C’est après avoir pris conscience de l’emprise du Temps sur sa personne que Marcel entend se mettre au travail en avouant que son ambition est immense.
Jusqu’à s’inspirer de pratiques, de disciplines et d’arts parmi les plus exigeants. Et d’en faire le tour avec fierté : « car cet écrivain (…) devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes. »
Après quoi et dans un second temps, Marcel conçoit qu’il doive en rabattre de ses ambitions, ce qu’il va faire soudain en déplaçant la visée de son écriture et en pensant aux lecteurs auxquels il s’adresse : « Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. »
En un troisième temps, l’écrivain débutant en vient à imaginer les conditions concrètes de sa besogne : « Je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches (et j’avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu’elle avait pu faire contre elle), je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle.»
Et viennent ici à l’esprit de l’apprenti deux tâches ouvrières à la hauteur desquelles il voudrait se hisser, ce qui est gigantesque en même temps que modeste : « je travaillerais auprès d’elle et presque comme elle […] ; car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. »
Et Proust rejoint avec église et robe le monde du travail.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Folio p. 337-339.