« La guerre seule console de la mort ». Cette réflexion de Paul Valéry me revient souvent en mémoire devant un événement violent de portée historico-mondiale. Et ça n’est pas ce qui manque. Ni dans le passé, ni dans le présent. Quant au futur, il est à craindre qu’il n’en sera pas indemne.Terrorisme, conflits inter-ethniques, crimes de masse, coups d’État, génocides, annexions, guerres civiles etc. La phrase de Valéry me renvoie avec évidence à cette autre, signée d’un écrivain pour qui j’ai estime et admiration, James Baldwin : « L’origine de toutes les difficultés humaines se trouve peut-être dans notre propension à sacrifier la beauté de nos vies, à nous emprisonner dans des totems, tabous, croix, sacrifices de sang, clochers, mosquées, races, armées, drapeaux, nations afin de dénier que la mort existe, ce qui est précisément notre unique certitude. » Laquelle à son tour m’évoque Blaise Pascal et sa théorie du divertissement. La belligérance comme divertissement suprême, parade « impétueuse et vaine » au vide et à l’angoisse inhérente à notre condition d’animaux conscients de leur finitude.
À un tout autre niveau, plus circonscrit mais pas moins inquiétant, le crétinisme de meute qui se donne à voir dans un certain usage de ce qu’il est convenu d’appeler les réseaux sociaux m’inciterait à détourner l’aphorisme de Valéry de la manière suivante : « La stupidité haineuse seule console de la mort. » Rage puérile envers la moindre opinion non clanique-pavlovienne, saccage de la nuance, manie de se déclarer offensé à tout bout de champ, d’en appeler sans vergogne au respect et au lynchage, intarissable ruissellement de débilité et de ressentiment : ce qui s’exhibe sur ces réseaux m’inspire une exaspération que seul le rire et un fatalisme mêlé de fatigue empêche de se transformer à son tour en désir d’extermination. Faut-il condamner les agités des réseaux (que d’autres, heureusement, utilisent avec parcimonie, humour et indépendance. Mais, et c’est tout le problème de ces moyens de communication de masse où les braillards et les pousse au meurtre se font, comme partout ailleurs, toujours plus entendre, ils ont beaucoup moins de « visibilité ») à la lecture de Baldwin et Valéry ? Serait-ce une mesure par trop inclémente ? Ou infructueuse ? La question se pose. Il est sans doute trop tard, même en faisant preuve d’optimisme. Par ailleurs, il convient de ne pas porter offense, on le sait. On optera donc pour le statu quo. Après tout, soyons conséquents : la liberté d’exhiber son abêtissement, son acrimonie et son panurgisme doit être, elle aussi, défendue, au nom de la liberté d’expression.
Valéry, paraît-il, terminait parfois ses discussions « sérieuses » par un « Et d’ailleurs on s’en fout ! ». Distance à soi qui ne s’est jamais démentie. Cet homme à la subtilité dévorante, que les honneurs – allant jusqu’aux obsèques nationales- n’ont jamais anesthésié, possédait un sens aigu de la précarité et la relativité de tout ce qui est susceptible de sortir d’un cerveau humain. Le sien compris. « Un esprit vraiment libre ne tient guère à ses opinions. S’il ne peut se défendre d’en voir naître en soi-même, et de ressentir des émotions et des affections qui semblent d’abord en être inséparables, il réagit contre ces phénomènes intimes qu’il subit : il tente de les rendre à leur particularité et instabilité certaines. Nous ne pouvons, en effet, prendre parti qu’en cédant à ce qu’il y a de plus particulier dans notre nature, et de plus accidentel dans le présent. » (Fluctuations sur la liberté, dans Regards sur le monde actuel) Monsieur Teste n’a pas cessé d’habiter son créateur, sous la forme d’une machine à perturber les certitudes et troubler les convictions. Plutôt que de la fadeur ou de l’indécision, on peut y voir une défiance armée envers les clichés et les arguments d’autorité, comme envers ses propres points de vue.
Destructeur de la « comédie » par tempérament mais modéré par réflexion, Valéry n’appelait pas tous les quatre matins à monter des barricades. C’est certain. Il réprouvait la facilité et le confort, souvent, de telles postures. (On peut désapprouver cette attitude, estimer qu’il n’a rien fait pour la cause prolétaire. Il est vrai que la question sociale n’entrait pas dans ses préoccupations majeures. On doit cependant saluer la fidélité de Valéry à son intime perplexité et porter à son crédit de n’avoir pas cédé à la figure obligée de l’intellectuel officiellement « subversif »). Une lucidité qu’on pourrait presque qualifier de paralysante lui interdisait, en matière politique comme en toute autre, la démagogie et le slogan. Il a préféré les formes imparfaites de l’ordre le moins injuste possible aux vociférations exhortant au grand bouleversement. Vociférations dont il savait la tendance à se muer, une fois la position dominante acquise, en catéchisme absolutiste, quitte à bafouer les valeurs sur lesquelles elles prétendaient s’appuyer.
Valéry était un adversaire de la phraséologie et du leurre. Il combattait ceux qui se servent du langage uniquement comme d’un petit véhicule blindé bardé de camouflages pour se faufiler parmi les champs de mines de la vérité. Il tenait le langage, avec circonspection, pour un élément crucial de notre humanité, et comme tel, à préserver autant que possible des prédations de tous ordres : politiques, religieuses, publicitaires, ou …. « poétiques ».
Mettre en parallèle l’œuvre de Valéry, par exemple le gigantisme fragmentaire de ses Cahiers 1894-1914 (13 volumes) –inépuisable journal d’un esprit en constante ébullition -avec les emplois appauvris -jusqu’au psittacisme- du langage évoqués plus haut, donne une idée vertigineuse du fossé qui s’étend entre certains êtres humains, précisément dans leur conception et leur usage des mots.
« Les indigènes Cunas (…) ont des noms pour la diversité des plissements de feuilles selon l’heure et le vent, et (…) ils ne possèdent pas moins de quatorze verbes pour désigner les mouvements de tête de l’alligator. » nous apprend Valéry dans Degas Danse Dessin. Et cela aussi donne le vertige. Mais un vertige vers le haut.