Il faut imaginer Roland Furieux : les classiques épiques & leurs traductions

Alors que le Roland Furieux reparaît en poche dans la collection Points, une question vieille comme la littérature elle-même se repose : pourquoi lire les classiques ? et plus particulièrement, dans le cas qui nous intéresse, pourquoi lire les épopées ? La question, plutôt qu’au pourquoi, tient au comment – à la manière dont on aborde, lecteurs comme passeurs (éditeurs et traducteurs), le monument que l’on pourrait penser poussiéreux et pourtant chatoyant qu’est le classique épique. Entre la belle infidèle et la lourde copie d’écolier illisible, n’y a-t-il pas un juste milieu pour notre époque ? Ce n’est pas un hasard si le grand Italo Calvino avait « choisi et raconté » le Roland Furieux dans une édition italienne traduite en France (autrefois GF-Flammarion, aujourd’hui Gallimard, « Du monde entier ») – puisque lire aujourd’hui l’Arioste c’est poser la question épineuse du classique : ce qu’il est devant l’éternel, ce qu’il peut être pour nous aujourd’hui. Tout classique écrit dans une langue étrangère nous parvient par un acte de médiation qui lui permet de survivre, qui le réactualise pour notre époque, mais qui oriente nécessairement la vision qu’on en a.

On a longtemps traduit Homère, Virgile, Ovide, Dante, L’Arioste ou le Tasse en prose. Peut-être parce que la prose, qui n’a pas le souci mesuré du vers, peut s’étendre et tout contenir, et que la forme métrique du vers peut sembler une contrainte pour qui veut faire passer un texte sans lui apposer d’autres contraintes pour sa survivance. La prose a ses défenseurs, et elle peut avoir ses qualités propres : de grands auteurs, Chateaubriand traduisant Milton, Leconte de Lisle traduisant Homère, ont œuvré en prose. On comprend la prose traduisant le vers, on comprend ces choix, ces doutes, ces peurs ; et elle peut offrir un texte tout aussi parcouru de tensions que celui en vers – ainsi Mallarmé traduisant le Corbeau de Poe, dans un autre genre. La prose peut être un premier terrain d’approche moins aride que le vers pour les épopées – même si certaines traductions en prose peuvent sembler plus arides qu’en vers. Car les lecteurs des classiques savent qu’un refus d’entrer n’est jamais définitif ; il leur faut simplement trouver le bon passeur, le juste cicérone qui, comme Virgile dans le poème de Dante, lui ouvrira le chemin. Lire les classiques que la littérature universelle nous a laissés, c’est accepter d’attendre que l’on trouve la traduction qui convienne à l’attente de chaque lecteur particulier.

Mais traduire en prose une œuvre écrite en vers, c’est le choix de faire passer la matière au détriment de la manière. C’est penser que ne nous intéresse, dans ces monuments venus d’un passé qui continue de nous éclairer, que l’histoire, la fiction, les images que le cinéma peut transposer (ainsi le film Troie adaptant l’Iliade) – quid alors des fameux épithètes homériques, Achille pieds-rapides, Hector casque-flamme, Ulysse aux ruses nombreuses ? Ne sentez-vous pas la cavalcade qui se fait entendre dans ces épithètes répétées — qu’elles sont constitutives du texte, insécables, qu’elles sont Homère même ? Irait-on supprimer les points virgules de Flaubert, raccourcir les phrases de Proust, élaguer les parenthèses de Claude Simon ? Ces traductions en prose attestent peut-être aussi d’une prédiction de plus en plus affirmée, au fur et à mesure que les siècles s’avancent, pour la prose narrative et pour le roman, devenu forme majoritaire de la littérature mondiale. Or, si les épopées antiques sont à bien des égards l’antichambre du roman moderne, leur modalité d’énonciation doit être respectée pour ce qu’elle est : médiée par le chant, la voix, le rythme du vers. La manière est aussi importante que la matière ; on ne peut la balayer d’un revers de main. Irait-on traduire la prose de Don Quichotte en vers ? La question se pose aussi pour la chanson de geste et le roman arthurien : les éditions de poche proposent souvent un Chrétien de Troyes prosaïsé, passant ainsi sur sa composition en vers. Ce n’est même pas une question de langue, de fidélité, d’idiomatismes, mais tout simplement la question de l’aspect visuel et typographique du texte qui est en jeu et qui est une part intégrale de son identité : Perceval et le Conte du Graal ne n’énonce pas comme un gros bloc de prose, pas plus qu’Homère, Virgile ou l’Arioste. Ce n’est pas, bien entendu, qu’un aspect visuel et typographique, mais bien un présupposé gouvernant son acte de composition. Ça n’empêche pas certaines traductions (l’Odyssée de Victor Bérard, par exemple) d’être de vrais textes, mais dans le refus du vers quelque chose irrémédiablement se perd par rapport au texte originel.

C’est ainsi le mérite de notre époque littéraire que d’avoir permis la redécouverte de certains classiques de notre littérature mondiale. La traduction versifiée permet souvent une plus grande vivacité du texte que ne permet pas la prose. On peut saluer notamment le travail enthousiasmant d’Olivier Sers aux éditions des Belles Lettres, lui qui a traduit en alexandrins l’Énéide de Virgile, Les Métamorphoses d’Ovide, De La Nature Des Choses de Lucrèce, et leur a donné ainsi la force d’un texte français, mais aussi l’admirable traduction de l’Iliade par Philippe Brunet. Michel Orcel fait lui aussi ce choix du vers pour traduire l’Arioste, tout comme il l’avait fait pour sa traduction d’un autre classique de la poésie italienne, la Jérusalem Délivrée du Tasse. C’est cette traduction seule du Roland Furieux, parue en édition bilingue au Seuil en 2000, qui est republiée en poche chez Points, permettant ainsi à un plus large public de redécouvrir ce classique un peu oublié aujourd’hui.

