Philo Mag : 21 penseurs préparent 2021

Philosophie Magazine inaugure son année 2021 par une livraison spéciale qui reprend 21 articles parus dans la presse internationale en 2020 et qui traitaient, à travers les textes de philosophes et de spécialistes des sciences humaines, de l’actualité dans le monde. Or, ce fut, et c’est peu de le dire, une actualité envahissante et douloureuse. Signalons que les articles retenus ont été sélectionnés par Martin Legros, Octave Larmagnac-Mattheron et Julie Davidoux. Et ceux-ci ont réussi à constituer un ensemble varié et prestigieux, avec quelques grands noms mais aussi l’un ou l’autre oubli (on pense à une Vinciane Despret, proche de Bruno Latour et dont le discours sur le règne animal incite à voir le monde autrement).
Certes, l’année 2020 fut dominée par l’irruption d’une pandémie gigantesque mais qui ne fit pas disparaître pour autant des questions comme le racisme, le sexisme ou le réchauffement climatique évoqués par plusieurs ici même. Au passage, on notera que capitalisme et néolibéralisme en prennent aussi pour leur grade. Dans ce brillant volume, ce qui frappe avant tout est précisément que les problèmes d’actualité sont désormais à considérer à l’échelle du monde et que même une question comme la présidence trumpienne (trumpienne et trompeuse…) a retenu l’attention de la presse mondiale en liaison avec un traitement désastreux aux États-Unis de la crise sanitaire.

On aimera que le recueil s’ouvre et se ferme sur des réflexions quelque peu en clin d’œil, d’autant qu’elles ne manquent pas de bon sens. C’est le sociologue allemand Hartmut Rosa qui, d’entrée de jeu, se réjouit de voir le politique reprendre le pouvoir et faire que l’activité mondiale connaisse un ralentissement imprévu des échanges et communications. Et c’est, en fin de volume, le philosophe italien Maurizio Ferraris qui fait observer que Dieu n’a nullement demandé à l’homme de sauver la planète — un sauvetage qui au bout du compte ne se produira pas — mais que les humains ont mieux à faire pour que leur espèce ne disparaisse pas. Par ailleurs, dans le corps du volume, on notera que différents affects sollicités par une époque troublée et troublante fassent l’objet d’une réflexion. Ainsi le volume consacre deux traitements parallèles à la question du chagrin, pris en charge par les deux grands profs américains à engagement féministe que sont Judith Butler et  Martha Nussbaum.

Certains articles parmi les plus remarquables s’inscrivent dans une réflexion écologique. Ainsi le sociologue Bruno Latour voudrait privilégier le concept d’habitabilité qu’il place au centre de toute nouvelle politique. Et de noter : « la question capitale en termes d’habitabilité — et donc de « santé » à long terme des humains — est bel et bien de savoir combien d’hectares de sol on maintient en capacité d’assurer la subsistance des humains et de ceux dont ils dépendent pour vivre. » (p. 84).  Cela signifie que, du fait même, le thème de la conscience de classe qui nous a tant occupés dans les années 1960 est devenue celui d’une conscience géosociale.

On prolongera cette analyse par l’article audacieux de Paul Sebillotte qui s’attarde sur la déforestation de grands espaces naturels voulue par  les exigences du capitalisme. « Le processus est particulièrement vicieux, écrit Sébillotte : l’étalement urbain aggrave la déforestation et multiplie donc les risques de zoonoses, alors que le virus, une fois le « saut d’espèces » effectué, bénéficie de vecteurs de transmission bien plus nombreux. » (p. 129). Ainsi de l’épidémie Ebola en  2013-2015, pendant laquelle le nombre de décès a littéralement explosé.

Dans la même ligne est repris un débat qui a opposé, au sein de la revue Dissent, le grand penseur libéral qu’est Michael Walzer à Olùfémi Tàiwo et Liam Kofi Bright sur le point de savoir si le capitalisme pouvait être racial, ce que ne pense pas Walzer. Autre controverse reprise d’un échange paru dans le magazine Prospect, celui où s’affrontent Peter Singer et Sophie Winkett à propos de la question éthique devenue cruciale sur le point de savoir qui il convient de sauver quand le personnel médical se trouve dans en milieu hospitalier en présence de deux malades en danger de mort, l’un jeune et l’autre âgé.

Quelles améliorations la société pourrait-elle tirer de la sortie de crise pour la planète entière, se demandent quelques-uns de nos penseurs ? Vers quelle nouvelle modernité nous dirigerons-nous ? Le télétravail va-t-il se faire mode de vie ou, comme Nicholas Bloom le redoute, devenir pratique inégalitaire ? Comment se dégager du modèle libéral qui a clairement failli, se demande le politologue Indien Pankaj Mishra. Comment échapper à ce que Arjun Appadurai dénonce comme étant « la révolte des élites » dans des pays où émergent des leaders populistes ?  Eva Illouz pointe les formes d’esclavage que subissent ceux et celles qu’elle appelle les « corps vulnérables ». Et cela fait du monde : les noirs, les femmes…

Dans un ensemble de grande qualité, on pointera encore les signatures de Marylin Maeso (qui rend hommage à Samuel Paty, « professeur de vie et maître de doute »), d’Helen Lewis, de Nadia Yala Kisukidi acquise à « la joie africaine ». C’est avec Jared Diamond que nous conclurons. Ce biologiste évolutionniste qui se fit récemment le théoricien de la notion d’effondrement s’attache à dégager un bienfait de la crise actuelle : « La conséquence la plus positive (…) serait, écrit-il, que se crée un sentiment largement partagé d’appartenance mondiale, menant tous les peuples à prendre conscience de la nécessité que nous avons aujourd’hui d’affronter l’ennemi commun des problèmes planétaires, que nous ne pourrons résoudre que par un effort commun et dans l’unité. » (p.166) Dans cette optique, Mireille Delmas-Marty plaide pour la création d’un droit à vocation mondiale. Souhaitons que biologiste comme la juriste soient entendu(e)s.

21 Penseurs pour 2021, Philosophie Magazine éditeur, janvier 2021, 191 p., 15 €