The Truffle Eye : « l’œil de la truffe » de la poète rebelle et baroque Vaan Nguyen

The Journey of Vaan Nguyen © Duki Dror

Vaan Nguyen, âgée d’une trentaine d’années, israélienne de parents vietnamiens réfugiés politiques, élevée dans un quartier populaire de Jaffa, ville majoritairement arabe, annexée à la métropole de Tel Aviv qui concentre l’effervescence poétique d’Israël, jeune poète d’expression hébraïque avec qui la poésie en hébreu ultramoderne doit désormais compter, vient de voir son recueil Ayin ha-kmahin, « l’œil de la truffe », ou The Truffle Eye, tel que l’a traduit de l’hébreu à l’anglais Adriana X. Jacobs, publié sous l’égide de la maison d’édition américaine Zephyr Press, à qui nous devons aussi The Complete Poems of Anna Akhmatova (1990), et ce n’est pas un hasard, car chez ces deux poètes, les détails de leur poésie intimiste possèdent la force de mener loin, tout en ouvrant sur l’universel.

Outre le fait que, depuis notre première rencontre (il y a une quinzaine d’années, lors de la sortie du documentaire de Duki Dror, The Journey of Vaan Nguyen), à chaque fois que je croise les pas de Vaan Nguyen à Tel Aviv me vient à l’esprit la formule « l’enfant rebelle et baroque » de Simone de Beauvoir (pour parler de la jeune fille pas encore « assagie » ou prête à « consentir à la vie de femme », Le Deuxième sexe, 1949), sa poésie elle-même, en plus de se rebeller contre tout système asservissant, possède ce caractère incongru et inattendu qui me pousse à la trouver baroque.

« À quoi sert la routine pour une femme / et elle veut de la lumière », dit Vaan Nguyen dans « Son espoir » : ce poème, avec cinquante autres écrits en hébreu – dont un portant un astérisque pour titre, comme une étoile dans la nuit – et une nouvelle étrange, qui rappelle Clarice Lispector par son surréalisme, fait partie de l’étonnant et détonnant Ayin ha-kmahin / The Truffle Eye.

Le recueil en est à sa troisième vie. Une suite de poèmes a d’abord paru en 2008 dans un livret publié par le magazine littéraire Maayan, mince mais marquant, qui m’avait tout de suite fait penser à la grande poète israélienne Yona Wallach par son irrévérence et son sens du rythme. Sur sa couverture s’affichait le visage de Vaan Nguyen en gros plan, portant le même regard inquisiteur que Yona Wallach. En 2013, les éditions Maayan ont édité un recueil de soixante pages. Huit ans plus tard, il est publié par Zephyr Press, augmenté de quelques poèmes et dans la remarquable traduction anglaise d’Adriana X. Jacobs, qui enseigne la littérature hébraïque à l’université d’Oxford.

À travers ce qui s’apparente à un collage d’images générant soudaineté et déflagration poétique, les textes de L’œil de la truffe livrent des bribes de la vie chaotique d’une personne désorientée, soit qui a perdu son orient, puisque, étymologiquement, le terme signifie « détourné de l’Orient ». Pour revenir au titre du recueil, « L’œil de la truffe », et continuer avec l’étymologie, la riche introduction de la traductrice nous apprend que d’une part les mots « truffe » et « languissement » en hébreu partagent la même racine, et d’autre part que la truffe du désert, aussi rare qu’elle est recherchée, ne peut être dénichée que par des cueilleurs de truffes d’origine bédouine pendant la saison des pluies en Israël, les jours d’orage. Ajoutons à cela que le mot hébraïque pour œil est le même que celui qui désigne une source d’eau, « aïyn », et nous obtenons un titre qui en soi est déjà tout un poème, sur le regard pris dans un faisceau entre origines inconnues et désir d’ailleurs – l’œil de la truffe pourrait être l’emblème de la bannière des poètes exilés. D’ailleurs, le prénom de la poète est épelé en anglais exactement comme le nom de famille néerlandais Vaan, dont l’étymologie révèle qu’il désignait un porteur ou fabricant de drapeaux.

