Si dans la grande tradition du cinéma social anglais, Be Happy explore l’existence d’une jeune citadine de la middle class britannique du début des années 2000, cette convention réaliste a ceci de singulier qu’elle est vite détournée du simple portrait de classe au profit d’une fable burlesque où le personnage de Poppy prend valeur de métaphore éclatante. Sorti en 2008, le film de Mike Leigh confronte le spectateur aux contradictions d’une société qui, tout en plaçant l’épanouissement personnel au cœur des aspirations individuelles, est prise de malaise quand un sourire vient à ne plus quitter un visage.
Avec un titre en forme d’injonction, Be Happy met en scène le quotidien en apparence banal de Poppy (Sally Hawkins), jeune institutrice londonienne de 30 ans. Envers et contre tout, à son corps défendant parfois, l’héroïne du cinéaste britannique Mike Leigh traverse l’existence armée d’un optimisme forcené que rien ne semble entamer, suscitant fascination mais aussi agacement ou rejet, face à l’insolence heureuse de cette force vitale.
La Belle et le Clochard
A rebours du réalisme, qui se fonde sur l’horizontalité de la représentation, Be Happy assume ouvertement l’omniprésence et l’exubérance du personnage principal ancré explicitement dans le tissu social – elle enseigne auprès d’enfants dans la grande banlieue londonienne et partage une colocation avec sa collègue, Zoe (Alexis Zegerman) – et n’a de cesse de tordre les conventions par des pas de côté qui donnent à Poppy un relief tout particulier. Au-delà de la thématique piégeuse de l’excentricité féminine – que le réalisateur travaille tout de même dans les tenues colorées, babioles et autres bijoux fantaisie qui font de chaque apparition de Poppy un éclair lumineux et sonore qui tranche avec la morosité du cadre – le contraste qu’interroge Mike Leigh se construit plutôt autour de face-à-face qui constituent la trame réelle de son film.

Be Happy s’ouvre ainsi par une scène qui campe d’emblée la personnalité singulière de son personnage principal : elle confronte une Poppy survitaminée et un libraire (Elliott Cowan) tout de marbre et de mépris qui, muré derrière son comptoir, oppose un silence gêné aux assauts verbaux joyeux de sa cliente. Soucieuse de créer un lien de complicité ou d’ouvrir un dialogue, projet que le cadre d’une librairie peut légitimement laisser espérer, Poppy fait d’emblée l’épreuve d’une conviction qu’interroge le film dans son entier : le bonheur, tout comme la liberté, s’arrête là où commence celui des autres. En voulant communiquer le sien à toute force, le rendre commun, elle se heurte aux limites de la lecture individualiste qui fonde la définition contemporaine du bonheur. Dès lors, si le spectateur s’amuse d’emblée du caractère bravache de Poppy qui pousse le libraire taciturne dans ses retranchements pour lui faire décrocher un impossible sourire, il n’en est pas moins agacé par l’aspect monolithique et prescriptif de la joie de ce personnage féminin, qui, précisément, déborde le cadre social qu’on lui assigne.

Cette réflexion se fait plus profonde encore dans une scène essentielle du film où Mike Leigh réinterroge le prosélytisme heureux de Poppy sous un œil plus critique : traversant un quartier délabré de Londres, en pleine nuit, la jeune femme engage la conversation avec un clochard alcoolisé et agressif (Stanley Townsend). L’atmosphère inquiétante – il s’agit de la seule scène nocturne du film – place, pour la première fois, cette imperturbable personnage dans une situation de péril physique, et son souci d’aider l’homme qu’elle croise questionne volontairement les limites de l’instinct d’auto-préservation qui travaille normalement tout un chacun. La scène prend pourtant un tournant inattendu. En déclinant l’argent qu’elle lui propose, le clochard, dans un charabia qui empêche tout dialogue réel, refuse à Poppy et au spectateur ce à quoi ils pouvaient s’attendre : l’aide qui lui est proposée, celle-là même qui lui assigne, symboliquement, la condition d’être nécessairement malheureux. Surtout, il s’arrache à la violence qu’on lui soupçonnait a priori, corollaire de cet état de désespoir qui devrait accompagner toute marginalité sociale, et ce en s’éloignant finalement de Poppy pour retrouver la tranquillité de sa solitude. Ce départ est précédé par un échange de regards qui, pour la première fois, voit le sourire de Poppy s’estomper dans la simplicité d’un champ-contrechamp : ce changement, qui donne une soudaine complexité au jeu volontairement chaplinien de Sally Hawkins, a valeur de révélation. Le visage du personnage nous laisse entrevoir une tristesse jusque-là dissimulée sous le masque de ses mimiques joyeuses : sa quête d’altérité, aussi maladroite que sincère, aussi improbable que jusqu’au-boutiste, tire finalement sa source du mal-être universel. C’est ce vide existentiel qui place, de manière aussi belle qu’inattendue, la jeune femme joyeuse et le clochard délirant sur un pied d’égalité. Chacun des deux incarnent ainsi, pour Mike Leigh, une manière radicale et marginale de confronter son existence au vide contemporain : un trop plein de joie qui irrite le monde face à une solitude choisie qui s’en affranchit.
Déroutes

