L’Anse des coquelicots est le deuxième roman d’Océane Madelaine, publié comme le beau et légitimement remarqué D’argile et de feu (2014) aux éditions des Busclats. Il a paru en février 2020, période difficile pour tou.te.s et peu propice à une ample réception.
On retrouve dans L’Anse des coquelicots ce qui faisait l’originalité manifestée par D’argile et de feu, la puissance mythique, la recherche d’une écriture au plus près des corps, des forces qui les traversent, ouverte au mystère. Le triple exergue – Char, figure tutélaire des éditions des Busclats, Coetzee, Michon – désigne l’espace d’écriture qu’entend habiter ce texte. Ces deux premiers romans ne sont pas sans liens. On retrouve ici l’usage d’un double fil narratif comme torsadé, la hantise d’un traumatisme qui projette sa lumière noire sur l’histoire, l’effet d’après-coup qui en creuse l’écriture. On y retrouve aussi la double inscription d’une ligne de fuite et d’un ancrage terrien ; non que ces schèmes s’opposent, mais davantage qu’une déhiscence les partage dans la quête commune d’un passage à l’épure, d’une intensification.
Dans ce roman, les deux personnages principaux sont l’oxymorique Vita des Ombres, vieille femme qui n’a jamais quitté son île natale pourtant désertée à mesure que les générations passent, et, le fils d’un certain Yann, un homme que Vita a aimé, dont on apprend qu’il a été tué des années avant que l’histoire ici narrée ne commence ; il y en a eu d’autres, mais pas comme lui, des « hommes qui brulaient », dont les étreintes sont invoquées avec une force poétique essentielle et crue. L’action se tient à Favitas, îlot au sein d’un archipel, dont la déréliction inclut onomastiquement le personnage de Vita – comme l’auteure le lui donne à remarquer. Le roman est hanté par toutes les victimes d’une ancienne guerre de décolonisation et de ses contre-coups violents, sur un rivage et l’autre de cette mer où cet îlot est pris. Tout cela rend un écho historique évident. Si réalisme fantastique il y a, le pôle réaliste l’emporte peut-être ; mais les projections auxquelles le lecteur est incliné n’annulent pas la suspension référentielle, dont est garante la toponymie qui joue fictionnellement sur les consonances méditerranéennes.
« Je voyais encore, au loin, des minuscules bouts de terre qui semblaient déchiquetés et qui faisaient un pays, en face, qu’on appelait le Pays aux Trois Noms, nommé une fois par son peuple, une deuxième fois par nos soldats du temps des colonies, et une troisième fois par les indépendantistes » ; l’histoire à laquelle il est fait allusion par Vita est comme redoublée par cette appellation où se creuse et se réfléchit la distance de la légende à l’historiographie. Si les urgences de l’heure se font entendre, c’est par le côté où elles nous convoquent à notre humanité. Ce qui importe à l’auteure, sans doute, est le tragique recommencé, la Mort que la guerre porte dans les corps, la Vie qui trouve la force de faire face.
Alternent des chapitres qu’occupe l’un puis l’autre personnage. Océane Madelaine montre un souci de faire entendre des voix bien distinctes, jusque dans la prosodie et la matérialité de ces chapitres : ceux consacrés au « fils de Yann », le jeune coureur de fond qui a fui son pays après l’assassinat de son entraîneur, sont constitués de blocs de parole comme saisis dans le flux de sa course, une immense phrase haletante que les paragraphes découpent sans interrompre, en cette terre inconnue de lui, faite de dénivelés et d’obstacles, où il sait que son père qu’il n’a qu’à peine connu a péri, où il se libère peu à peu des carcans des pistes d’entraînement nettes et bien tracées, où il affronte la question d’une paternité en puissance. L’auteure prête peut-être plus spontanément ses mots au personnage féminin relié à une impulsion énonciative qu’on peut supposer plus intime ; le monologue intérieur de ce jeune coureur ne manque toutefois pas de cette énergie dense, de cet élan qui anime ses foulées comme sa veine questionnante, et qui fait entendre, sur les enjeux de filiation notamment, des accents travaillés au plus vif.