« Sait-tu ce qui va arriver ? » : la question de Vaan Nguyen dans son poème éponyme fait écho aux mots « Qu’est-ce que tu fais ? J’attends l’avenir », de Clarice Lispector (Où étais-tu pendant la nuit ?, Éd. des Femmes, 1985). Dans ce poème, on mange une singulière «  omelette saupoudrée de flocons de piment ». Ce qui va advenir, pour celle dont les « ailes se replient en arrière » quand elle s’« incline », celle dont le nom vietnamien n’a plus de sens car il a perdu ses signes diacritiques, donc distinctifs et sémantiques, celle dont les poèmes laissent entendre qu’elle vit avec la douloureuse sensation de n’appartenir nulle part, d’être étrangère à elle-même, aliénée de la société et du pays qui a accueilli ses parents : c’est qu’elle n’aura de cesse de garder son corps en mouvement, par les voyages quels qu’ils soient, de pays en pays, de fleuve en fleuve, de ville en ville, de lit en lit (« cette nuit je suis passée par trois lits »), de corps en corps, de boissons exotiques en mets non moins étranges, traçant une géographie assez désespérée, qui porte les stigmates de l’écartèlement et de la fracture, ainsi que de la vulnérabilité psychique et du doute d’avoir une place en ce monde en tant que soi. Qui suis-je ? Qui parle à travers moi ? La poésie interroge cet ancrage incertain : « Et les poèmes – est-ce que cela fait partie de la voix ? » – une poésie d’apparence possédée qui au fond est une poésie de dépossédée, de tout. Semblable à ce « romanichel » qu’elle évoque dans un poème, « l’amant éternel, le tout dernier », elle est « maudite » et sans « domicile ».

Guidée par une boussole affolée, elle nous embarque dans sa dérive de déracinée de déserts en villes, de Tel Aviv à New York, en passant Beyrouth, Munich, Salzbourg, Paris, Amsterdam, Milan, les Pyrénées, Dimona, Hertzeliyah et Zichron Yaakov en Israël, Dalat au Vietnam, à travers des poèmes qui paradoxalement cartographient son manque d’appartenance. Comme Marina Tsvetaïeva, qui, exilée en France dans les années 1920, écrivit à Rainer Maria Rilke, qui se trouvait alors en Suisse, qu’elle était étonnée qu’on la vît comme une poète russe et que la raison pour laquelle quelqu’un devenait poète (si tant est qu’on pût devenir poète) c’était pour éviter d’être français, russe, etc., afin d’être « tout », Vaan Nguyen est poète parce qu’elle n’est pas, ne se sent pas, israélienne, ou vietnamienne, ou quoi que se soit d’autre. Elle est poète parce qu’elle est « tout » et rien, parce qu’elle est elle, et rien d’autre, parce que les membres de sa famille, en fuyant le Vietnam communiste sur des embarcations de fortune, avaient eux-mêmes dissout leur nationalité, devenue impossible, dans les courants de la Mer de Chine du Sud.

Dans le poème « Just a minute » / « rega » / « un instant », elle dit, en hébreu : « haïti rotsa lehiyot aheret », soit : j’aurais aimé être autre, être différente. Elle sait qu’elle sera toujours proche de cet « immigrant ailé » que des enfants italiens « chassent à coups de pieds » dans le poème « Milan ». Finalement, dans le poème « Étranger perpétuel » : « on dirait qu’elle est sur le point de s’envoler ». Quant à la narratrice du « Poème des valises », elle veut savoir si les étrangers « possèdent des bateaux gonflables » – au cas où ils seraient rejetés à la mer ? Mes vers préférés du recueil proviennent sans doute de ce poème qui prône le départ pour préserver la part de poésie dans la vie : « les baguettes, posées en diagonale / épousent les trajectoires des oiseaux le long d’une chute d’eau ».

