Hédi Kaddour : un « livre caméléon, livre Protée » pour dire un monde « devenu monstre » (La nuit des orateurs)

Détail de l'affiche du film "Fellini Roman" (1972)

La scène est à Rome, sous le règne de Domitien. Lucretia exige de son mari, Publius Cornelius, dit Tacite, de rester à la maison. La situation est tendue, l’Empereur va faire tomber des têtes, et probablement la sienne. Lucretia a ses entrées au Palais, elle s’y rend pour plaider la clémence auprès d’un tyran qui « tue comme on éternue ». « Il n’y a plus que quelques heures entre eux et la mort ». Le nouveau roman d’Hédi Kadour n’est pas un peplum ni même une fresque historique mais bien la mise en récit d’une question si actuelle : que peut-on dire et faire sous un régime autoritaire ? Quelle place pour le verbe, ce pharmakon qui peut tuer autant que sauver ?

Gaius_Cornelius_Tacitus – Wikipedia

Senecio, Pline et Tacite ont participé au procès de la province de Bétique contre Massa, un proche de l’Empereur. Tacite est sénateur et avocat, il savait qu’aider son ami Pline à composer le réquisitoire était dangereux. Massa a été condamné pour avoir mis la province de Bétique en coupe réglée, à son profit. Sa condamnation a été « une victoire inespérée de l’éloquence et de la justice sur la corruption ». Mais, à travers le favori, Senecio a voulu attaquer « le maître et dieu », Domitien, il a demandé un contrôle sénatorial sur les finances publiques, il se rêve martyr républicain comme si « sous un tyran la vraie grandeur » n’était pas de « survivre ». Senecio, en faisant tomber Massa a voulu rejouer le réquisitoire de Cicéron contre Verrès qui avait pillé la Sicile. Pline, Tacite et lui le paieront-ils de leur tête ? C’est tout l’enjeu de cette nuit climatérique que met en scène Hédi Kaddour à la manière d’un Fellini Roma, dans une fresque qui déploie l’Empire et le danger de tenir certains discours comme de prononcer certains noms…

Huis-clos et scène romaine, La Nuit des orateurs répond à la poétique du quatrième chant des Géorgiques tel que le lit Tacite, à travers l’apiculteur Aristée et « ce que dit Virgile sur le choix du lieu, un espace réduit, il faut construire quatre murs, un toit, quatre fenêtres ouvertes aux quatre vents, qui font une lumière oblique ». Ainsi naissent les poèmes, un lieu clos et une temporalité resserrée (distendue par les analepses), une crise, désir et lutte et la beauté naissant de ce qui lui est en apparence le plus contraire, la violence ou « la pourriture ». Ainsi naît La Nuit des orateurs, annale de l’Histoire depuis l’anecdote et la chair des événements. L’Antiquité n’y est pas rêve de pierre mais bien corps traversés de passions.

À travers Lucretia et son avancée dans la nuit romaine vers le palais impérial pour tenter de plaider l’innocence de son mari, c’est tout une époque qui prend vie sous nos yeux. Elle est de ces moments qui concentrent l’Histoire, la donnent à voir dans sa permanence et même son actualité. Sous le flux de pensée de Lucretia, qui sait la tête de son mari sur le point de tomber, tout remonte : son enfance au palais et ses jeux avec le jeune Domitien qui l’appelait « petite sœur » et lui expliquait le principe de la purge au théâtre (devenu un principe politique), son mariage avec Publius Cornelius, les intrigues de cour, les haines et jalousies personnelles qui influent sur le gouvernement de l’Empire. Lucretia, fille d’Agricola, « un des plus grands généraux de l’Empire », aime Publius Cornelius depuis qu’elle a neuf ans, en dépit de tout, dont sa vieille maîtresse Flavie. Lucretia sait que, si elle échoue dans sa démarche désespérée, « il nous restera le poignard ». La nuit des orateurs tient à un fil.

Le régime de Domitien est celui de la Terreur, il « a remplacé la guerre civile par les complots, qui ne déciment pas le peuple » mais bien les patriciens. Tacite le sait, « Domitien va nous convoquer, Pline et moi, en même temps que Senecio, comme ses complices, et en présence de Regulus. Il va nous mettre en spectacle. Il aime agir sous les regards… Néron n’assistait pas aux supplices, mais cet empereur-là guettera nos regards et nos cris pendant qu’on nous ouvrira le ventre devant lui, de la même façon que nous avons été obligés d’entendre en plein sénat les cris d’Orfitus qu’on emmenait et qui avait fini par se mettre à pleurer quand il avait compris qu’il ne servait à rien de se débattre… ». Le moment de l’Histoire que La Nuit des orateurs traverse est celui où les lieux de pouvoir ne sont plus la Curie et les Rostres mais les antichambres, les couloirs, la cenatio rotunda et les chambres, celui où le populus (le peuple) devient plebs (plèbe) — ce dont l’assaut d’un récent du Capitole de Washington a encore donné un exemple.

