Ailton Krenak est l’un des plus importants leaders autochtones au Brésil. Engagé dans la lutte écologiste et la défense des droits amérindiens depuis sa jeunesse, il a joué un rôle important dans la rédaction de l’article relatif aux peuples autochtones dans la nouvelle Constitution brésilienne de 1988. En 2015, les terres traditionnelles du peuple krenak (état du Minas Gerais) ainsi que la rivière Rio Doce sont ravagées par une coulée toxique provoquée par la rupture du barrage de contention de minerais de l’entreprise Samarco. En 2019, Ailton Krenak publie un recueil de textes, Idées pour retarder la fin du monde (Éditions Dehors, 2020), autour des cosmovisions amérindiennes et de leur capacité à « créer des mondes ». Au Brésil, il vient de publier deux autres ouvrages courts, tout aussi percutants (La vie n’est pas utile et Notre lendemain n’est pas en vente, 2020).

Ton livre Idées pour retarder la fin du monde a été publié au Brésil avant la pandémie. On pourrait penser qu’il s’agit d’un livre pessimiste ou qui prophétise une fin. Mais quand je l’ai refermé, j’ai été prise d’espoir, j’ai eu envie de chanter et danser face à ce qui nous accable. Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ce livre à ce moment-là ?
Ça a été le désir de suspendre le ciel. De chanter et danser pour suspendre le ciel. C’est ça, notre quotidien, dans nos communautés. Chaque jour, on fait quelque chose pour que la journée ait un sens. En racontant un rêve, en allumant le feu. Quelqu’un va dans la forêt, rapporte une plante, du gibier. Alors quand j’ai publié Idées pour retarder la fin du monde, j’ai déversé dans le texte toutes ces années d’expérience auprès de ces petites cellules humaines qui savent rendre un culte à la vie. Et qui rendent un culte à la terre, à la rivière, à la forêt, à la nourriture. Manger, chez nous, c’est merveilleux. On mange une patate, du manioc, et on sait ce qu’on mange. On connait le poisson que l’on va manger. Et ça, ce n’est pas une blague ! Parfois j’explique aux gens qui ne connaissent pas la forêt : « Il ne s’agit pas du film Avatar, c’est la vie ». C’est la vie pour de vrai, où quelqu’un va cueillir une plante et demande à cette plante si elle accepte d’être consommée. Tu n’approches pas de la rivière pour prendre n’importe quel poisson. Tu peux avoir rêvé du poisson que tu vas prendre. J’ai voulu rendre hommage à cette vie-là, la vie qui sait les rites, qui connaît les pratiques qui retardent la fin du monde. C’est de l’homéopathie. Cet immense organisme malade qu’est la planète reçoit une homéopathie quotidienne qui reporte à plus tard cette fin du monde. Et si nous cessons de le faire, le ciel s’effondrera pour de bon. Il ne s’agit pas de « préservation », mais de la puissance de « créer des mondes ».
La santé n’est pas extérieure à cet univers négocié. À cette cosmovision. Elle est au-dedans, elle vient de l’esprit, elle est partagée, elle vient du rêve. Elle est profondément impliquée dans les choix qui sont faits au quotidien et en rapport, pas seulement avec ce que tu fais toi, mais aussi avec ce que tout ton entourage fait, pense, désire. Avoir le courage de partager avec des étrangers, parce qu’il est bon de se rappeler que les Blancs continuent d’être des étrangers. Le Blanc, dans le sens ontologique, est un Autre qui a fait un choix radicalement opposé au nôtre. Il veut manger le monde. Et nous, nous pensons que nous sommes le monde. Et nous pensons que le Blanc veut nous manger. Quand il mange la forêt et se met à tout dévaster, à arracher l’or et le minerai, il nous mange, nous la chair de la terre.
