La bête et l’écrivain : les regards de Colette, Giraudoux et Vialatte

Détail de la couverture de Bestiaire d'Alexandre Vialatte (Arléa)

Pierre d’Almedia s’interroge ici sur les relations de la bête et l’écrivain chez Colette, Giraudoux et Vialatte dans le cadre du festival Littérature au Centre 2021, cette année en ligne en partenariat avec Diacritik. Une édition centrée sur « Littérature et animal ».

Giraudoux et Vialatte ont tous deux rendu hommage à Colette : au début de « La Bête et l’écrivain », texte inclus en 1941 dans Littérature, Giraudoux explique que si la littérature, depuis l’Antiquité n’a présenté « sous le nom d’animaux » que « de burlesques parodies de l’homme », « Colette, qui marche pieds et âmes nus, a eu la première près d’elle de vrais chiens et de vrais chats ». En août 1954, à la mort de la Dame du Palais-Royal, Vialatte affirme, dans sa 87e chronique de La Montagne, que le style de Colette « lui a permis de faire un sort glorieux à tout ce qui se voit, se sent, se lèche, se hume, se renifle ou se tripote. […] Elle entre de plain-pied dans le mystère animal ». Ajoutons que Vialatte admirait Giraudoux, et que Colette, pourtant souvent réservée devant ses pièces, a vivement goûté dans Électre, en 1937, « le délire énumérateur » du Mendiant, qui, dit-elle, « cueille » toute une faune – je crois que nous l’entendrons tout à l’heure divaguer sur les hérissons. Il n’y a donc rien de factice à réunir autour de l’animal, trois auteurs pourtant très  différents, même si tous trois sont nés dans la France rurale, et Vialatte à quelques kilomètres de Bellac où naquit Giraudoux. Pour autant, leurs regards sur les animaux, leurs rapports aux bêtes sont dissemblables, et il s’agit de faire entendre ici leurs voix propres…

Colette

Prétendre parler des animaux de Colette est une gageure. Elle en a tant fréquenté, depuis son enfance auprès de « Sido », elle leur a consacré tant de pages, qu’on n’en finirait pas : songez que le seul article « Chats » du récent Dictionnaire Colette est long de près de 27 pages, sur deux colonnes. De surcroît, l’auteur du l’article « Bêtes » nous prévient : « le cliché n’est pas loin », puisque Colette passe surtout pour « un peintre animalier hors pair », auteur en 1904 des Dialogues de bêtes, où des notations pittoresques à la Jules Renard s’insèrent comme des indications scéniques entre les dialogues humoristiques de Toby-Chien et Kiki-la-Doucette… Certes, le choix même d’une petite forme théâtrale impliquait pour l’auteur de se mettre, si l’on peut dire, dans la peau de ses personnages, et Colette, portée par son empathie pour eux, tentait déjà alors (je cite un grand « colettologue », Jacques Dupont), « de franchir rêveusement la séparation entre l’humain et l’animal, de restituer plausiblement une perspective animale » sur les hommes (les « Deux-Pattes ») et sur le monde.

Pour autant, on se tournera surtout vers les contes de La Paix chez les Bêtes, publiés en 1916, en pleine guerre (de là, le titre…) ; et plus encore vers les textes que les animaux lui ont inspiré autour de 1930, et qui sont parus pour la plupart sous la forme de plaquettes illustrées, comme Regarde, Chats, ou encore Paradis terrestres, qui formera la première partie de Prisons et Paradis. Il faut y ajouter de nombreuses pages éparses, et bien sûr un petit roman, La Chatte, publié en 1933, dont l’héroïne animale, Saha, doit beaucoup à la Chatte Dernière, achetée en 1926 et jamais remplacée.

« M’émerveillerai-je jamais assez des bêtes ?… », se demande Colette dans La Naissance du jour. Elle est d’abord en effet un regard, qui s’émerveille devant la beauté de l’animal, et  s’efforce de l’approcher dans sa singularité ; la fin du texte qu’en 1911 elle a consacré à une chatte de gouttière nommée Prrou (« en roulant les r s’il vous plaît. C’est elle qui nous a dit son nom ») est exemplaire ; écoutons-le : « Admirez, comme je fais, la roublarde Prrou. Regardez combien sa robe, ajustée et rase, imite les couleurs de la limace grise, la rayure du papillon crépusculaire. Un triple collier de jais barre son jabot, sobre parure de dame patronnesse. Noirs aussi, les bracelets aux pattes fines et le double rang de taches régulières qui semblent boutonner sur le ventre la robe stricte. La Prrou est mieux que vêtue, elle est déguisée. / Le maintien est si modeste, la toison si sobrement nuancée, que vous n’avez peut-être pas remarqué la dureté cruelle du crâne large, la patte redoutable et nerveuse où s’enchâssent des griffes courbes, signées, prêtes à combattre, la poitrine épanouie, les reins mouvants – enfin toute la beauté dissimulée de cette bête solide, faite pour l’amour et le carnage… ».

