Vrac : le titre lapidaire du nouveau livre de Bertrand Belin ouvre sur un espace déroutant, qui ne ressemble guère à celui de ses trois romans précédents, déjà parus aux éditions P.O.L : à chaque page, le blanc l’emporte largement sur les mots. L’écriture éminemment fragmentaire prend l’allure tantôt de poèmes en vers libres, tantôt de sentences plus ou moins sentencieuses, pastiches d’aphorismes ou de définitions de dictionnaire.
Untel est ce qu’on lui dit qu’il est.
Il en est ainsi de nous, habillés d’habits et coiffés de cheveux.
Le professeur et le docteur disent ce qu’on est, et, donc, des belin.
Vous verrez.
Vrac : le titre vaut donc comme indication générique, pointant l’appartenance inassignable du recueil aux grands ordonnancements de la littérature. Mais il vaut autant pour désignation de son contenu, puisque ce qu’il s’agit de dire ici, c’est une enfance en vrac, celle de « bertrang », avatar de l’auteur et rejeton de la famille des « belin » marquée par la pauvreté et la figure menaçante d’un père violent.
Oublier
a la préférence
des secoués.
Mais le passé minable attendait mi-clos
Ce que ce passé « minable » contient de douleur vive, Bertrand Belin l’évoque dans une langue singulièrement travaillée, qui tout à la fois performe cette vie brute et la tient à distance, en jouant d’ellipses et d’obscurités volontaires. Au silence de l’enfant « bertrang » tentent de faire pièce les mots du narrateur, qui en énonce les expériences : l’école et le dégoût qu’elle suscite, les larcins commis avec les frères ou les copains pour avoir « ce qu’il faut pour être plus que rien », mais aussi l’éveil à la sexualité et le rapport au monde sensible, faune et flore du littoral breton, êtres vivants et objets inertes qu’il se plaît à contempler et à nommer. Avec, pour toile de fond, une famille prolétaire qui s’entasse dans un appartement HLM de Quiberon, la tribu nombreuse des « belin » au nom déplumé de sa majuscule, que le narrateur semble parfois observer tel un scientifique une peuplade primitive.
La protection contre le froid
ouvre sur de grandes civilisations.
La famille belin en est un facétieux exemple.
L’ironie vient, ici comme ailleurs dans le livre, détourner l’âpreté des conditions de vie : chez les « belin », on souffre du froid comme des coups du patriarche. La lecture de Vrac suscite ainsi une impression singulière de brutalité et de délicatesse mêlées. De délicatesse aussi parce qu’il ne s’agit pas pour Bertrand Belin d’instruire le procès de parents défaillants. Car la violence subie est aussi sociale, exemplifiée par « le professeur et le docteur » qui « disent ce qu’on est », celle qui consiste à se trouver assigné à une identité de classe par les dominants. L’école est un haut lieu de sa « vérification », car les codes scolaires échappent au jeune « bertrang » (« la dictée est encore une vérification de la honte »), réfractaire à ce que l’institution lui demande d’ingérer (« Les devoirs me donnent envie de dégueuler »). Si son enfance semble s’être passée hors des mots, ce n’est pas seulement en raison du silence imposé par un pater familias autoritaire, mais aussi parce que les règles de la grammaire paraissaient mal adaptées à sa réalité familiale, autant que les lois qui régissent le monde social.
Les règles de la république
s’appliquent mal peut-être
dans notre angulaire logement.
Les formes récurrentes du proverbe, de l’aphorisme et de la définition de dictionnaire viennent dès lors comme faire entrer dans la langue et les règles communes ce qui précisément y échappait.
L’habitude.
Rosser une personne est exceptionnel.
Les marrons tombent en automne et sont habituels.
L’inhabituel fréquent,
en grand professeur,
et petits malins de tous poils,
devient : l’habitude.
Les saisons sont par exemple revenaissantes.
Ainsi en va-t-il du mouvement des bras sur la personne.
Pour dire une enfance malmenée, Belin secoue la grammaire elle-même, tord la langue en divers sens, usant de néologismes, faisant se télescoper les registres de langue. Sa prose versifiée se déploie entre emphase et euphémismes, boursouflures et raréfaction, limpidité et hermétisme.
L’obus était dans le champ,
Le champ sis en regard de la jaille,
la jaille puant vers la côte.
L’obus fut ma découverte personnelle.
Je n’explosa pas.
Ce sont ces « tombereaux d’affirmités », ou affirmations infirmes, comme l’écrivain les nomme, qui lui tiennent lieu ici de discours. Toutes bancales qu’elles soient, elles disent au bout du compte sa foi dans la langue et ses ressources de beauté et d’expressivité, un évident plaisir des mots conquis dans l’après de « ce colossal séjour (…) dans l’ère zinzin du tapement », époque où « lire un livre n’est pas humain avant tard.»
Si Bertrand Belin sait bien que « la fierté clignote dans la douleur des grands tapés », il se garde de donner voix au pathétique ou de se draper dans ce passé douloureux comme dans une singularité. Il cherche bien plutôt ici à poursuivre la quête qui se laisse lire dans chacun de ses livres comme dans les chansons de ses albums, celle d’une forme de justesse dans l’expression (de soi), dont Vrac esquisse ce qui en fait le soubassement nécessaire : dire non pas l’indicible mais le difficilement dicible, trouver des stratégies d’écriture obliques pour dire ce qui ne saurait se dire directement, frontalement.
Depuis son premier roman, Requin, Bertrand Belin fait entendre une voix dont la couleur singulière s’affirme ici avec une évidence inédite. Vrac laisse présager d’une étape nouvelle dans son œuvre, marquée par une incursion en domaine poétique – mais celui d’une poésie en hors-pistes, qui ne se soucie guère de s’afficher comme telle.
Bertrand Belin, Vrac, éditions P.O.L, octobre 2020, 160 p., 14 € — Lire un extrait