Le Roland Furieux (Orlando Furioso) est un poème épique publié par l’Arioste entre 1516 et 1532, soit trente ans de travail et trois éditions successives jusqu’à la mort du poète. C’est une reprise ou continuation du Roland amoureux de Boiardo, pré-texte de l’Arioste que Calvino résume comme un « poème d’une prosodie passablement rudimentaire, rédigé dans un italien hésitant et débordant continuellement dans le patois. Sa fortune se muera en infortune : l’amour que vont lui porter d’autres poètes est à tel point soucieux de le secourir, comme à une créature inapte à vivre de ses propres forces, qu’il finit par l’obnubiler et le faire disparaître de la circulation. » La postérité a oublié le Roland de Boiardo pour retenir le Roland de l’Arioste, ce qui en dit déjà beaucoup sur la poétique de composition de l’Arioste :  Le Roland Furieux est un texte décisif de la littérature européenne parce qu’il est un chant du cygne. Il reprend, recompose et remodèle un certain nombre de matières préexistantes, malaxées et redistribuées dans son tourbillon narratif.

Son protagoniste est le bien connu Roland, hérité de notre Chanson de Roland, semi-légendaire neveu de Charlemagne, qui intervient lui aussi dans le récit. L’un des arguments principaux du poème réside dans la trajectoire de Roland qui, amoureux, devient fou quand son amour est trahi. À cela s’ajoutent deux autres arcs narratifs majeurs, les amours de Roger et Bradamante, et la lutte entre Charlemagne et les Sarrasins. Mais il serait bien osé de prétendre faire tenir ici les multiples récits et branches du Roland Furieux, qui se distingue par la très vivante profusion de ses histoires.

C’est un texte qui est, à bien des égards, un héritage : ce qui est le plus fascinant dans le Roland Furieux est peut-être la malléabilité de sa matière. Le texte de l’Arioste est texture, il accueille et recueille en son sein ce qu’il veut : il mélange et oppose les Quatre Fils Aymon et la Chanson de Roland, il attire le merveilleux et la féérie, il utilise certains éléments de la matière de Bretagne et se souvient de certains éléments de la mythologie gréco-romaine. Mais l’Arioste ne se contente pas de reprendre, il transforme tout ce qu’il met dans son texte : son Roland n’est pas celui de Turold, mais bien le sien, et tous les protagonistes et les récits intriqués de son poème portent la marque de sa jovialité fictionnelle. Calvino le dit ainsi : « De la rude écorce du XVe, le XVIe siècle se dégage et explose dans une végétation luxuriante de fleurs et de fruits ». Le Roland Furieux est un texte qui, comme le disait Remy de Gourmont, concentre et subsume les grands genres hérités de l’Antiquité : « Comme le résumé de toute une littérature, le dernier roman de chevalerie, celui où se condensent toutes les qualités du genre, qui n’en a aucun des défauts et qui, enfin, est écrit par un grand poète ». Chant du cygne, d’une certaine manière, mais qui n’en fait pas pour autant une porte de sortie, car le Roland Furieux est un crépuscule sans mélancolie, un ouvroir de littérature potentielle avant l’heure, qui donnera notamment le Don Quichotte – où le Roland Furieux est l’un des seuls ouvrages survivant au fameux autodafé du curé du chapitre VI. Calvino disait encore de l’Arioste qu’il était un poète « qui souffre de ce que le monde est comme il est, de ce qu’il n’est pas comme il devrait être, et qui le représente néanmoins ainsi qu’un spectacle multicolore et multiforme, à considérer avec une sagesse narquoise ».

Ce jardin aux sentiers qui bifurquent apparaît comme une sorte de chanson de geste merveilleuse, dopaminée et dopée, dont les coutures explosent de toutes parts, multipliant les aventures, les branches, les entremêlements. Le Roland Furieux ne cesse de changer son point de focale, géographique et fictionnelle. On peut d’ailleurs peiner à suivre ses multiples embranchements, qui ne cessent de se multiplier selon un système qui rappelle les poupées russes ; mais on peut aussi admirer cette machine narrative qui ne cesse de remettre à l’étrier un grain toujours nouveau à moudre.

Le motif qui parcourt et entremêle tous les fils dispersés du texte, c’est un cheval, cheval de saut et gambade comme le rêvera Montaigne, comme le feront aussi Scarron et Diderot ; mais ce n’est pas qu’une cavalcade chevaline, ce n’est plus le Bayard de Renaud de Montauban venu des Quatre Fils Aymon. Chez l’Arioste le motif, c’est l’Hippogriffe, le cheval de légende, celui qui emporte héros du récit et lecteurs entre les lieux, les scènes, les genres, les époques ; c’est la joie emportée du récit galopant vers sa propre fuite, son toujours renouvellement. Par le mouvement impérieux et imprévisible de l’Hippogriffe étendard d’une poétique en mouvement, l’Arioste concatène un nœud gordien de la fiction où se mêlent et fusionnent des matières auparavant hétérogènes, et la joie du récit y éclate pleinement.

L’Arioste, Roland Furieux, traduction Michel Orcel, éditions Points, avril 2021, t. I, 720 p., 9 € 50 et t. II, 816 p., 9 € 90