La Nuit des orateurs est un Crépuscule des dieux, un récit traversé par le déclin, la chute et les espoirs brisés. C’est un roman politique, interrogeant la place du discours dans la Cité, mettant en scène histoires et Histoire, rumeurs et paroles au vent. Le langage est le moteur du récit, il le (mal)mène — du flux de conscience de Lucretia aux réquisitoires, des discours politiques aux ambitions littéraires encore embryonnaires de Tacite (« il voudrait être écrivain mais il ne sait toujours pas quoi écrire : tragédie, épopée, histoire ? »), des conversations de banquets aux soirées littéraires organisées par Capito (Pétrone y lit son Satyricon), des paroles échangées dans le plus grand secret aux citations latines qui rythment et innervent le récit. La Nuit des orateurs rappelle, par certains aspects, L’Hommage à Sextus Propertius d’Ezra Pound, traduction, collage et assemblage d’un texte latin. Ici c’est comme si toute une bibliothèque latine prenait chair pour s’animer, devenir notre présent dans un livre des livres, celui d’un monde en déclin.

L’Histoire, telle que Kaddour la saisit (les crises du XXe siècle dans Waltenberg, la colonisation dans Les Prépondérants, etc.) est tout sauf une toile peinte. L’anecdote — au sens étymologique du terme de petit fait inédit — lui permet d’élargir la focale, de mettre en scène tout l’Empire et des questions qui nous traversent encore, quant à la tyrannie, la situation de l’écrivain, l’engagement, la place des femmes dans la vie privée comme la sphère politique, celle des marges de la politique officielle qui menacent à tout instant de renverser le régime. « Qu’est-ce que ce règne où chacun se croit à tout moment en danger de mort ? ».

L’écrivain se glisse dans un « blanc » de l’antiquité romaine, une de ses failles qui révèlent d’autant mieux une époque que l’on est entre le réel attesté et l’imaginaire de ce réel, entre la petite et la grande Histoire, à la manière de Plutarque ou de Juvénal qui « rêve de mettre dans un livre tout ce que font les hommes, quidquid agunt homines, le monde entier des hommes ». Ce que Tacite imagine encore, Kaddour l’écrit, entre épopée et histoire tragique, roman des hommes et fresque politique puisque « c’est cela la tyrannie » d’un Domitien, « quand les actes honorables d’un citoyen deviennent comme autant de petites fautes de tragédie ». La Nuit des orateurs nous entraîne dans un récit d’une poésie somptueuse, entre violence et ironie, qui concentre les crises politiques d’hier comme celles d’aujourd’hui. C’est une orgie de mots, de chair et de sang, comme le Satyricon que Pétrone lit chez Capito, avec ses « phrases-bourrasques » et son « rythme insensé » pour dire le chaos et « les tremblements du monde », dans une forme-sens, une fiction critique qui n’est jamais aussi puissante que lorsque la tyrannie désagrège le monde et que « le tourbillon de la rumeur » supplante les lois, multa agendo nihil agens.

Pétrone comme Kaddour fabriquent « du trouble, du désordre qui ne s’ordonnait pas, de l’obscurité et du chaos sans fin » et disent « ce qui peut advenir du monde quand il n’y a plus de règles, plus de lois, plus d’autres lois que les volontés incohérentes d’un tyran, des volontés qui tombent du plafond comme des morceaux de Priape. (…) Plus rien ne pouvait advenir. Et ce n’était même pas tragique, car le tragique avait disparu avec le reste ». La Nuit des orateurs est bien le Satyricon du règne de Domitien comme du monde qui se (dé)construit sous nos yeux : « d’allusions en citations, de citations en pastiches », Hédi Kaddour passe « à la meule tous les livres et toutes les formes » qui l’ont précédé : « c’était un mélange qui parlait d’un monde mélangé ». Le « maître en fusion » forge « un bronze de Corinthe de la littérature, un livre romain qui n’était ni la légende de Rome, ni sa honte, mais Rome elle-même, née d’une fusion ».

Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs, Gallimard, janvier 2021, 368 p., 21 € — Lire un extrait