« Dans le béton qu’ils poussent, les enfants. Ils grandissent et lui ressemblent, à ce béton sec et froid. Ils sont secs et froids aussi, durs, apparemment indestructibles, mais il y a aussi des fissures dans le béton. Quand il pleut, on les distingue mieux, c’est comme les larmes qui coulent sur les jours pâles d’un petit à qui on a taxé ses billes et qui n’a pas le grand frère pour le défendre ».
Le Thé au harem d’Archi Ahmed, 1983.
Le dernier récit de Mehdi Charef, Vivants, est l’occasion de revenir sur le parcours de cet artiste, dont le précédent livre, Rue des pâquerettes, a reçu le Prix littéraire de la Porte Dorée 2020 ; il est désormais disponible en poche. Ces deux récits ont été publiés par les éditions Hors d’atteinte.
L’écrivain est d’ailleurs invité à une rencontre à la médiathèque Abdelmalek Sayad fin septembre 2020. Notons que le sociologue Abdelmalek Sayad dont la médiathèque de la Cité Nationale de l’Histoire de l’immigration porte le nom, a publié en 1995, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, ainsi présenté par l’éditeur : « Les bidonvilles de Nanterre se sont constitués à partir des années 50, une époque profondément marquée par la guerre d’Algérie qui, comme chacun sait, n’existait pas non plus. Sur ce territoire, un monde de baraquements envahis par la boue et les rats ou menacés par les incendies accidentels et criminels, a pourtant vécu avec ses échanges, ses rituels, reconstituant les solidarités rurales importées du pays. Plus de vingt ans après son éradication, ce bidonville hante la mémoire et les corps. Il a déterminé la révolte fataliste des immigrés, il nourrit la colère des enfants de la deuxième génération. Un témoignage nécessaire ».
De nombreuses études existent sur ce bidonville. Il faudrait lire tout ce dont a témoigné Monique Hervo, regarder le photoreportage de Jean Pottier, le film de Cheikh Djemaï, Nanterre, une mémoire en miroir ; et, bien entendu, d’autres récits en écho aux récits de Mehdi Charef. Ainsi de Tassadit Imache, Une fille sans histoire (1989), de Mohand Mounsi, La Noce des fous (1991), de Brahim Bénaïcha, Vivre au paradis : d’une oasis à un bidonville (1999). Ces récits d’enfance cabossée par des conditions de vie iniques sont une entrée indispensable dans la diversité sociale en France mais aussi en Algérie. Même s’il est précédé d’un récit peu connu et à faible diffusion, Le Corps en pièces de Zoulika Boukortt, Le Thé au harem d’Archi Ahmed est considéré comme le premier récit de ce qu’on a appelé alors « la littérature beur », en 1983. La même année, Ahmed Zitouni publiait Avec du sang déshonoré d’encre à leurs mains et Djanet Lachmet, Le Cow-Boy. Ils seront enrichis, les trois années suivantes, par onze romans de onze auteurs différents, certains continuant leur carrière littéraire comme Azouz Begag ou Akli Tadjer, d’autres ne donnant que ce premier livre. La lecture de tous ces témoignages sur des enfances en émigration ou sur des enfances prises dans la tension entre la France et l’Algérie est une mine d’informations sur les réalités vécues à différents moments de l’Histoire.
« Ce bidonville hante la mémoire et les corps », écrivait Abdelmalek Sayad. On le constate avec les romans de Mehdi Charef. Ne sont-ils que documents sociologiques – ce qu’est, à son honneur, toute écriture réaliste reposant sur du vécu ? Non, bien évidemment : ceux qui se sont imposés ont une ambition esthétique qui pérennise le document en création. Leur lecture dépasse l’événement, tout en nous empêchant de l’oublier.
Né en Algérie en 1952, Mehdi Charef est arrivé en France à l’âge de dix ans, l’année de l’indépendance du pays. Parallèlement à son travail littéraire, il a été réalisateur et scénariste d’une douzaine de films, de 1985 à 2015, dont l’adaptation de son premier roman, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, en Le Thé au harem d’Archimède et Marie-Line, en 1999 avec Mireille Robin dans le rôle principal. Il est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre, 1962 – Le dernier voyage, en 2005.
