Deux ou trois choses sur Gainsbourg

Gainsbourg par Jef Aérosol, Paris, place Clichy © Christine Marcandier

Trente ans qu’il n’est plus, Serge Gainsbourg, trente ans à peine, c’est fou, trente ans hier dans l’ancien monde.

J’écoute Histoire de Melody Nelson, pour moi son chef-d’œuvre absolu. Mais elle est triste, Melody, aujourd’hui, en ces jours d’hommage à son auteur. C’est qu’elle est allée sur les réseaux sociaux, la malheureuse, et elle a vu des gens crier au « porc » et au « prédateur » ! Regardez, Charlotte, Whitney Houston, Lio, Catherine Ringer, France Gall et les sucettes… regardez, c’est dégueulasse comment il s’est comporté… »

M le Maudit !

Mais savez-vous de qui on parle ? Gainsbourg est un frère et un fils d’Edgard Allan Poe, de Sade, de Toulouse-Lautrec, de Soutine, de Schiele, de Baudelaire, de Buster Keaton, de Breton, de Casanova et même du Joker ! C’est de cette race-là, Serge Gainsbourg, alors un peu de honte, s’il vous plaît. Ça apprend, la honte, vous savez. Bien sûr, le génie n’empêche pas d’être un criminel, et il ne sauve pas de tout, mais justement, à propos de la chanson Lemon Incest, il disait bien : « C’est l’amour que nous ne ferons jamais ensemble. » Et si le personnage de Melody Nelson a une quinzaine d’années, c’est comme la petite de L’Amant de Marguerite Duras qui avait quinze ans et demi au moment du passage du bac et de la rencontre avec le chinois, très adulte… Alors quoi ? Duras pédophile et Gainsbourg incestueux ? Soyons sérieux… Puis il s’agirait de distinguer incestueux et incestuel… Cela étant dit, oui, il y eut des dérapages regrettables et des provocations diverses et variées, c’est que Gainsbourg aimait le feu et avait le goût de la mise en péril de lui-même. Mais il n’était pas un chasseur, il était séduit avant que de séduire. Il n’était pas en chasse comme des Matzneff ou des Claude Lévêque par exemple.

Et puis, vous en connaissez beaucoup des amoureux des femmes et de la femme tels que lui ? Il les baisait peut-être de temps en temps, et elles le baisaient aussi bien, mais il les magnifiait toujours. Il les désirait jusqu’au sublime. Alors quoi ? Lolita, L O L I T A, Lemon Incest ? Arrêtez, de grâce, arrêtez avec cette morale surgelée, arrêtez de parler de vous surtout !

La « qualité » de victime ne doit pas devenir identité. Les deux ne doivent jamais se confondre. Il faut résister. Victime, c’est quelque chose qui vous est arrivé, en aucun cas c’est vous ou soi. L’être est plus vaste que ça. Et plus gentil. Beaucoup plus. Vraiment. Même dans le mal il est parfois plus gentil et même plus plus innocent qu’on ne croit. Nous sommes des êtres blessés. Et toute personne croisée dans la rue mène un rude combat, ne pas oublier cela. Certes, il y a les monstres, les vrais, les prédateurs. Et il faut les arrêter, les empêcher de nuire, les soigner. Mais ils restent quelques-uns, ils sont minoritaires. Ils ne font pas toute la société. Sinon quoi ? Une société de victimes d’un côté et de bourreaux de l’autre, être dans un camp ou dans l’autre ? Je suis une victime donc je suis ? Tous les hommes sont des bourreaux incestueux en puissance ? C’est ça le mot d’ordre ? Quelle est la pensée ? J’aime / J’aime pas ? Je like / Je like pas ? Et alors quoi ? On fait la révolution ? C’est bien, la révolution, c’est salutaire, vive la révolution mais c’est un peu la Terreur que vous êtes en train de préparer. Je veux le bien, mais je ne veux pas d’un monde aseptisé qui serait un mal, et la mort de l’art.

Peut-être qu’elle est nécessaire, un temps, cette période de « Terreur ». Mais on ne peut pas comme ça régler son compte à Gainsbourg en deux ou trois posts lapidaires. Bien sûr qu’il y a des victimes, je ne le nie pas. Je sais. Je sais très bien. D’où je parle ? J’avais neuf ans, neuf ans, quand le garçon, l’homme, de trente ans environ est entré dans la cabine de vestiaire de cette piscine municipale où je me trouvais… Il chassait, lui. Ça devrait faire de moi une victime ? Oui. Et non. Je ne suis pas une victime. Pas seulement. Tout est dans le pas seulement. Je ne suis pas une victime, ça ne me définit pas. Et pourtant si, à neuf ans on est toujours une victime – quoi d’autre ? Une victime n’est pas condamnée à rester victime toute sa vie. Même si. Même si. Vous voyez, j’hésite, c’est que c’est compliqué, et ça fait peur, je cherche à dire la nuance, je ne veux blesser personne.

Je sais que je m’aventure dans des zones dangereuses, en ce moment tout est si à vif qu’il n’y a presque que des coups à prendre quand on se met à parler de ces choses-là. L’homme de la piscine m’a enlevé quelque chose, il a tué celui que j’aurais pu être mais il a aussi permis d’être celui que je suis. Non, il m’a forcé à être celui que je suis, pas permis. Je ne l’en remercie pas bien sûr, si j’avais une baguette magique pour effacer cette journée je le ferai mais bon, les baguettes magiques, ça n’existe pas.

Attention, je ne détiens aucune vérité générale. Je ne donne aucune leçon à personne. Le sujet est si complexe, je me répète. Mais comme l’écrit Philippe Jaccottet :  » Ne pas donner toute sa place au malheur. » Essayons d’être bienveillants les uns envers les autres, par goût, par principe, par choix. Il s’agit à chaque fois de cas particuliers, d’histoires particulières, d’aventures singulières. Ne pas « essentialiser » ni les victimes ni les bourreaux. Cas particulier : à chaque fois une histoire différente, un roman différent, des visages différents. Depuis #Metoo la parole de celles et ceux qui étaient écrasés se libère et la révélation d’une affaire en entraîne une autre. L’accumulation de ces faits est assez monstrueuse, on a le vertige et la nausée… on est perdu. Mais chaque histoire est singulière et unique, s’il vous-plaît, retenons au moins cela. Je n’écris plus, là. Je dis. Au plus près. Je ne sais pas. On a un robot super sophistiqué sur Mars, on a des vaccins ARN truc, des passeports biométriques, des drones et des applis, mais pour ce qui est du désir, des pulsions, des fantasmes et du sexe, on en sait aussi peu que les Romains, voire moins qu’eux. Comment c’est possible ?

Je retourne à Melody Nelson. Elle avait les cheveux rouges et c’était leur couleur naturelle…