Re-lectures : David Lodge, La vie en sourdine

David Lodge © Christine Marcandier

Desmond Bates, professeur de linguistique en retraite anticipée, en raison d’une surdité qui le handicape, est marié en secondes noces à une femme plus jeune, Fred, décoratrice d’intérieur pétulante, en pleine ascension professionnelle. Ses enfants sont adultes et indépendants, sinon indifférents, son père, ancien musicien de jazz, en train de mourir. Desmond, dont la seule activité quotidienne notable est de lire le Guardian en buvant sa troisième cup of tea, est donc pris dans une véritable « rout-traite », une routine exaspérante. Mais lors d’un vernissage, une jeune femme délurée l’aborde et lui parle. Il n’entend rien, répond au petit bonheur la chance et accepte, bien malgré lui, de diriger ses travaux de recherche. Noël approche, moment particulier de l’année, avec son cortège d’obligations familiales et festives… Quels éléments vont donc bien pouvoir venir pimenter cette vie en sourdine ?

Il y a au moins deux romans, dans cet opus de David Lodge : un campus novel — forme de point d’orgue de sa superbe trilogie universitaire, Changement de décor (Changing Places, 1975), Un tout petit monde (Small World, 1984) et Jeu de société (Nice Work, 1988) — mais aussi une œuvre plus intimiste, crépusculaire ayant la surdité pour thème central, cette « sorte d’avant-goût de la mort, une très lente introduction au long silence dans lequel nous finirons tous par sombrer ». La Vie en sourdine est un roman de l’hiver, qui débute, symboliquement le 1er novembre 2006 et s’achève en mars de l’année suivante. Cette saison est aussi celle des deuils : celui du père, Harry Bates, celui d’un certain rapport au monde — porté par le jeu linguistique qui donne son titre original au roman, deaf (sourd) / death (mort) —, celui de la vie universitaire, de la recherche, celui d’une vie sexuelle. Quelle raison de vivre trouver, se demande le narrateur au chapitre 6, lorsque tout prend fin ?

Là est sans doute la clé de la place donnée, dans La Vie en sourdine, au campus novel : il est un arrière plan narratif, le roman qui aurait pu être écrit mais se voit refuser la première place, parce qu’il appartient aux agonies. Alex Loom, aux yeux d’un « bleu naturellement intense », un « bleu qui ressemble à celui du bureau Microsoft, à la fois lumineux et opaque », aurait pu, il y a une vingtaine d’années, faire l’objet d’un roman de Lodge : étudiante disjonctée, qui consacre sa thèse à une « étude stylistique des lettres de suicidés », Alex Loom a quitté les USA après la réélection de Bush. Cet exil lui semble un geste politique, un geste économique également — « ça coûte infiniment moins cher de faire un doctorat ici plutôt qu’aux États-Unis. Et si c’est moins cher, c’est parce qu’on ne vous enseigne rien »… Le Lodge cuvée 2008 (date de publication originale du livre) n’a rien perdu de sa verve quand il s’agit du monde universitaire ; il brocarde toujours la médiocrité éclatante des professeurs, leur ambition inversement proportionnelle à leur brio (à travers le Pr Buttervorth, en particulier), il s’amuse de la sexualité oblique des étudiantes (ici elles aiment être fessées et envoient leurs petites culottes par la poste, ou les déposent dans les pardessus…). Mais le monde universitaire n’est plus qu’un arrière-plan, il scintille de ses derniers feux, comme un testament, une leçon de virtuosité littéraire potentielle et volontairement évitée.

L’essence du roman est ailleurs : dans une méditation poignante sur les agonies et les deuils. Lodge convoque par petites touches, discrètes et d’autant plus piquantes, le 11 septembre, les attentats londoniens, Auschwitz… Il épingle les travers de notre monde, cette volonté de « faire du nouveau » à tout crin, de refuser les fins (ainsi cette manie de transformer les usines désaffectées en galeries d’art contemporain). Lodge, lui, est volontairement dans l’ancien, le déjà fait (la saga universitaire), le (dé) ou (tré)passé. Il s’interroge sur l’existence d’un instinct de surdité analogue à l’instinct de mort analysé par Freud : serait-ce une manière de se détacher des autres pour se replier sur soi ?

Certes La Vie en sourdine est aussi un roman d’une cocasserie irrésistible : les pages sur Alex Loom, sur les centres de remise en forme, les passages sur les bobos anglais ou les conversations retranscrites telles que le narrateur les entend, la surdité menant à des « conversations où votre interlocuteur dit quelque chose qui ressemble à une citation d’un poème dadaïste, ou à une de ces phrases impossibles à la Chomsky » alors que si vous le faites répéter, il s’agit d’une platitude ou d’une banalité. Fabuleuses, également, les pages où le narrateur, avouant un « intérêt quasi morbide pour tous les grands sourdingues du passé », revisite l’histoire de l’art sous l’angle d’une opposition cécité / surdité, la première relevant du tragique, la seconde du comique :

La surdité est comique, alors que la cécité est tragique. Prenez Œdipe, par exemple : imaginez qu’au lieu de s’arracher les yeux il se soit crevé les tympans. Ç’aurait été plus logique, en fait, puisque c’est par les oreilles qu’il a appris l’atroce vérité quant à son passé, mais ça n’aurait pas eu le même effet cathartique. Cela pourrait susciter de la pitié, peut-être, mais pas de la terreur. Écoutez le Samson de Milton : « O dark, dark, dark, amid the blaze of noon, / Irrecoverably dark, without all hope of day » (Ô sombre, sombre, sombre, au milieu de la fournaise de midi, / Irrévocablement sombre, sans espoir de jour) n’a pas le même pathos évidemment. Comment cela pourrait-il continuer ? « O deaf, deaf, deaf, amid the noise of noon, / Irrecoverably deaf, without all hope of sound » (Ô sourd, sourd, sourd, parmi les bruits de midi, / Irrévocablement sourd, sans espoir de bruit). Non.