Cette poésie de la dualité, de l’écartèlement géographique et identitaire, en plus de porter une soif inassouvie pour l’ailleurs, est aussi une poésie brute qui rêve de sophistication et de classicisme. L’un des poèmes-phares de L’œil de la truffe, avec « Le Mékong », s’intitule « Orchidée », « orkhidea » en hébreu. Notons que la langue hébraïque possède un autre terme pour désigner cette fleur du paradis, celui de « sakhlav », qui provient de l’arabe « sakhlab », signifiant « testicule », tout comme le mot latin « orchis » et celui de l’ancien grec « orkhis » d’ailleurs, qui ont donné « orkhidea ». Vaan Nguyen a préféré le terme d’origine latine et grecque au terme d’origine arabe. Dans l’âpreté de la première syllabe du mot hébraïque « orkhidea », « orkh », s’entend « arkh », un son guttural, s’entend aussi le prénom arabe « Ahmed », et s’entend enfin « arkhimed », « Archimède », et la science grecque, l’antiquité classique, l’aspiration à un certain classicisme et peut-être même à une certaine pureté de style, associée à des règles esthétiques traditionnelles : « l’œil » ou « la source », pour revenir au titre du recueil. Dans les sons du mot hébreu pour orchidée résonnent les grands textes, biblique, coranique et grec, et une volonté de renouer avec les Anciens. Mais le reste du poème ramène le lecteur à la réalité : les aspirations intellectuelles qui permettent de garder la tête haute n’empêchent pas les pieds de continuer à fouler les ordures qui jonchent certaines rues du quartier de Florentine. D’autres poèmes du recueil superposent également ces deux niveaux de réalité : « une puanteur dans le couloir / puis l’art » (« Amsterdam »).

« Orkhidea » s’ouvre sur une vanité insolite et baroque : « Je place un crâne et une orchidée / entre mes jambes. / Je veux t’attirer à moi / et te déchirer le palais ». Ce crâne rappelle celui du poème de Dan Pagis : « si je dévie à droite ou à gauche, / je marcherai sur un crâne / tout est miné » (Siège) : la langue hébraïque possède un passé tellement riche et complexe que s’y aventurer, surtout en poésie, est risqué. L’image de la « déchirure du palais » peut être comprise comme le désir d’annihiler le sens du goût de l’autre, mais aussi de l’étendre, l’élargir, d’étirer la langue hébraïque en somme. Vaan Nguyen parvient à faire de l’hébreu, cette langue antique trois fois millénaire – biblique, liturgique et rituelle –, une langue contemporaine, séculaire, mordante et au fil rompu, aussi neuve qu’inquiète, qui livre le portrait sans complaisance d’une jeune femme moderne et libre, fragile, sans ancrage, et qui, malgré son égarement, parvient à réconcilier au sein de sa poésie l’exil de ses parents avec sa propre errance présente. Le « palais » entre les jambes évoque également l’utérus, donc nous pouvons interpréter l’image comme le désir d’attirer l’autre en soi, pour le vampiriser, le transformer puis le faire renaître. Dans la deuxième strophe, nous sommes à l’intérieur du « palais » – « palate » en anglais – palais, palace, sous le « plafond voûté » que les amants n’ont pas trouvé à Paris, mais pour n’y tomber que sur une rue jonchée de déchets, d’où émerge un rugissement puissant : « Je suis Florentine ! »

Florentine est un quartier situé au sud de Tel Aviv. Il a été fondé en 1930 par Shlomo Florentine, un entrepreneur venu de Thessalonique et dont la famille était originaire de la ville de Florence, en Italie. Il se trouve à la jonction entre les beaux quartiers de Neve Tsedek et les quartiers populaires de Jaffa, l’adjonction arabe de Tel Aviv. Florentine était à l’origine d’un quartier pauvre, aux maisons vendues bon marché à des Juifs séfarades venus de Grèce, de Turquie, d’Afrique du nord, de Bulgarie et d’Ouzbékistan. Peuplé par la bohème artistique fauchée, il pose comme un rêve d’Italie incrusté tant bien que mal dans les lézardes de ses murs décrépits.

La ville de Tel Aviv est une « bohème hébraïque », où la poète est « un magazine de mode », « une personnalité bipolaire », « une dépression pressée contre un arbre » : l’arbre comme dernier mot du poème, métonymie de l’espoir et de l’avenir, avec ses racines et ses branches qui se déploient ; dernier refuge aussi, pour les enfants « abîmés » qui perdent la raison et « pédalent dans le poison », la tête pleine de « démons », de « persécution », de « voix » ou de « grillons ». Le thème de l’enfermement et du dérèglement des sens est récurrent dans L’œil de la truffe : « Les portes sont à nouveau verrouillées, ils ont pris les chaussures / et laissé les lacets » (dans le poème « Au nom de l’innocence ») ; « oui les cachets font effet, oui l’esprit est engourdi » (« Poème des valises »). Vaan Nguyen appartient clairement à la lignée des poètes de la veine confessionnelle, comme l’Américaine Anne Sexton, et son travail nous fait d’ailleurs fortement penser au premier recueil de cette dernière : To Bedlam and Part Way Back (« Retour partiel de l’asile »), l’un de ses plus impressionnants et qui porte sur son effondrement psychologique.