La poétique de Davi Kopenawa [chamane, leader et porte-parole amérindien qui a publié La chute du ciel. Paroles d’un chamane yanomami (Terre Humaine, Plon, 2010), avec l’anthropologue Bruce Albert, est très heureuse quand elle introduit l’idée de xawara [conception yanomami des épidémies, liée à l’action pathogène des Blancs sur l’environnement, à leurs activités et à leurs objets] comme le produit de notre action sur le monde. Quand on enfonce une lance dans le corps de la terre, et que l’on retire d’elle cette matière qui constitue son corps et qui est stable : que ce soit de l’or, ou tout autre minerai, cette matière entre en contact avec l’environnement externe au corps de la terre, et se transforme en maladie, contamine tout.
Ce genre de matière est capable de mettre une rivière dans le coma. C’est l’expérience que nous sommes en train de vivre, ici, dans le village Krenak. À 500 mètres de chez moi, passe le Rio Doce, le Watu. Si tu regardes ce qu’il y a là-dedans maintenant, c’est une matière toxique sortie d’un barrage de contention de minerai. Elle y a été retenue et s’y est formée pendant 40 ans. Même les scientifiques ne sont pas parvenus à déchiffrer ce que ce truc est devenu et qui a tué toute l’ichtyofaune, qui a exterminé le lit de la rivière sur 630 km, et l’a transformé en une sorte de moquette pourrie, où même les bactéries ne survivent pas.
Alors, ce qui m’a inspiré, ça a été de vivre toutes ces expériences partagées, expérimentées dans mon corps, cette capacité à différer le jour, à l’étirer, à l’embellir. J’ai souhaité partager ça avec d’autres, même en sachant que ces autres pouvaient considérer ça comme une fable et trouver que je ne faisais qu’inventer une petite histoire. Puis nous avons été submergés par cette pandémie et le livre a gagné un ton de prophétie, d’oracle.

Dans le livre, tu élabores une critique dure de la notion de « soutenabilité », notion qui est souvent mobilisée comme si c’était exclusivement d’elle que dépendait le maintien de ce monde : Aujourd’hui, il existe même des produits financiers « soutenables » et certifiés « verts ».
Revenons au moment où nous avons cessé d’être soutenables. La révolution industrielle a été le détonateur pour que l’on occupe tous les continents, jusqu’à la moindre petite île de la planète, que l’on en surpeuple chaque recoin. Quand les humains ont définitivement gagné le bras de fer avec les non-humains, la série de mécanismes que le capitalisme a instauré a assuré sa condition de superstructure industrielle, moderne, économique et ça a fait « pof », une métastase.
La xawara décrite par Kopenawa est aussi le résultat d’un désordre dans cet organisme en équilibre, qui produit le chaos. Et quand le chaos se généralisera, les humains vont être recrachés par la planète. Gaia va se débarrasser de nous, car nous sommes devenus une peste. Beaucoup de gens veulent combattre le virus comme si c’était un ennemi terrible, l’ennemi terrible c’est l’organisme qui accueille ce virus. Le virus n’attaque pas les papillons. Écoute ! Il y a un oiseau qui chante, là, eh bien il n’y a aucun danger qu’il attrape le virus. Mais j’entends le sifflet du train de la Vale qui passe [multinationale brésilienne d’extraction minière, principale responsable des deux ruptures de barrages de déchets miniers, en 2015 et 2018]. Cette calamité-là est-elle soutenable ? Ce sont des montagnes d’ici qu’ils transforment en granulés, qu’ils mettent sur un wagon, qui rejoignent le port et, de là, vont n’importe où dans le monde, puis reviennent ici sous forme gadgets divers. C’est soutenable, ça ? Il faut mettre un label de soutenabilité à ça ? Pour tromper qui ? Quel crétin va y croire ? Le problème c’est que le monde est plein de crétins qui veulent y croire.
On a cessé d’être soutenables puis ce n’est allé que de mal en pis. Émettre un protocole de soutenabilité, c’est de la falsification, du point de vue de la science et de l’éthique. Le label de soutenabilité est vendu par des voleurs et des menteurs qui portent des nœuds-papillon, dirigent des grandes corporations, et se réunissent de temps en temps à Davos pour se donner une accolade les uns aux autres. Ces agences qui vendent des titres « verts » ont été créées pour ça, elles sont malades. Nous autres, on doit négocier la vie avec la terre que l’on habite. Ces gens-là, ils vivent déjà dans un autre monde, ils n’ont pas besoin de négocier la vie. Ils veulent en prendre le commandement.