Bien sûr, vous pourriez arguer que la cécité est une affliction plus grande que la surdité. Si j’avais à choisir entre les deux, je choisirais la surdité, je l’admets. Mais ces deux infirmités sensorielles n’ont pas entre elles que des différences de degré. Culturellement, symboliquement, elles sont antithétiques. Le tragique par opposition au comique. Le poétique par opposition au prosaïque. Le sublime par opposition au ridicule. Une des injures les plus fortes dans notre langue, un peu démodée aujourd’hui, est « Damn your eyes ! » (maudits soient tes yeux) (beaucoup plus fort que « Fuck you ! » et infiniment plus satisfaisant – essayez cela la prochaine fois qu’un butor dans une camionnette blanche essaiera de vous écraser) « Damn your ears ! » ne fait pas le poids.

David Lodge s’amuse des « durs de la feuille », des « sourdingues », dont il est. Ce faisant, il envisage la surdité dans ses dimensions intimes, sociales, culturelles et linguistiques, de manière décalée, à la fois érudite et drôle, sérieuse et loufoque, en un mot, spirituelle. La Vie en sourdine est un roman de la méprise, une analyse magistrale des procédés d’énonciation et de réception des discours, ironiquement mise en abyme dans le récit de l’exposition « Mé-prises » à la Vieille Manufacture de Laine, au chapitre 9. Lodge nous offre ainsi une confession d’un nouveau genre, entre roman et journal, sorte de « compte-rendu amendé, désambiguïsé et pas totalement fiable » d’une vie, la part autobiographique du roman se voyant soulignée dans les Remerciements du livre mais aussi, au chapitre 4 du roman (« 4 novembre. Ceci est en train de devenir une sorte de journal intime ou un ensemble de notes pour une autobiographie, à moins qu’il ne s’agisse seulement d’une ergothérapie »), ou même, dès les premières pages, par un jeu virtuose et ironique entre le « je » et le « il » :

Alors, j’ai décidé de rédiger un compte-rendu de ma conversation, ou plutôt de ma non-conversation, avec la femme lors du vernissage de l’ARC, expérience assez amusante rétrospectivement, mais stressante sur le coup. Je l’ai d’abord fait dans le style habituel du journal intime, puis je l’ai réécrit à la troisième personne, au présent, exercice que j’avais l’habitude de donner à mes étudiants dans mon séminaire de stylistique. Conversion de la première à la troisième personne, du passé au présent, ou vice versa. L’effet produit est-il différent ? Une méthode est-elle plus appropriée à rendre l’expérience première que l’autre, ou chaque méthode interprète-t-elle plutôt qu’elle ne représente l’expérience en question ? Discutez.

Interpréter vs représenter. Conversation vs conversion. La force de Lodge est dans cette manière unique de combiner dérision et réflexion, discours érudit et romanesque. Il nous livre une autofiction, certes, mais à l’anglaise. Un procédé ludique en apparence, alternant première et troisième personne, silences et paragraphes, jouant des blancs entre les notes du « journal », pour mieux renouveler le discours sur soi. Nous ne sommes pas ici face à une confession exhibitionniste mais face à un roman de soi convoquant toute une époque, évoquant les grands sourds de l’histoire de l’art (Goya, Beethoven), offrant une ample réflexion sur la surdité, la vieillesse, en diptyque (le narrateur/son père), en mode mineur comme majeur, pour reprendre la métaphore musicale du titre français (La Vie en sourdine).

Il s’agit de trouver une musique aux mots englués dans le silence ou le brouhaha, d’élever sa voix malgré le réflexe de Lombard du monde contemporain : « Les linguistes appellent cela le réflexe de Lombard, du nom d’Étienne Lombard, lequel a découvert au début du XXe siècle que les gens haussent la voix dans un environnement bruyant afin de compenser la dégradation qui menace l’intelligibilité de leurs messages. Lorsque plusieurs personnes ont ce réflexe en même temps, elles deviennent, bien sûr, leur propre source de bruit dans ledit environnement, accroissant ainsi progressivement l’intensité dudit bruit ». Écoutons la voix de Lodge qui dévoile la part tragique (et poétique) de la surdité. Entre amertume et autodérision, l’écrivain signe un grand roman du malentendu. Sa seule incertitude demeurant de savoir s’il sera « totalement sourd avant d’être totalement mort, ou vice-versa »…

David Lodge, La Vie en sourdine (Deaf Sentence), traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Rivages poche, mai 2014, 464 p., 9 € 50