The Journey of Vaan Nguyen © Duki Dror

Ainsi, dans L’œil de la truffe, on ne rencontrera aucun cliché et l’on n’avalera que des nourritures assez extraordinaires : « lait de panthère », « confiture hybride », « poison »… Rien d’usuel n’est servi dans ces poèmes qui nous libèrent d’un monde civilisé dominé par les notions traditionnelles du beau et qui en réalité est étriqué, décrassé, déshumanisé. Vaan Nguyen nous mène sur des sentiers surréels, électrifiant et élargissant le monde, sur les pas d’une sorcière urbaine et conquérante qui n’est pas sans rappeler l’archétype féminin décalé, flamboyant, féministe et inquiétant des poèmes de Sexton : « je me suis déchaînée » … « je t’ai servi une figue terrible / un ragoût de grenouille » (dans le poème adressé à l’« Homme »). Le quartier populaire de Jaffa Dalet, où Vaan Nguyen a grandi, est aussi connu sous le nom de « Givat HaTmarim », « la colline des figues ». La figue symbolise à la fois les origines modestes de la poète et le sexe féminin offert à l’homme et décrit sans complaisance.

La narratrice de cette autobiographie poétique et surréaliste livre les détails intimes d’une existence sexuellement libérée, que d’aucuns pourraient juger dissolue, voire immorale ou obscène. Mais ce qui semble erratique et contraire aux bonnes mœurs, et qui se traduit par des récits-poèmes parfois pétulants, parfois hésitants, mais à la forme toujours parfaitement maîtrisée, exprime également une lassitude et une angoisse mortelles face à une société israélienne sclérosée par les étiquettes, les lois arbitraires et absurdes, religieuses comme politiques, et suspendue aux lèvres de la guerre, cette menace sourde et constante : « Des chars blindés / immobiles et calmes dans le désert », « des ombres de soldats attendant, quémandant, des ordres », « je saliverai juste pour toi, / soldat, maître du béret, du grade et du fouet ». Le regard décalé et critique de la poète sur la société apporte une perspective unique et rafraîchissante.

En fait, l’impudeur de cette poésie qui choisit de s’opposer en revisitant à sa façon des thèmes comme la violence, la Shoah, la mort, les troubles mentaux, le sexe, si impudeur il y a, est la manifestation de son côté punk, underground et partisan d’une certaine contre-culture, qui rejette les bons sentiments, le bon goût et le bon ton, les modes imposées par la culture matérialiste, transgresse les tabous et ne fait luire aucune promesse de salut : dans le poème « Autoroute numéro 1 », on parle de « ramasser des vers de terre / pour te coudre des ancêtres / et une tradition ». En cela, elle rappelle Yona Wallach et ses poèmes explicites et provocants sur la sexualité. « Je suis d’une moralité douteuse », fait dire Marguerite Duras à la femme dans Hiroshima mon amour, qui finit par avouer « douter de la morale des autres ».

Cette poésie intranquille du manque et de l’incomplétude, qui tente de raccommoder la dualité de la vie de sa narratrice, poésie où règne le rapport à l’autre et le désir, le va-et-vient entre l’autre et le moi, la volonté d’atteindre et d’absorber l’autre, et où tout se joue dans l’espace électrique créé par le frottement des cultures, des mondes et des peaux, est irrésistible pour qui pratique la traduction littéraire, puisque l’activité investit cet entre-deux qui n’est vide que s’il n’est pas espace de transmission et de transformation. Il s’agit véritablement une « poétique de la relation », telle que l’entend Édouard Glissant, « rhizomatique, nomadique et transnationale », telle qu’Adriana X. Jacobs, la formidable traductrice de L’œil de la truffe, le souligne dans un entretien pour Poetry Internationl Archives autour de son livre passionnant sur la traduction de la poésie hébraïque, Strange Cocktail (The University of Michigan Press, 2018) : une poétique du déplacement des identités et des frontières, une poétique du doute et de ce qui fleurit dans son terreau fertile. En témoignent en particulier deux poèmes, le texte liminaire du recueil, « Le Mékong », et le poème bref et incisif « Tache de culture » (que j’ai traduits il y a quelques années pour le Cahier « Poésie israélienne » de la revue Nunc, juin 2017) :

Tache de culture

Examine avant d’extraire
des grains de rien sur la berge
dans l’esprit du village
et les routes
et le reste.