Ses romans ont été d’abord été publiés au Mercure de France, tout d’abord : en 1983, Le Thé au harem d’Archi Ahmed ; en 1989, Le Harki de Mériem ; en 1999, La Maison d’Alexina (le rôle principal y est tenu par Cécile Bois qui n’y a pas acquis alors la notoriété que lui donne désormais la série policière légère Candice Renoir) ; en 2006, À bras le cœur. Après un arrêt conséquent, c’est en 2019 et 2020, que l’écrivain livre deux récits, aux éditions Hors d’atteinte.
Les appréciations du Parisien et du Canard enchaîné qui figurent sur la couverture de Rue des pâquerettes pourraient illustrer l’ensemble ce travail de mémoire qu’il a construit depuis 1983, « un saisissant voyage dans le temps et la société française » ; un « récit d’une enfance à l’ombre du déracinement ». De roman en récit, Mehdi Charef tisse, avec obstination, le livre de sa mémoire, semant les cailloux blancs du chemin de l’Algérie à la France et, plus précisément, de Maghnia et ses espaces rugueux à Nanterre et son bidonville crasseux. Ainsi il participe au dévoilement d’une mémoire collective qui n’a aucune raison de disparaître avec les bulldozers qui ont enfoui les bidonvilles.
Vivants en est le plus récent dépôt. Si toujours se reconnaît l’empreinte d’un style, jamais on ne se lasse car cette introspection n’est pas répétition. Autour du père et de la mère se joue l’espace d’une vie d’un jeune garçon, né dans la guerre et dans la misère et qui grandit dans la guerre sociale de l’immigration. « Il traversa la cour avec un regard terrible que je ne lui connaissais pas où se mêlaient le désespoir et une lueur de folie. Ce sentiment, dont je ne connaissais pas encore le nom et que je surpris ce jour-là furtivement dans les yeux de mon père, allait me marquer à jamais et laisser une empreinte indélébile sur mon existence. Si, bien des années plus tard, dans des rades crasseux et sordides de la banlieue nord, j’ai accepté de boire des nuits entières avec des moribonds qui disaient que la vie était un tas de merde, si j’ai accepté de trinquer avec de la bière infecte et bon marché, c’est parce que ce jour-là j’ai vu mon père pleurer» (A bras-le-cœur). La mère, elle, est omniprésente et souvent le personnage central de scènes violentes et bouleversantes comme celle que Mehdi Charef a choisi de condenser en nouvelle dans le collectif dirigé par Leïla Sebbar, Une enfance dans la guerre – Algérie 1954-1962, en 2016, « Karima » qu’il a illustrée par son portrait.
Vivants prend la suite de Rue des pâquerettes comme le précisent les premières lignes du récit : « Ma famille et moi, on n’a pas attendu l’arrivée des bulldozers qui retournent les baraques pour fuir le bidonville des Pâquerettes. On y vivait depuis un an, depuis qu’avec ma mère, mes frères et ma sœur, j’y avais rejoint mon père, en 1962. Moi, en tout cas, je ne me suis pas retourné et j’ai eu honte d’être photographié par les journalistes qui avaient accouru pour fixer l’événement. On ne voit en première page du journal, en noir et blanc, avec cette tête apeurée des gosses de pauvres qui fuient la guerre, portant sur leur dos un gros baluchon».
La famille se prépare à occuper un nouveau logement dans « une cité de transit, rue de Valenciennes ». C’est encore un logement de relégation et pas encore le HLM espéré. S’enchaîne ensuite l’inscription à une nouvelle école, non pas l’école elle-même mais une annexe « deux baraques en préfabriqué ». Son maître est un Français d’Algérie et il comprend, surpris, qu’il se compare à eux, en vivant un exil : « Je me suis trompé. Si les Français d’Algérie chialaient à gros bouillons sur les passerelles des bateaux qui les amenaient en France, c’est que, finalement, ils n’allaient pas chez eux. Ils n’allaient nulle part. L’exil n’est pas un choix, c’est un ultimatum».