Au-delà de la description pittoresque d’un animal apparemment familier, nous sommes invités à reconnaître l’altérité d’un fauve, qui existe en dehors de l’homme et n’a aucun besoin de lui… Colette est d’ailleurs fascinée par les grands fauves, qu’elle va rencontrer dans les zoos. Une visite à celui d’Anvers, au printemps 1914, s’ouvre sur l’expression d’un déchirement : « La condition des bêtes sauvages encagées, si l’on s’y arrête, est un tourment pour l’esprit. On peut pourtant […] oublier parfois de se dire : « Comme elles sont captives ! » pour s’écrier : « Qu’elles sont belles ! » ». Il arrive en effet qu’on les surprenne, comme restituées à elles-mêmes, à leur beauté et à leur cruauté natives – puisque, dit-elle, « aucune créature, ici, ne semble avoir abdiqué » :

« Ni tristes, ni résignés, ni irrités, ils subissent une perpétuelle insulte : le regard de l’homme ; mais leur vengeance est d’oublier l’homme (…) Pour l’homme, ils n’ont qu’un visage sans pensée, un œil froid et mi-fermé. (…) L’un des deux tigres, le mâle gigantesque, jaillit du sol et se colle, vertical, à la grille qu’il embrasse ; un cri bref, enflammé, traverse la salle – puis la bête se souvient de la grille et de l’homme, s’éteint brusquement, retombe et se couche ».

Ce que désirerait pourtant Colette, c’est nouer des relations avec ces bêtes, être même reconnue par elles, et retrouver ainsi quelque chose de l’innocence originelle. De fait, elle raconte dans La Naissance du jour qu’une lionne l’« isola dans le lot de badauds massés devant sa grille », cherchant à « manifester qu’elle m’avait reconnue, qu’elle voulait m’affronter, m’interroger, m’aimer peut-être assez pour n’accepter que moi comme victime. ». Car dans l’ordre animal, chez les félins surtout, il n’y a de (re)connaissance que dans l’affrontement – qui relève lui aussi de l’innocence. En témoigne l’étrange relation qu’elle a nouée avec Bâ-Tou, un félin africain, qu’elle désigne comme une once, mais qui était sans doute un serval : « Je n’avais jamais possédé, dans ma maison, une créature aussi naturelle. La vie quotidienne me la révéla intacte, préservée encore de toute atteinte civilisatrice… » – elle raconte dans La Maison de Claudine comment elle tenta de la dompter, avant de la confier à un zoo !

Mais comment se faire reconnaître des bêtes, sinon en se faisant bête soi-même ? Colette s’efforce à tant d’empathie avec elles, fait tant de chemin vers elles, qu’elle semble franchir la limite, et basculer dans l’animalité. Évoquant un autre fauve, dans Prisons et paradis, elle écrit : « Si l’on me donnait cette lionne, si je me donnais à cette lionne, les spectateurs humains s’émerveilleraient sans doute que je puisse épeler le rudiment du fauve et le leur transmettre (…) Regards, signes lointains d’appel, efforts de la bête contre sa propre inviolabilité qu’elle n’a pas souhaité, élancez-vous encore vers moi : j’ai toujours fait la moitié du chemin. » Un peu plus peut-être ? Dans le chapitre V de La Naissance du jour, elle avoue sa connivence avec les bêtes, et même sa préférence pour elles, ce qui la fait passer pour une sorte de monstre ; écoutons ce texte capital : « L’abîme, que des siècles ne comblent point, est toujours béant entre elles et l’homme (…) On n’aime pas à la fois les bêtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte çà mes semblables. Mais s’ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte.
Quand j’entre dans une pièce où tu es seule avec des bêtes, disait mon second mari, j’ai l’impression d’être indiscret. Tu te retireras quelque jour dans une jungle…  Je m’arrête [à cette prophétie] comme à une sentence écrite par un doigt d’homme sur un front qui, si l’on écarte le feuillage de cheveux qui le couvre, sent probablement, au flair humain, la tanière, le sang de lièvre, le ventre d’écureuil, le lait de chienne. L’homme qui reste du côté de l’homme a de quoi reculer devant la créature qui opte pour la bête et qui sourit, forte d’une affreuse innocence. (…) Au point de vue humain, c’est à la connivence avec la bête que commence la monstruosité. (…) Encore s’il n’y avait que la connivence… Mais il y a la préférence… Je me tairai ici. (…) Car, si je ne vois aucun inconvénient à mettre, imprimés, entre les mains du public, des fragments déformés de ma vie sentimentale, on voudra bien que je noue, secrets, bien serrés dans le même sac, tout ce qui concerne une préférence pour les bêtes, et – c’est aussi une question de prédilection – l’enfant que j’ai mise au monde. (…)
« Vous n’aimez donc pas la gloire ? », me demandait Mme de Noailles. Mais si. Je voudrais laisser un grand renom parmi les êtres qui, ayant gardé sur leur pelage, dans leur âme, la trace de mon passage, ont pu follement espérer, un seul moment, que je leur appartenais. »

On lit même cet aveu dans La Naissance du jour : « Je n’ai plus envie de me marier avec personne, mais je rêve encore que j’épouse un très grand chat » : on voit quelle est la part de projection autobiographique dans La Chatte, et l’on comprend pourquoi Camille, à la fin du récit, « s’éloigne au plus vite » devant le spectacle d’un couple dont les membres ont en quelque sorte échangé leur nature : « Si Saha, aux aguets, suivait humainement le départ de Camille, Alain à demi-couché jouait, d’une paume adroite et creusée en patte, avec les premiers marrons d’août, verts et hérissés. ».