À l’horizon s’ouvre une ville, un poète
portatif de cire sans patron
sans fanzine.

Un soleil rose se couche
dans tes yeux un lac musical de Monet-Bach
quand on s’étreindra
tu demanderas d’où je viens. Je répondrai
Je viens de la pourriture.
D’où tu viens, tu demandes
C’est-à-dire, les parents ?

« C’est-à-dire, les parents ? », demande le dernier vers de « Tache de culture ». D’où viennent tes parents ? Ne viens-tu pas de là où ils viennent ? Comment dire le malaise ressenti quand, malgré les apparences, malgré les traits affichés sur le visage, on ne sait pratiquement rien de la culture qu’ils brandissent en étendard malgré nous ?

La force de L’œil de la truffe provient de cet alliage de l’égarement, du rêve, de la sexualité, de l’insoumission, de l’insolite et du comique qui ne cherche pas à être drôle, qui est même un peu tragique, mais avec panache : « sans murs à proximité, à présent tu es / juste un excentrique / rôdant / avec un chapeau ». Comprenons-nous bien, on ne rira pas en lisant ce livre, ni jaune ni sous cape ni à gorge déployée, car il est trop déconcertant : on tombera de sa chaise, même si on ne saisit pas tout de cette poésie autobiographique viscérale, impudique, surréaliste et fuyante, qui à aucun moment ne daigne révéler son mystère, et c’est très bien ainsi. La poésie de Vaan Nguyen est une poésie du mouvement perpétuel, avec une syntaxe courageusement boîtante, de chat de gouttière, pas du tout évidente à traduire.

Cette dernière considération me pousse à rappeler au passage combien traduire de la poésie est une tâche ardue, et à saluer le travail admirable d’Adriana X. Jacobs. D’une part, il s’agit de traduire une langue unique – qui n’existe pas en dehors des poèmes même si elle s’appuie sur une langue source – dans une nouvelle langue que la personne qui traduit doit créer en partant d’une langue cible. Traduction littérale et poésie ne font donc pas bon ménage. D’autre part, la traductrice doit à la fois transposer le sens du poème original et tenter de donner à sa traduction la force émotive et créative de l’original en modelant adéquatement sa forme. En ce sens, la traduction d’Adriana X. Jacobs est exemplaire, car elle réussit à préserver le tremblement et la fragilité sur lesquelles repose la force de la langue de Vaan Nguyen se forant obstinément une voie dans le chaos. En plus de faire entendre distinctement la singularité de cette voix, les traductions d’Adriana Jacobs sont des poèmes en anglais à part entière, avec leurs propres trouvailles, originalité, et bien sûr beauté. Il suffit de lire la traduction du poème « Le Mékong » pour s’en convaincre. Consacrons-lui quelques instants.

Là où en hébreu il y a, comme je l’ai traduit en français, « dessine-moi un diagramme / monochrome / sur des fleurs fraîches / dans un vase », en anglais on trouve « sketch me a monochrome / flow chart / on fresh / potted flowers ». Voici la strophe en entier, suivie de ma traduction de 2017 en français :

Alone
crickets drone south of Laos.
Showers of cold air from Hanoi
the back gasps
the tight ass, an ink stain on the belly.
Sketch me a monochrome
flow chart
on fresh
potted flowers.

*

Dans la solitude,
le son des grillons au Sud du Laos.
Souffles d’air froid de Hanoï
le dos halète
le cul est serré ; une tache d’encre sur le ventre.
Dessine-moi un diagramme
monochrome
sur des fleurs fraîches
dans un vase.