Be Happy n’est pas seulement un exercice de style tragi-comique mettant en scène les tribulations d’un personnage heureux, dans un monde chaotique qui ne peut lui faire une place. Il doit plutôt être lu comme un parcours d’apprentissage amer. Si le personnage de Poppy devient un levier narratif pour Mike Leigh, c’est qu’il permet, dans sa constance joyeuse, d’intéressants effets de contraste. Ce parcours, et les enseignements qui en découlent pour le spectateur, prennent une dimension très littérale dans le film, à travers notamment les leçons de conduite que la jeune londonienne décide de suivre, et qui égrènent la narration. Son instructeur, Scott (Eddie Marsan), s’affirme, au-delà de ses rigidités de pédagogue, comme un homme rongé par les théories complotistes, le racisme et la misogynie. La paire volontairement mal assortie et presque clownesque (on pense à l’archétype du clown triste opposé au clown heureux) que constitue les deux personnages devient le lieu d’un pacte implicite : si Scott est dans la posture de celui qui dicte les règles, Poppy entend, bien malgré lui, renverser ce rapport et l’éduquer au bonheur en retour. Mike Leigh exploite sans vergogne le potentiel comique du tandem, en mettant en scène l’improbable dialogue de deux êtres que leur conception du monde oppose, et nous laisse croire, un temps, que la collaboration forcée et l’énergie déployée par l’institutrice pourraient avoir raison, dans le rire, des logiques de rejet qui gangrènent le corps social. C’est néanmoins dans une scène d’une extrême violence – la plus longue du film – que cette relation trouve son point d’orgue : découvrant que Poppy entretient une relation amoureuse, l’instructeur – qui espionne la jeune femme dont il est tombé amoureux – explose de rage au cours d’une leçon de conduite qu’il rend presque mortelle. Il déverse un torrent d’injures racistes et misogynes, l’expression déformée par une grimace haineuse, ce qui conduit la jeune femme, dans la deuxième et dernière scène où elle se départira de son sourire, à renoncer à l’idée qu’elle pourra le susciter chez un autre.

Cette prise de conscience douloureuse trouve son écho dans le désarroi de Scott, qui, dans sa litanie finale, s’en prend moins à Poppy qu’à ce qu’elle incarne : une femme heureuse dans un temps qui ne l’est pas, une idée séduisante qu’il ne peut se permettre de posséder ou d’envisager car trop éloignée de son monde social, et, plus que tout, un bouc-émissaire choisi parmi d’autres pour personnifier la cause du malheur qui le consume. Le positionnement de Leigh n’est pas surplombant ou moraliste pour autant, ce qui transparaît nettement dans l’ultime plan de la scène : le regard que Poppy jette à l’instructeur est plein d’une tristesse compatissante. Si Scott n’est pas capable de pointer avec justesse les raisons sociales de son malheur, tout laisse à penser, chez le cinéaste, qu’elles existent dans un hors-champ que le film, puisqu’il reste une fable, ne campera pas. Avatar d’une petite classe moyenne anglaise qui, profondément précarisée et déconsidérée, se réfugie dans les idéologies xénophobes, le personnage de Scott préfigure avec acuité les clivages sociaux qui prennent leur essor en Angleterre dès la fin des années 2000 et aboutiront, électoralement, au choix du Brexit. Le hiatus que met en image l’apprentissage de la conduite par Poppy, celui qui perdure malgré elle et qui passionne précisément Mike Leigh, réside donc dans l’écart entre les aspirations communes de l’humaine condition au bonheur d’un côté, et le principe de réalité d’une société contemporaine profondément fragmentée de l’autre.
« The road to reality »