Être pour ainsi dire hybride, à la frontière de l’humain et de l’animal, Colette fait ainsi figure de monstre, comme peut-être elle a pu faire figure de monstre dans son « androgynie » profonde, elle que le brouillage des « genres » a toujours fascinée. Et c’est cette monstruosité qui lui a permis d’approcher des hommes monstrueux, tel Landru, le tueur en série, dont le « portrait » figure dans Prisons et Paradis : « Je cherche en vain, dans cet œil profondément enchâssé, une cruauté humaine, car il n’est point humain. C’est l’œil de l’oiseau, son brillant particulier, sa longue fixité… », écrit-elle d’abord, mais avant de constater, en un remarquable renversement : « Je cherche encore, sous les traits de cette tête régulière, le monstre, et ne l’y trouve pas. Si ce visage effraie, c’est qu’il a l’air, osseux, mais normal, d’imiter parfaitement l’humanité…  » . De même, elle lui a permis d’approcher les animaux les plus étrangers à l’homme, comme le serpent python dont la description ouvre le même recueil. Elle s’exclame d’abord, avec effroi : « Cette bête qui cache sa fin et son commencement, qui regarde, épouvante, avec son dos, et moi, nous ne sommes ni du même pays, ni du même ventre… » Puis, quand elle bouge, le vertige s’empare d’elle : « Il remue, et c’est l’univers solide qui chavire… ». Mais encore une fois,  elle se reprend : « Je respire : le python n’est qu’une bête, et non une sorte d’enfer concentrique, un nauséeux chaos sans commencement ni fin. C’est une bête comme vous et moi ».

Giraudoux

Dans les années 1930, Colette a donc multiplié les publications animalières, et le 13 mai 1937 elle a donné une conférence sur « Le Cœur et les Bêtes ». Pourtant, le 19 juin, Giraudoux n’hésitait pas à déclarer : « Quand on parle des bêtes, à Paris, on pense à moi » – ajoutant plaisamment : « Pas elles, malheureusement. Du moins pas encore… »… Il formulait ce regret dans un discours devant la Société d’Acclimatation qui l’avait invité à présider son dîner annuel. Rien d’étonnant si l’on pensait à lui, car les animaux prolifèrent un peu partout dans son œuvre, tous genres confondus. Claudel aurait trouvé très drôle une phrase de l’un de ses premiers récits, « Le Petit Duc », où il évoque les dimanches soirs dans les campagnes du Centre : « c’était l’heure où les bœufs n’osent ni brouter ni s’étendre, et se rassemblent autour des ormes sans voir que l’ombre en est en partie. (…) Derrière les oies, sans être annoncées et sans marcher au pas, vinrent les poules, aux yeux ajustés comme des oreillères (…) Le cheval qui tourne la meule passa, affairé, comme si, avant le crépuscule, il avait à tourner autour du soleil. Les poules le suivirent, pleines d’espoir.  » – c’est cette dernière phrase qui fit rire Claudel, et qui, avec d’autres, valut au jeune auteur de Provinciales d’être comparé, lui aussi, à Jules Renard. Son personnage romanesque préféré, Fontranges, un aristocrate, lecteur de Buffon, n’a dans ses chenils (je cite le roman Églantine) que « des chiens [qu’il] avait vu naître, dont pas une canine ne lui était ignorée, qu’il connaissait aussi dans leur caractère comme ses pensées », et dans ses écuries, que des pur-sang, dont une jument arabe, Sebha, qui « avait été toute son imagination, toute sa science » et qu’il regarde dormir avec émerveillement : « Elle dormait presque comme dort une femme, les jambes repliées, ses longs cils délicatement croisés, le col chaviré… » — je ne reviens pas sur les apologues du  Mendiant d’Électre ses hérissons, ses louves et ses chardonnerets, ces « milliers de petites boules jaunes, rouges et vertes, qui voltigent, qui piaillent » au printemps dans les guérets…

De surcroît,  des animaux bien moins familiers ont fait leur apparition dans Suzanne et le Pacifique : des nuées d’oiseaux fabuleux, paradisiers et aigrettes, kakatoès et gouras, ainsi que l’ornithorynque, qui « remuait la queue comme un chien » et « battait des pattes de devant comme un castor ». Giraudoux semble avoir été fasciné par cette créature singulière – on va reparler d’elle…. Il faut préciser qu’il ne connaissait pas les animaux exotiques seulement par les livres: « Chaque fois que j’arrive dans une capitale, ma première visite est pour le jardin zoologique et pour l’aquarium. Ma première prise de contact avec Portugal ou Hollande a toujours été ce premier échange de regard avec le tigre ou la girafe », affirme-t-il dans la première version de « La Bête et l’écrivain », qui est la préface à un recueil de photographies animalières sobrement intitulé : « Bêtes ». Et n’oublions pas les animaux imaginaires comme,  dans le roman Combat avec l’Ange, l’éléphant que la petite Baba a choisi pour compagnon, « un adulte africain » qu’elle va « baigner tous les jeudis dans le lac du Bois », ou le chien Dicky, qui ne quitte pas la Folle de Passy, laquelle est indignée d’avoir dû l’apporter empaillé à son  notaire « pour lui prouver qu’il existait ».