« Tsayer li », « dessine-moi » en hébreu, sont des mots qui font immédiatement penser au mouton du Petit Prince et à cause de cette référence je les ai automatiquement traduits par « dessine-moi », sans compter que j’ai souvent croisé Vaan Nguyen et ses acolytes de la revue Maayan au café-librairie Le Petit Prince de Tel Aviv. De plus, l’allitération en D et M (dessine-moi, diagramme) est venue confirmer la pertinence de mon choix. Adriana X. Jacobs, quant à elle, a préféré utiliser le verbe « to sketch », qui signifie « faire un croquis », « tracer une esquisse », au lieu du verbe « to draw », dessiner. Je me suis demandé pourquoi, d’autant plus que ces références ne lui ont probablement pas échappé. La réponse réside tout simplement dans son immense talent de traductrice. Avec « sketch », elle pose l’idée de l’ébauche, de l’incomplétude, sur laquelle, comme on l’a vu, reposent les poèmes du recueil. Par ailleurs, il est évident qu’en plus d’entendre le texte, elle l’a écouté et a recréé en anglais un réseau de correspondances sonores très serré permettant de rendre sa traduction de la strophe encore plus efficace. Admirablement, le mot « sketch » contient la carte des retours vocaliques et consonantiques de la strophe entière et relie tous les mots entre eux : allitération en S (south, gasps, ass, stain, sketch), en K (crickets, cold, back, ink, sketch, monochrome), assonance en È (crickets, air, belly, sketch, fresh), allitération en T (crickets, tight, stain, sketch, chart, potted), et en CH (showers, sketch, chart, fresh). Images, rythme, correspondances sonores, qualité littéraire, tout y est. Cette strophe en anglais est un exemple parfait de l’art de traduire – sans parler de l’art poétique – d’Adriana X. Jacobs, et je pourrais en citer d’autres.

Ma seule réserve concerne la traduction du dernier vers : en hébreu cela dit « des fleurs fraîches / dans un vase », alors qu’en anglais nous avons « fresh / potted flowers », « des fleurs en pot fraîches », ou « fraîchement écloses ». Vérification faite auprès d’un locuteur d’hébreu natif : en aucun cas le terme hébraïque « agartal » ne peut signifier « pot » quand il s’agit de fleurs. On voit un vase rempli d’eau et non pas de terre. Par ailleurs, l’image du vase de fleurs fraîchement coupées diffère fondamentalement de celle du pot de fleurs fraîchement écloses car la première dit que les fleurs n’ont plus de racines et qu’elles sont donc vouées à la mort. Cependant, d’une part le mot « agartal », d’origine biblique, peut signifier, selon les philologues, des choses aussi variées que « récipient », « glacière », « plateau », « plat », « bol », et même « panier », et d’autre part, l’emploi de « potted flowers » peut être justifié au sein du schéma sonore exposé plus haut et soigneusement mis en place par la traductrice, même si personnellement j’aurais opté pour quelque chose comme « freshly / cut flowers » (« des fleurs fraîchement coupées »), évitant ainsi de traduire le mot « agartal »/ « vase ». C’est d’ailleurs ainsi que j’aurais peut-être dû traduire ce segment en français.

L’incohérence apparente des poèmes d’une Vaan Nguyen chevauchant allègrement une langue surréaliste en fait des « portes sans clé », formule que j’emprunte à un poème de Yehuda Amichaï, « Je suis assis à une table » : « je me demande / ce qui est plus triste : / une porte sans clé / ou une clé sans porte ». Amichaï, ce poète contemporain des pionniers de la poésie moderne en hébreu, né en Allemagne en 1924, arrivé en Israël avec ses parents à l’âge de douze ans : un autre allié substantiel pour Vaan Nguyen, dont l’étrange poésie d’étrangère sans clé est malgré tout une porte, solide et ne s’ouvrant sur aucun lieu commun. Et ce n’est pas par hasard qu’Amichaï, le poète qui a ravivé la langue hébraïque en la sortant de sa torpeur biblique, vient aussi à l’esprit en lisant L’œil de la truffe. Vaan Nguyen livre un regard à la fois désabusé et amusé sur le monde, et la pointe d’humour qui perce sous son découragement se traduit dans ses poèmes par des accidents ou petites anecdotes qui évoquent des collages surréalistes : « Dans les rues / où j’erre / je m’attends à l’absurde ». « Être cohérent c’est se mutiler », disait Clarice Lispector (Où étais-tu pendant la nuit ?).