Le capitalocène se configure comme une extension des instruments capitalistes pour pomper les ressources de la vie sur la planète, y compris de la vie non matérielle. Il anéantit aussi notre subjectivité, notre capacité de penser, de rêver, de réfléchir, d’imaginer d’autres mondes. Ce capitalocène marche main dans la main avec le nécrocapitalisme et produit huit milliards de personnes qui ne veulent que consommer. Pour satisfaire ces consommateurs, les agences qui émettent des labels de garantie certifient que nos médicaments et nos pesticides sont sûrs. Et le poison finit dans nos assiettes, dans la soupe du bébé, dans notre foie. Ce sont ces mêmes agences, suivant cette même logique, qui labélisent la soutenabilité.
D’ailleurs, à propos du nécrocapitalisme : toutes mes félicitations aux États-Unis, ils sont parvenus à détruire l’Union Soviétique, et même la Chine. Et ils se retrouvent maintenant tous seuls, avec un énorme cancer entre les mains. Le cadavre du capitalisme qui leur pourrit entre les mains, et dont ils vont devoir faire quelque chose… Espérons qu’ils n’inventent pas de nous le balancer à la figure. Ils vont nous le balancer à la figure, à nous et au reste du monde.
Au fait, tu sais ce que Bruno Latour a dit du Brésil ? Il a dit que du point de vue environnemental, de la crise politique, de la pandémie et de tout ce chaos dans lequel nous vivons, la société brésilienne serait en train de vivre une « tempête parfaite ». Et que si nous parvenions à en sortir cela donnerait de l’espoir au monde. J’ai pensé : « Caramba ! le Brésil qui donne de l’espoir au monde, mais nous sommes dans la merde jusqu’au cou ! » Et lui, il nous dit : « Vous êtes notre amortisseur ». Alors, récemment j’ai fait un commentaire là-dessus et j’ai dit que ça devait être bien confortable de rester là, en France, à regarder le monde et dire qu’untel ou untel traverse une « tempête parfaite ». Je ne sais trop ce qu’il veut dire par là, mais ça ressemble à une offense. Si quelqu’un nous dit qu’on est dans la merde parfaite, on doit se sentir soulagé ?
Tu dis que « notre temps est spécialisé en création d’absences », dans quel sens ?
Nous nous habituons à l’érosion des choses. On nous dit qu’une espèce a disparu, on prend la liste, et on fait une petite croix dessus. Viendra l’heure où on nous préviendra que nous sommes les derniers de la liste. La seule façon de produire de la vie face à ce monde en érosion, c’est d’habiter d’autres cosmovisions. Sans se restreindre à ce que l’on a reçu comme héritage ancestral. Partager aussi ce que nos frères Guarani et nos parents Xavante, Suruí et Krahô [peuples autochtones du Brésil] et tous ces peuples ont été capables de soutenir : une vision du monde dans laquelle leur matérialité est énoncée par une poétique de l’existence et un lien à la vie si puissant qu’il est la continuité même de l’existence des autres êtres non-humains. D’autres mondes possibles n’auront pas à nous inclure obligatoirement dans leur répertoire de vie. Le monde est une invention sociale. La planète pas, la Terre pas, Gaia existait déjà avant nous, et va continuer à exister après nous. Quand je parle du « mythe de la soutenabilité », j’invite les gens à comprendre que les humains ne sont pas le sel de la terre. Nous sommes en train de creuser un trou noir dans lequel cette dite humanité disparaît, mais la vie continue.

Quand tu parles des « parachutes colorés », des façons de retarder la fin du monde, tu évoques le rêve. L’écriture, ton expérience de l’écrit, peut accomplir cette fonction ?