La raison profonde d’une telle présence des bêtes dans ses livres, Giraudoux l’a justement signifiée dans son discours à la Société d’Acclimatation, publié sous le titre : « Les animaux rappellent à l’homme d’aujourd’hui la vie naturelle ». Pour lui, « notre vie ne se  comprend que dans un bain de vie, qu’entourée d’une plèvre de vie, et c’est la vie de l’animal qui la forme. Cette vie galopante, ailée, bondissante, nageante, est notre second système artériel, extérieur à nous, notre second appareil nerveux en dehors de nous, qui ne nous est pas moins précieux que le premier. [ …] Les animaux sont les seuls observateurs des rythmes naturels que nous avons tendance à oublier pour notre perdition physique et morale. »

L’œuvre offre ainsi comme une image de ce que devrait être notre existence, si nous ne nous étions pas séparés des animaux – si nous n’avions pas brisé l’harmonie du monde. Toute une rêverie de l’unité perdue s’y déploie en effet, que formule admirablement la reine Yseult, s’adressant à Ondine : « L’âme du monde aspire et expire par les naseaux et les branchies. Mais l’homme a voulu son âme à soi. Il a morcelé stupidement l’âme générale. Il n’y a pas d’âme des hommes. Il n’y a qu’une série de petits lots d’âmes où poussent de maigres fleurs et de maigres légumes… ». On a vu là, à juste titre, « le vrai credo de Giraudoux », qui s’est toujours senti à l’étroit » dans ce qu’il nomme « la cage humaine  ».

Nous sommes donc invités à considérer la rupture d’avec le monde animal, comme le véritable péché originel. Dans un article peu connu, « Jouets », écrit en 1932, Giraudoux explique que chaque enfant revit cette rupture, quand il prend conscience de l’ « état de rébellion constante » que les animaux opposent à son omnipotence : « L’indifférence de la première biche rencontrée dans le rond-point d’une forêt est le premier coup réel porté à l’enfant par la vie (…) Ainsi l’existence de l’enfant prend toujours son départ du moment de la faute dans l’Éden, de la seconde où les flamants s’envolèrent au-dessus de tigres et de lapins soudain en fuite »… L’homme s’est donc efforcé de réduire cette rébellion, en recourant « au conte, au dompteur, à l’empailleur, qui apprivoisent les animaux, et aussi à la chasse qui les tue ». « Lamentable méthode », commente Giraudoux, qui raconte quelle fut sa déception quand, dans la première ménagerie où il est entré, à sept ans, une lionne a refusé ses « propositions de paix »…

Au lieu d’écrire encore des contes animaliers anthropomorphiques, dans lesquels les animaux semblent travestis, il faut donc, dit-il, s’efforcer de « restituer l’animal à l’animalité », ce qui suppose de changer notre regard, à l’exemple de Colette, pour voir enfin « dans leur statut premier la pouliche, le lézard vert, et le chat » : « Aujourd’hui je veux seulement regarder un félin ou un ophidien au visage »  – c’est dans la préface de Bêtes. Dans le roman Juliette au pays des hommes, paru en 1924, l’héroïne recherche un « éleveur d’animaux bizarres ».
Mais le secrétaire de la SPA lui affirme que de tels animaux n’existent pas : « J’ai vu des hommes bizarres. J’en ai vu par milliers. Jamais une seule bête, si vous appelez bizarre, comme moi, l’être qui agit en non-conformité avec sa nature, qui dénonce le contrat conclu avec l’espèce. »… Pas même le tatou, puisqu’un tatou nouveau-né dans une ménagerie possède déjà  « toutes les petites encoches de son test pour scier le schiste mexicain […], tout son vertex pour écarter la fourmi colombienne », etc. (…) Je défie n’importe quel banquier de Paris de me montrer un fils aussi rapproché de l’archétype »…

Il n’y a en fait d’« animaux bizarres » que dans le regard de l’homme, qui s’est séparé d’eux et croit les dominer ; et c’est lui en fait qui est bizarre, surtout le banquier — mais aussi l’auteur des « manuels d’histoire naturelle et des contes ». Dans « La Bête et l’écrivain », Giraudoux se livre à un parallèle entre l’écrivain et l’Ornithorynque, qui seul serait vraiment qualifié, « dans sa solitaire et aristocratique condition de monotrème », pour parler « impartialement » des autres espèces, dont il est certes distinct, lui aussi, mais non pas séparé ; à défaut d’être un ornithorynque, il faut que l’écrivain tente d’inventer « un nouvel art poétique », grâce auquel l’animal sera enfin « débarrassé du péché originel » que l’homme a fait peser sur lui – comme d’ailleurs, rappelle-t-il, l’enseignent les Églises ; et Giraudoux bien sûr s’y efforce, lui qui se veut (je cite la célèbre « Prière sur la Tour Eiffel ») « un petit messie pour les objets et les bêtes minuscules »  – « le sourcier de l’Éden »…