Par exemple, dans le poème « Sur le Hudson », on lit : « un homme courait après le train mais le train a continué sa route », et la narratrice « se cure les ongles » en pensant qu’elle se planterait bien « une hache dans la tête », et « en bruit de fond des sirènes / et des éclairs sur le Hudson ». Le poème « Trois photos de Paris », adressé à quelqu’un qui se « colle à [elle] avec la bruine et les hurlements devant les maisons allemandes », en pleurant des « larmes de lion » et en la « mordant comme un écrivain envieux », se termine sur le goût qu’il veut laisser, une saveur de « pluie cuite au four dans du sirop au Grand Marnier / à l’odeur d’oignon et de crottes de pigeon » : la tristesse se noie dans ce à quoi Paris se résume pour des touristes déchus, qui, à défaut de flâner sous des « voûtes », traînent leurs ombres de banc en banc. L’œil de la truffe se termine sur un texte en prose éponyme, une sorte de récit de rêve, mettant en scène un homme qui change d’identité et devient une femme prénommée Eva, dont les yeux sont des truffes et qui, après avoir perdu la vue dans l’un d’eux, s’assied sur un banc pour fixer la route et les passants de son œil valide… On pense aux contes de Clarice Lispector, qui trouvait étrange d’être elle-même, mais aussi aux peintures de Leonora Carrington, mettant en lumière la cruelle absurdité du réel.

Bref, le travail de Vaan Nguyen, aussi diasporique qu’il soit, n’est ancré ni dans le judaïsme ni dans le récit national israélien, et pourtant il serait erroné de le considérer comme exotique, car, parlant une langue audacieuse mais hébraïque, il est né ici, à Tel Aviv, dont il reflète la misère, la splendeur et la modernité. Il a d’autant plus sa place au sein de la littérature, non pas juive, non pas sioniste, mais hébraïque, de par la thématique de l’exil, l’exode, l’errance, de la migration et du voyage qu’il aborde, et qui n’est pas étrangère aux préoccupations des auteurs d’expression hébraïque en tous temps. Sa langue dépaysante et lispectorienne ose relier le Mékong (qui, comme le précise Adriana X. Jacobs dans son introduction, traverse non seulement le Viêtnam mais aussi « la Chine, la Birmanie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge ») au Tigre et à l’Euphrate (qui eux coulent en Syrie, en Irak, en Iran, en Turquie et au Koweït), et l’amener à irriguer d’autres continents, dépassant toutes limitations identitaires et linguistiques. On retrouve dans cette poésie intense tous ces « êtres bizarroïdes et magnifiques » célébrés par la poète américaine Katie Farris dans son propre travail sur la métamorphose (dans les poèmes en prose que j’ai lus récemment de boysgirls en particulier, Tupelo Press, 2019), travail qu’il serait intéressant de comparer à celui de Vaan Nguyen : « Vous qui avez un sens de l’humour douteux, vous putain de poètes ; vous chiennes résistantes et guerrières activistes aux voix magiques, peuple des décharges, enfants-loups sauvages, vous voleurs de cuillères et poètes de chevaux, vous machins chaotiques et déchiqueteurs de guitares à vent ».

Le Mékong

Cette nuit je suis passée par trois lits
comme si je voguais sur le Mékong
et j’ai chuchoté la beauté du Tigre et de l’Euphrate.
Au sein d’un moment infini
je cherche
sous le téton gauche
j’ai un trou
et tu le remplis
avec d’autres hommes.
L’odeur de la bière « Tiger »
sur ton corps.

Dans la solitude,
le son des grillons au Sud du Laos.
Souffles d’air froid de Hanoï
le dos halète
le cul est serré ; une tache d’encre sur le ventre.
Dessine-moi un diagramme
monochrome
sur des fleurs
fraîchement coupées.
Je délivrerai des racines à tes pieds,
je veux jouir vomir des grains de

poussière
entre mes jambes. Laisse ta main
dans ma culotte. Sois intime.
Qui ose abandonner une maladie en pleine mer ?

 (Vaan Nguyen, traduction Sabine Huynh)

Vaan Nguyen, Ayin ha-kmahin / The Truffle Eye, traduit de l’hébreu par Adriana X. Jacobs, 120 p., bilingue (hébreu & anglais), Zephyr Press, 2021, 15 $