En tant que métaphore vivante, le personnage de Poppy reste néanmoins l’occasion d’ouvrir des brèches salutaires, en donnant au bonheur des formes renouvelées. Ce bonheur ne peut être béat : la jeune femme, qui, lors de la scène d’ouverture du film, se moquait du titre évocateur d’un livre de la librairie, « the road to reality », constate à diverses reprises dans les confrontations juste évoquées que le monde qu’elle habite ne peut souffrir aucune naïveté. En tant qu’idée de cinéma, le personnage de Poppy offre cependant l’occasion à Mike Leigh de travailler à un décrochage voulu d’avec le « réel », qu’il assimile moins dans ce film à une réalité figée dont il faut rendre compte qu’à une construction sociale qu’il entend combattre. De ce point de vue, l’héroïne de Be Happy est une réactualisation puissante et touchante de Charlot : dotée de son propre attirail comique et identifiable (ses santiags, ses bracelets cliquetants et sa petite voiture jaune soleil), au rythme de la bande originale volontairement décalée et légère de Gary Yershon, elle arpente un monde où elle n’est que rarement prise au sérieux et où elle dénote toujours avec force. Alors qu’elle visite sa famille dans un pavillon de la banlieue nord de Londres, scène a priori topique du film social anglais, elle devient l’incarnation aux yeux de sa sœur enceinte, Hélène (Caroline Martin), d’une sorte de figure repoussoir et insaisissable : de par son mode de vie jugé fantasque et son refus d’envisager la condition de mère, elle se dérobe au réel de sa cadette et échappe aux sentiers tracés pour les femmes de sa classe sociale – le mariage, la maternité et l’accès à la propriété. Cette liberté, qui irrite au sein du film et qui subvertit les codes du genre du réalisme social sous la caméra de Mike Leigh, passe ainsi par les traits singuliers de ce personnage féminin et se communique autour d’une idée récurrente dans Be Happy : si la folie est douce, alors elle peut être contagieuse. Elle résonne chez la collègue de Poppy, Zoe, qui partage son anticonformisme et son goût pour l’indépendance, mais aussi chez sa petite sœur, Suzy (Kate O’Flynn) qui rêve, elle, d’un destin proche de celui de son aînée en rupture avec celui d’Hélène.

Mais cette déconstruction choisie des cadres du réel culmine tout particulièrement dans une scène de flamenco, moment de grâce du film : invitée au débotté par une collègue, Poppy, entourée quasi exclusivement de femmes, découvre la danse traditionnelle espagnole sous la direction de Rosita Santos (Karina Fernandez), professeur exhubérante et théâtrale. Face à un parterre de miroirs qui ouvrent la salle de cours sur un infini de reflets et de possibles, tous sont incités à transformer par le geste leur souffrance ; à s’arracher, selon la métaphore employée par Rosita dans la scène, « aux ficelles de Pinocchio » qui les entravent pour muer la douleur en mouvements volontairement exagérés et baroques. Ce moment de bonheur expiatoire, significativement rendu possible par le collectif, se pense dans un ailleurs culturel et artistique qui confine presque, dans le cadre prosaïque du récit, au surréalisme. Il concentre ce qui fait de ce film de Mike Leigh une réflexion cinématographique passionnante : contre les injonctions constantes et contradictoires au bonheur d’une société en souffrance, grâce à la discordance heureuse que lui offre le personnage de Poppy, le réalisateur, en habile funambule, parvient à tenir sur le même fil les ambitions du cinéma social britannique – dire la violence sourde des inégalités sociales – et la liberté qui permet de croire au-delà de toute fatalité à la sincérité d’un sourire.

Be Happy (2008), réalisation et scénario de Mike Leigh, musique de Gary Yershon. Film produit par Simon Channing-Williams, pour Film4, Miramax, distribué en France par MK2 Diffusion. Durée du film : 118 minutes. Avec Sally Hawkins, Elliot Cowan, Alexis Zegerman, Andrea Riseborough, Sinead Matthews, Kate O’Flynn, Sarah Niles, Eddie Marsan, Karina Fernandez… Disponible à la location et à l’achat sur les plateformes de VOD.