Mais cette révolution littéraire ne prendra tout son sens que si l’homme travaille à « refaire sur cette pauvre terre des îlots de paradis ». Deux moyens pour cela : tâcher de s’éprouver lui-même, de nouveau, comme un être corporel, par le sport par exemple – ouvrant ainsi ce que Giraudoux appelle une « ère de nudité » ; et prendre conscience, comme il le proclame devant la Société d’Acclimatation, que « nous sommes responsables des races animales qui nous ont été confiées ». Giraudoux ne se fait pas une idée idyllique de la nature, il suffit pour s’en convaincre de lire ses conférences sur La Fontaine, prononcées en 1936 : au lieu, dit-il que les Fables nous montrent « des hommes prenant des masques de bêtes », on y trouve « tout ce qui est félin, fauve, griffu, poilu (…) sous le déguisement humain » ; or, « il se tue et se massacre plus d’êtres dans La Fontaine que dans la tragédie tout entière » , ce que confirme toute lecture attentive ! Lui-même avoue d’ailleurs dans la préface de Bêtes, avoir tué un certain nombre d’animaux, pour se nourrir ou se défendre, dans l’exercice de ce qu’il nomme « [son] office d’être vivant, qui est d’enlever la vie »… Mais il conclut « La Bête et l’écrivain » en énonçant son plus haut titre à faire apparaître « le nouveau visages des bêtes », délivrées du péché originel : « je n’ai jamais humilié un animal devant ses petits. » ; et un  critique a montré que, parmi ses idées obsédantes, il y avait le spectacle des cruautés envers les animaux, en particulier envers les oiseaux, qu’on cloue aux portes des granges ou dont on crève les yeux. Surtout, il glorifie la Société d’Acclimatation d’avoir réussi, en créant les premières réserves naturelles, à « reconstituer chez nous (…) quelques-uns de ces petits paradis où les bêtes ne souffrent plus de la faute originelle de l’homme » ; et il dénonce comme « des défaites et des hontes » de l’humanité la disparition des espèces. Écoutons un peu son discours : « Nous sommes responsables des races animales qui nous ont été confiées. Car elles ne sont pas naturellement immortelles et il y a dans l’histoire contemporaine une série de dates que je considère comme des défaites et des hontes pour nous, dates animales que ne rachètent pas les dates humaines correspondantes. Il y a 1620, qui ne marque pas seulement l’entrée dans notre histoire de Richelieu, mais aussi la disparition éternelle de l’aurochs. Il y a 1691, qui nous a donné Athalie, mais qui nous a ravi cette espèce de cygne appelé dronte, qui vivait à Madagascar et à Maurice, et que nous ne connaissons plus que par une aquarelle du British Museum faite avec la dernière eau où il se soit baigné. Il y a 1770, date bénie pour Mme du Barry, mais fatale pour le dinornis, le dernier oiseau géant, que nous ne sûmes pas sauver des Maoris. Il y a 1789, où, évidemment, nous conquîmes quelques droits humains, mais où furent massacrés, en septembre – bonne saison pour les massacres – les derniers de ces rhytinas, aux mamelles plantées sur le thorax, qui avaient été pour les marins et les poètes le modèle des sirènes. Il y a 1838, où l’avènement de Guizot me console mal de la perte du couagga, le plus beau cheval africain, qu’une persécution imbécile raya de la nomenclature animale, et jusqu’à l’Angleterre, grande amie pourtant des bêtes, qui laissa en 1860, sous une reine aussi méticuleuse que la reine Victoria, s’envoler pour toujours son papillon le plus beau, que le filet de M. Pickwick fut le dernier à prendre, le Prolyommate dispar. Voilà une série de négligences qui ne nous rehausse pas aux yeux de ce créateur auquel nous ne pouvons déjà plus rendre le mammouth, et dont ne nous lave pas la découverte récente de l’okapi. Je sais trop que vous êtres de mon avis et que vous éprouvez mon repentir. Un gouvernement qui laisse disparaître une espèce de biche, de mésange, de castor, n’a pas à être particulièrement fier de lui-même, et je sais ce que j’aurais fait, moi, reine de Mascareignes, le jour où mon premier ministre serait venu m’annoncer, alors que Bernardin de Saint-Pierre n’avait pas eu le temps de venir le contempler, la mort du dernier Dodo cuculatus, bien qu’il fût, paraît-il, l’oiseau le plus bête du monde… »