Aux chapitres succèdent les parties d’un poème en vers libres, « A la mer », qui reproduit les paroles de la chanson d’un groupe de rock, Incendie, que le jeune homme a découvert par l’intermédiaire de son amoureuse maintenant enceinte, laissée là-bas. Cela fait : « à la mer/ à ses seuils/ à son souffle/ à la fureur la caresse et la crasse/ à ses flancs sales et purs/ à ses gouffres en dessous comme autant de pays ». Ainsi va la première strophe de ce « très long poème que le chanteur débite par saccades », qui passe dans les écouteurs du jeune homme, le soutient, tandis que défilent le temps égrené et le sentier sous ses pas de course. La présence du poème dans un roman, par principe risquée, trouve ici non seulement une légitimation diégétique mais comme l’ample résonance d’un chœur très ancien et très actuel, en vis-à-vis d’une prose qui s’apparente à un long chant douloureux. Bien entendu, les trajectoires des deux personnages convergeront en un final où chaque personnage accueillera l’essentiel de l’autre, et l’image qui justifie le titre se déploiera en plusieurs temps, jusque dans une hypotypose hallucinatoire.
Océane Madelaine a un ton, une langue toute de sensorialité sexuée, qui sait mêler les registres, le haut et le bas, l’évocation vigoureuse de la nature dans son âpreté, une parole éruptive que le silence creuse, à l’image de l’élément rocheux, pierreux omniprésent – blocs, promontoire, éboulis – qui affleure, saille, soutient, resplendit mais peut blesser, au plus près aussi des scories du corps désirant, encore triomphant ou abîmé. Elle l’insuffle au personnage de Vita qui, auprès de ses bêtes, semble évoluer dans un espace intermédiaire entre la vie et la mort, espace qu’on dirait sacré s’il n’était pas aussi celui du quotidien besogneux ; malgré tout, la substance du monde la rappelle à une corporéité vivace : « Parce qu’au réveil chaque jour, là-haut, seule avec mes pierres, après avoir ouvert l’enclos des chèvres, je ne sais plus si je suis vivante ou déjà morte, et il n’y a que la mer pour me répondre ». D’une sauvage intransigeance, d’une innocence roide, retrempée à ses multiples vies et morts, c’est sur elle que choit soudain le corps meurtri d’un jeune migrant qu’à la suite d’une lutte fortuite et involontaire, « cette sale bagarre », elle décide de secourir. « On ne peut pas savoir » ce qu’est l’exil, voir la mort en face, dit Vita, et pourtant c’est à elle qu’échoit la tâche de se faire le lieu d’une parole depuis la mort, quand il le faudra : tel est l’écart impossible qui sous-tend ici l’écriture.
Vita des Ombres est celle qui recueille les ombres qu’elle porte – presque toutes, car la douleur peut être trop forte –, celles des morts dont elle a la charge : « c’est ce que j’ai accompli sans jamais me plaindre sauf une fois ou deux, quand ça a été trop lourd pour mes épaules seules, j’ai porté leurs ombres avec mon dos solide comme les barques d’ici, j’ai porté leurs ombres et celles des autres, et je porterai encore ». « Vieille folle », héroïne dont la sorcellerie est faite de toucher et de mémoire, qui récuse le dogme et ses instrumentalisations, qui n’agit « pas pour le pardon, le salut ou la paix des âmes », Vita modèle un bol d’argile où elle place une dernière âme, à la fin du roman, et « donne forme à toute cette rage ». L’argile, le plein et le creux durcis par le feu : ici, discret bien qu’essentiel, ce motif noue ce roman au précédent – ainsi qu’à l’autre métier d’Océane Madelaine. Là, dans D’argile et de feu, le travail sur la matérialité de la poterie, sur l’ambivalence destinale du feu ravageur et régénérateur était décisif, métaphore tout du long littéralisée et narrativisée. Ici, avec L’Anse des coquelicots, c’est un peu ce poids des ombres que le lecteur sent sur lui en refermant ce très beau roman.
Océane Madelaine, L’Anse des coquelicots, Éditions des Busclats, février 2020, 187 p., 15 €