et il serait difficile de ne pas le reconnaitre aujourd’hui. Malgré tout, Verne parle de l’Afrique alors qu’au moment de sa naissance en 1828, elle est pour les Français « une énigme totale, une terre énorme, mythique et légendaire, la Portentosa Africa de l’Antiquité ». C’est ce continent que le récit parcourt et laboure, imagine et reconfigure selon l’optique d’exploration des Voyages Extraordinaires.

Et ce qui reste, et ce qui fait rester Verne, c’est la puissance d’enthousiasme de son récit pour la découverte du monde, tout comme sa grande capacité narrative et son inventivité fictionnelle. Aujourd’hui, on n’apprend plus la géographie du monde dans Jules Verne. Des moyens plus directs, plus informés et moins vieillis, peuvent nous permettent d’apprendre autrement et mieux, si l’on en a l’envie. Mais pour autant, s’intéresse-t-on à tous ses autres pays et continents ? Est-ce que la masse informative qu’Internet met à notre disposition nous rend plus savant qu’autrefois ? Rien n’est moins sûr, il faut toujours des intercesseurs pour rendre la connaissance plus sensible. Verne est caduque par certains endroits, certes ; mais restent néanmoins ses grands paysages, son goût du lexique biologique, la poésie des listes et des énumérations du vivant – preuve que la prétention scientifique n’est pas tout à fait éteinte et ne le sera jamais.

Et ce qui reste et fonctionne toujours, est littérature : les Voyages Extraordinaires sont de fabuleuses machines à fictions. Verne, comme Dumas (et cela justifie le parallèle) est un grand pourvoyeur de fictions, vif, inventif, qui peut être lu par tous. On ne lit plus Verne pour découvrir naïvement le monde, mais on le lit encore pour découvrir le monde révélé et écrit dans le texte ; on le lit pour son sens du récit, du spectacle, sa bonhommie narrative, sa générosité, sa curiosité ; on le lit encore pour voir, sentir, rêver.

Jules Verne, Voyage dans les mondes connus et inconnus – I. L’Afrique (Cinq Semaines en ballon ; Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe ; Un capitaine de quinze ans ; L’Étoile du Sud ; Le Village aérien), François Angelier, François Rivière (éd), Robert Laffont, « Bouquins », mai 2021, 1216 p., 32 €