Vialatte

Colette a vécu entourée de chiens et surtout de chats – du moins jusqu’en mars 1939, quand mourut la bouledogue Souci, un mois après la Chatte Dernière. Giraudoux ne vivait pas dans une semblable familiarité – du moins avant 1937, quand Madeleine Ozeray lui offrit un très beau caniche nommé Puck, qui ne le quitta plus – Colette l’a évoqué, « remorqué par son chien » dans les jardins du Palais-Royal. Pas d’animaux en revanche, dans l’entourage de Vialatte. Il y avait bien des ânes dans son appartement parisien, mais c’étaient ceux qu’avait sculptés son ami Jean Lambert-Rucki. Certes, il en a connu en Auvergne, et quand il enseignait en Égypte « au seuil du désert », il s’est même trouvé en présence de dromadaires : son double, Berger,  en a vu passer un, qui « défilait tout entier, avec son cou, sa bosse, ses quatre pattes, ses ressorts, ses articulations qui évoquaient la sauterelle et la voiture d’enfant. » (Fidèle Berger, p. 49)… Mais le seul animal qu’il semble avoir fréquenté est le cheval, auquel il a même songé à consacrer une monographie. Il l’a découvert dès le début 1920, mais en est devenu familier à l’automne 1939, quand il a été incorporé dans une compagnie de transport hippomobile : il parle longuement de sa jument à sa femme Hélène, lui dit qu’elle « s’appelle indécemment Braguette » – dans le Fidèle Berger, elle deviendra Pantalona –, raconte comment il a « mené à la grande ville un lot de huit chevaux à évacuer », en une « procession à la Goya », s’attardant sur quelques détails saisissants, comme ce qu’il appelle l’« emphase sexuelle » d’un étalon. Il raconte aussi qu’il a dû, en plein hiver (le terrible hiver 40), en enterrer plusieurs, ce qui l’a marqué, puisqu’en mai 1968, il termine une chronique sur… la viande de cheval par cette description presque hallucinée : « Quand un cheval meurt par vingt-cinq degrés au-dessous de zéro, sous un ciel gris, il reste sur le dos, les jambes en l’air au milieu de la plaine (comme une mouche qui marche au plafond) avec un air de galoper sur place. Il ressemble ainsi à une lettre chinoise. Il rit comme une vieille dame anglaise en montrant de grandes dents jaunâtres. On creuse péniblement sa tombe dans le sol gelé. Pour n’avoir pas à la faire trop grande, on lui scie le cou et on crève son ventre distendu. D’un coup de poignard. Le ventre éclate avec un bruit de champagne, il en jaillit un geyser verdâtre, il faut s’écarter rapidement. On traîne le cheval au fond du trou, et quand on a bien tassé la terre on se souvient de lui avec affection. »

Mais ni ces rituels funéraires, ni une culbute que lui fit faire Braguette à l’entrée d’un pont ne l’ont rebuté, et dans les années 1950, il fréquentait un manège – il existe même une photo où il pose en culotte de cheval. Pourtant, la lecture de ses textes sur les chevaux ne laisse pas imaginer qu’il en ait été si proche ; d’autant qu’il se réfère surtout à des manuels d’hippologie, d’où il ressort que le cheval est « un mammifère scientifique, un équidé ministériel (…) composé de parties dures, de parties molles et de parties mi-dures mi molles (…), qui font de lui le quadrupède le plus entrelardé du monde » (55e chronique de La Montagne)… C’est que les chevaux de Vialatte, comme tous les animaux qui forment son fameux Bestiaire, admirablement illustré par Honoré, ne proviennent pas, ou très peu, de la vie courante ; il a d’ailleurs écrit une chronique hilarante, celle du 8 décembre 1964, où il constate qu’en hiver l’Auvergne, couverte de neige, est « un pays fictif » ; qu’il en est de même, en toute saison, de la banlieue ; enfin, que la zoologie n’est sans doute elle aussi qu’une fiction : « Je concède qu’on voit quelques chiens, dans certains restaurants de Paris, parfois un chat ; quelques chevaux dans la rue de la Santé, quand les gardes mobiles défilent (…) Mais à part ça, où sont ces tigres et ces buffles, ces éléphants, ces boas, ces tatous, ces crocodiles dont les zoologues prétendent que la terre est meublée ? À les entendre elle serait pleine de sangliers, de chameaux, de vautours, de gypaètes barbus et de polydesmes aplatis. Qui les a vus ? » – et il ajoute qu’on peut douter aussi bien de l’existence de l’homme, puisqu’il lui « est arrivé d’aller de Paris à Clermont sans rencontrer un être humain » !

En fait, il les a rencontrés dans les dictionnaires, le Grand Larousse, et le Dictionnaire français illustré et encyclopédie universelle du Dauphinois Jean-François-Marie Bertet Dupiney de Vorepierre paru vers 1860 en deux in-quarto de 1375 pages chacun… Car telle est sa plus intime conviction, qu’il professe dès la chronique « Des mots et des choses » du 22 décembre 1953 : « Les dictionnaires sont de bien belles choses. Ils contiennent tout. C’est l’univers en pièces détachées. Dieu lui-même, qu’est-ce, au fond, qu’un Larousse plus complet ? » La précédente traitait d’ailleurs du « guépard de dictionnaire » : selon Vialatte, il se pourrait bien en effet que le guépard fût une invention de M. Larousse, « une création de son esprit, une idée platonicienne » ; mais il n’importe, puisque, dira-t-il en 1963 : « Dans les huit jours, tout ce qu’on croit inventer, on le trouve dans la nature. »  – j’y reviendrai. Les animaux de Vialatte sont donc, sinon tout à fait des êtres de langage, du moins des créatures lexicales et encyclopédiques, qui peuplent les dictionnaires ainsi que les ouvrages des grands naturalistes, de Pline à Buffon, et ceux des nombreux vulgarisateurs, qu’il recense chronique après chronique. À l’évidence d’ailleurs (les mots et les choses…), leurs noms, ainsi que ceux de leurs particularités anatomiques, comptent pour beaucoup dans leur attrait : Vialatte a un faible pour les animaux dont les noms semblent refléter l’étrangeté, et il s’abandonne souvent  aux délices de la nomenclature. On a déjà rencontré le polydesme aplati, qui est simplement un mille-pattes, on le retrouve dans la « Chronique des pupipares et des siphonaptères », (n°474), où il s’émerveille d’énoncés tels que : « Les blattides sont myrmécophiles », qu’il compare aux messages de Radio-Londres.