Je continue à considérer le domaine du rêve comme transcendantal. Même quand on parvient à le ramener dans un cadre d’échange social, son mode de fonctionnement ne change pas : il s’agit de partager les autres sens du quotidien et des échanges affectifs, des échanges symboliques, dans une atmosphère constituée par le quotidien. Quand quelqu’un raconte son rêve du matin, il affecte celui qui est dans l’environnement domestique, autour de nous. Le rêve est imprégné de messages qui ne sont pas transposables dans un texte partagé en dehors. Le texte a une nature de partage que le rêve n’a pas. Ta question ressemble beaucoup au commentaire d’Aparecida Vilaça [anthropologue brésilienne] quand elle a dit que je faisais comme Shéhérazade : raconter une histoire de plus pour rester en vie, comme une manière de reporter la fin, par l’expérience poétique mais aussi comme une façon de survivre, d’être vivant, de passer encore une journée. Je trouve ça très bien.
Tes textes et tes dires sont toujours imprégnés d’humour, pas dans le sens de la moquerie, mais bien un humour qui est aussi familier aux mythologies autochtones, aux rituels, au quotidien. Penses-tu l’humour comme forme de résistance ?
Plus qu’une forme de résistance, ce serait une esquive. Comme ce que fait un poisson pour fuir l’appât. Quand un poisson évite l’appât, il ne résiste pas. Nous, le collectif Krenak, nous avons été dispersés à diverses reprises. Empêchés de vivre ici, nous avons presque été anéantis. Donc beaucoup de gens d’ici se sont éparpillés et n’ont plus pu vivre l’expérience de la communauté. Quand on est revenus, lentement, on a recomposé les familles, on s’est réconciliés avec la vie, et l’une des observations faites par les plus vieux était que cette subtilité que nous mettons dans la conversation, dans la réponse à certaines questions pratiques, est la marque de ce que tu as observé, de l’humour. Un certain humour. Une preuve que tu appartiens encore à cette cosmovision, c’est que tu n’as pas perdu la capacité de rire de toi-même. Ce n’est pas un humour pour rire de l’autre, c’est un humour où tu échappes toi-même à une situation que tu n’arrives pas à supporter. Un poisson qui échappe à l’hameçon, pour moi, il a de l’humour. Un bon humour.
Quand les jeunes, adolescents Guarani, Kaiowá, ou autres, vont chanter, courir, danser autour du feu, ils échappent à l’appât. Et ils le font avec humour. Alors tu vois des images de cette bande de gamins qui rient, jouent, parce qu’ils se trouvent dans un autre monde. C’est justement ce monde-là que nous voulons voir continuer d’exister.

Je voudrais te demander, puisque te voilà confinée en Europe, est-ce que tout le monde fait ça, le confinement, ou bien il y a des gens qui font la foire comme ici, qui vont à la plage et s’agglomèrent partout ?
Oiara : Ici, les magasins sont pleins et les gens ne veulent savoir qu’une chose, s’ils vont pouvoir voyager pour Noël et le Nouvel An, comme ils le font d’habitude.
Ailton : Donc c’est partout pareil. Il y a des gens qui se foutent de tout. Se foutent d’eux-mêmes et des autres. C’est une furie. Contre la vie. Et tous ces gens mis ensemble sont ceux qui revendiquent l’ouverture des centres commerciaux et qui veulent en finir et liquider la planète. Après avoir dévoré la planète, qu’on crève, tous. C’est comme si on faisait une « Fête de fin du monde ». Au lieu de faire un Forum Social Mondial pour penser le monde, on convoque une rave party globale pour manger ce qui reste du monde, puis exploser.
On verra comment on va traverser ce désert.
Tu sais que pendant toute la pandémie j’ai décidé de garder mon feu allumé, devant chez moi, depuis le mois de mars. Je ne le laisse pas s’éteindre. Alors, ces jours-ci, il a plu, mais il ne s’est pas éteint. Je fais de ce feu mon vaccin. Quand il faut s’en occuper, je m’en occupe, et quand il ne faut pas, il prend soin de lui tout seul.
Il est vivant.
Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, Postface Eduardo Viveiros de Castro,
, éditions Dehors, 64 p., juin 2020, 8 €Cet entretien, produit dans le cadre du Master Écopoétique et création d’Aix-Marseille, a été réalisé le 19 décembre 2020 et traduit du portugais (Brésil) par Oiara Bonilla il peut être lu en vo en suivant ce lien.