Comme l’a montré Alain Montandon dans son article pionnier « Le Bestiaire d’un Buffon bouffon », Vialatte s’installe même dans le discours scientifique, en cite les observations les plus inattendues, en reprend avec délectation le vocabulaire spécialisé – tranchons le mot, le parodie, pour produire un effet d’incongru, voire de fantastique. Considérons par exemple, les chauves-souris, dans la chronique du 14 novembre 1961, inspirée par le livre « étonnant » de « M. Paul Rode, docteur ès-sciences : « Les chauves-souris sont composées de toutes sortes d’antitragus, de bras, d’avant-bras, de patagium et même d’uropatagium, sans parler des propatagiums et des lobes post-calcanéens, parmi lesquels il est très difficile de trouver quelque chose d’humain ; ce qui en rend l’étude extrêmement compliqué. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. De loin en loin pourtant, au hasard scientifique des patagiums et des propatagiums, on découvre une phalange, une cuisse, une patte postérieure, une mamelle pectorale, une griffe, ce qui laisse l’impression d’une dame coupée en morceaux, mêlés à ceux d’un rat volant. Une cavalière. Car il y a un éperon. Le mystère n’est pas moindre. Et cependant rien de plus humain que la chauve-souris : nul animal ne ressemble plus à l’homme, et même, à cause des mamelles pectorales, à la marquise de Pompadour. Si bien que Linné la classait pêle-mêle dans les primates, avec le singe et l’homme moyen. »

Résumons-nous : si Giraudoux nie qu’il existe des animaux bizarres, pour Vialatte, ils le sont tous. « Rien n’est plus mystérieux que la vie des animaux », écrit-il dans sa 549e chronique, « Monts et merveilles » : « Sans parler de l’Auvergnat, qui est parmi les plus rares (sauf à Paris, où il n’est battu que par le Breton), le grand porte-queue, le charaxe jasius, la piéride du navet et le robert-le-diable [ce sont des papillons] posent des problèmes dont on n’a pas idée. ». Quelques semaines plus tard (chronique 555), il déclare qu’il n’est pas « étonnant qu’Hitchcock ait eu l’idée de son film sur les oiseaux », parce que l’oiseau, en général, « a quelque chose d’étrange. Il fait des choses extraordinaires (…) Tout cela finit par inquiéter. Il n’y a d’ailleurs qu’à regarder une simple poule, disons une poule noire à l’œil jaune, pour finir par être terrifié. (…) Voyez-la picorer un ver, un serpent, ou une autre poule (…) Elle pique d’un geste mécanique et saccadé ; on dirait une machine à coudre ; ou alors un monstre tertiaire. Nulle expression ; le marteau-piqueur a plus d’entrailles ; l’éléphant paraît moins ancien ; les hybrides de Bosch moins bizarres ; c’est une bête de l’Apocalypse ».

En vérité, il n’y a que des monstres, comme le suggère la chronique 343 : « Un dindon vient de naître en Sicile, dans le district de Catanzaro. Toute la presse en est pleine. Parce qu’il possède trois pattes. La belle affaire ! La vache en a bien quatre ! Et le veau ? Je dis le moindre veau ! (…) Et le chilognate ! et le chilopode ! le simple jules ! le gloméris bordé ! Nul n’a moins de quinze paires de pattes, et il lui en pousse deux par ans, si ce n’est par saison, ou par mois… ». Et c’est pourquoi, comme on l’a dit déjà, « tout ce qu’on croit inventer on le découvre dans la nature »… Le bestiaire de Philippe Kaepplin, sujet de la chronique 669, fait penser à Jérôme Bosch, mais pas plus que le spectacle de la poule qui picore : « Toute la nature est là, reconstructible à souhait, à partir de ses formes simples. Vraie et pas vraie. Plus vraie que le vrai […] Plus ressemblante d’être méconnaissable. Si on hésite à la reconnaître, c’est parce qu’elle est pareille à la réalité. À celle qu’on voit quand on la touche. ». Faut-il préciser que ces formules conviennent tout aussi bien au bestiaire de Vialatte lui-même, dont font d’ailleurs partie les animaux de Kaepplin ?

Mais cela ne signifie nullement que l’homme soit séparé du monde animal, dont il se plairait à considérer (non sans inquiétude) les bizarreries qui l’en distinguent. En visite au zoo de Vincennes en mars 1961, Vialatte constate, troublé, que les girafes « ressemblent toutes plus ou moins au professeur de piano que j’avais dans mon enfance ; en plus mondain et en plus chichiteux. » ; de telles notations abondent dans son œuvre, mais on n’en conclura pas non plus qu’il verse dans l’anthropomorphisme et se livre à ces travestissements que dénonçait Giraudoux. D’ailleurs, il poursuit : « Ce sont ces ressemblances des bêtes avec l’humanité qui envoûtent et dépaysent comme un marché peau-rouge, une foire chinoise, un sabbat africain. Tantôt elles nous caricaturent, tantôt elles nous idéalisent. Elles nous déforment et nous recomposent »… De sorte que par exemple, « l’homme est plein d’éléphant » (n° 672), et que « l’éléphant éclaire l’homme. » (n° 686). Car s’il y a de l’homme dans les animaux, il y a des animaux dans l’homme – et pas seulement dans l’Auvergnat : « Plus on vieillit, plus on les trouve zoologiques », affirme Vialatte dans sa « Chronique des hannetons » (la 240e) : « Leurs amours le sont : […] la tristesse d’Olympio est une tristesse de tigre, ou de terre-neuve, si l’on y tient ; ou de carcajou ; disons de lapin domestique ; disons de mille-pattes, et n’en parlons plus ». Oui, insiste-t-il dans la 768e (du 28 avril 1968, celle que cite notre programme), « l’homme est vraiment zoologique. Il n’y a qu’à voir ses cheveux jaunâtres, ses yeux fidèles, son poil frisé ; il ressemble à un chien de berger. Ou alors à certains grands singes, au bouc syrien (de profil), au tigre du Bengale, au hibou, fréquemment au gypaète barbu […] Voilà, l’homme est zoologique : il naît, il meurt, il se reproduit ; comme la baleine et le surmulot. C’est à peu près tout ce qu’il sait faire. »… Propos désabusés sans doute, d’un écrivain vieillissant – qui va jusqu’à prétendre, dans la chronique qu’il consacre à son déménagement, en décembre 1966, que « l’homme redevient zoologique » ; pour preuve : « Il ne porte même plus le chapeau mou et n’attend plus l’autobus 27 », ce qui constituait jusque là sa description la plus spécifique. Comme il a vu un cheval rire après avoir jeté à terre sa cavalière (« d’un rire satanique. Et silencieux. Qui montrait ses dents jaunes »), Vialatte sait que le rire non plus n’est pas le propre de l’homme – et il peut donc conclure qu’il « retourne à la bête »…

Il s’est souvent interrogé sur le « mystère de l’homme » – surtout quand il s’est trouvé confronté à des nazis, comme Colette à Landru, et il a été forcé d’admettre que (je cite la 612e chronique) « L’insolite commence à nous-mêmes, l’incroyable est à notre porte, nous vivons un monde délirant. Le réel n’est qu’une habitude. » : il dit cela après avoir évoqué la fanfare qui devait « jouer des valses viennoises pendant que les condamnés de la dernière fournée se rendaient à la chambre à gaz »… Le « mystère animal », qu’il louait Colette d’avoir approché, est sans doute, pour qui ose le scruter, la meilleure façon de pénétrer ce « monde délirant », d’en prendre quelque peu la mesure : « il y a du kangourou dans tout ce qui est insolite. », affirme-t-il dans sa 782e chronique, « le Hitler dont parle la presse […] est un kangourou germanique aussi étrange qu’un insecte australien »…

C’est en tout cas ce qu’il fait dire à l’un de ses doubles, le véritable héros de son dernier roman, inachevé bien sûr, Camille et les Grands Hommes, le romancier raté Luc de Capri ;  lequel est précisément un kangourou, et même « un kangourou nimbé, un marsupiau [sic] surnaturel, le dieu des rongeurs d’Australie ». À la fin du récit, « ce vieil homme épuisé par le sort, qui étouffe de joie devant la beauté du monde, et sa richesse et sa complexité », a encore en effet la force d’expliquer en quoi l’étude du mystère animal est primordiale : « Et le mystère animal, Madame ?… Que faites-vous du mystère animal ? Le têtard ! les rats ! les batraciens ! Tenez, j’ai une planche dans ma zoologie. Le monstre constipé n° 52 qui se ratatine sous les coups du destin ! La belette n° 33 ! La couleuvre n° 360 ! Le grand singe poilu à favoris blancs n° 80 qui conduit les automobiles ! / Le sens du monstre rare… C’est une vertu qu’on perd ! […] Mais les plus fous […], ce sont des singes extra-humains, si je puis dire, dont l’expression est au-delà de la peur, de l’étonnement, de l’agressivité, de tout ; le mystère animal dans le paroxysme de son énigme. / En un mot, la vie nous épuise. Et vous riez de ces choses effrayantes !… » C’est ainsi que les animaux se pressent dans les chroniques de La Montagne, et c’est ainsi qu’Alexandre est grand.