Il les exhorte à abandonner l’idée même du retour au pays qui est un mythe : ils doivent faire leur vie en France. Survient alors dans le texte, un télescopage de souvenirs et de pays : le romancier se souvient d’avoir lancé des cailloux sur une voiture de la Police française dans une rue de Maghnia parce qu’il n’aimait pas les Français et en avaient peur. Deux pages en italique comme ce sera le cas quatre autres fois dans le récit. La seconde est consacrée à l’observation du serpent (toujours en Algérie) qui sait se cacher et chercher la fraîcheur. Le troisième mini-récit en italique est consacré au chemin qu’il devait faire pour emporter au four communal le pain préparé par sa mère et la rencontre d’un handicapé. Tout de suite après vient le souvenir de la boulangère de Nanterre. Le quatrième est un condensé de ce qu’il a vécu comme mise à l’écart depuis toujours en Algérie : montagnard parmi les citadins ; enfant sans père lorsque son père est parti travailler en France : « J’ai de la vengeance en moi, terrible. C’est mon moteur. Si je l’oublie, je deviens un légume. Cette période dans laquelle je me suis longtemps senti nu m’a terriblement affaibli : il faut tout le temps que j’aille chercher de l’énergie au plus profond de moi, de quoi survivre ». Cette page concentre sans doute l’un des nœuds de cette vie. Enfin le cinquième mini-récit clôt le roman et explique le titre : c’est toujours un souvenir de Maghnia.
Enfant il allait chaque jour dans l’après-midi s’allonger près de la poste : « j’était un enfant de la rue ». Il rêve et imagine des histoires à partir des affiches de films aperçues : « La vie était arrêtée. C’était comme ce tableau du peintre Dalí, que notre maître de notre classe de rattrapage de l’école des Pâquerettes nous avait montré, qui représente une horloge toute ramollie, qui a fondu, qui ondule, comme sous l’effet de la chaleur, les aiguilles se détachant de leur centre.
Ma mère savait que le soir venu, je rentrerais à la maison. Vivant ».
Ces trouées dans la mémoire de la vie à Maghnia avant l’installation en France rompent avec bonheur le récit linéaire et entrent en écho avec ce qui précède ou ce qui suit du présent vécu dans la cité de transit. Ainsi lorsqu’il rappelle les cailloux jetés sur la voiture de police, il enchaîne sur la peur qu’il continue à ressentir au milieu des Français : « Lorsqu’en France, dans la rue, nous sommes plus de deux enfants algériens à marcher ensemble, je ne me sens pas bien. J’ai l’impression que les Français nous scrutent, nous observent avec méfiance. Ma faute est d’être arabe. Moi qui désire être aimé tout le temps et par tout le monde, je vacille ».
Comment ne pas rapprocher ce sentiment profondément vécu de ce que Frantz Fanon écrit dans Peau noire masques blancs, sur son vacillement sous le regard du Blanc ? « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. […] Pourtant […] je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier ».
Mehdi Charef ne manque pas de faire vivre son besoin d’évasion de ce monde où on l’a assigné. La guerre d’Algérie et ses suites ressurgissent lorsqu’il évoque les « impôts » que le FLN impose aux immigrés ou lorsqu’il dépeint l’arrivée d’un Harki avec sa famille. L’avant-dernier chapitre est consacré au collège : est-ce ainsi qu’il va échapper au destin d’un fils d’immigré ?
Dans ce nouveau récit de vie, ce qui frappe est la manière qu’a le romancier par la juxtaposition et le télescopage de dire sans dire et d’obliger le lecteur à une lecture active, celle qui met en relation et déduit des faits et événements la réalité d’un véritable apartheid qui ne dit pas son nom mais bien vécu par ceux qui l’ont subi. Il est intéressant alors de revenir au premier roman de l’écrivain pour bien marquer combien sa création est un tout où les pièces du puzzle s’emboîtent pour dessiner un récit des bases des laissés pour compte dans la société française.
En 1983, Le Thé au harem d’Archi Ahmed a rencontré un grand succès que l’adaptation cinématographique a confirmé. Il faut le premier édité dans ce qu’on a alors appelé « lroman beur », il a eu une réception ambiguë : était-elle dirigée vers le contenu sociologique du récit ou reconnaissait-elle sa qualité artistique ? Une journaliste algérienne lui posant la question, le jeune romancier lui répondit assez vertement : « je n’ai écrit qu’un roman. Et tout le monde y va de son couplet sur la deuxième génération. C’est quoi ? Je n’en sais rien… ». Bien évidemment, il reconnait parler de sa vie mais dans l’écrin d’une fiction : « c’est l’histoire d’une famille. Celle d’une mère et un fils, de leurs rapports dans un contexte particulier ». Il poursuit : « Moi j’avais une histoire à raconter, notamment celle du Thé au harem, et ces histoires quand tu ne peux pas les dire, ça t’étouffe. Il fallait que je respire ; et en écrivant, je respire ; c’est une overdose […] La mère, j’ai pas eu de difficultés à la mettre en scène. Ecoute, la mère, c’est ma mère et puis… j’ai pas essayé de la faire aimer ».
Le titre renvoie à une expression utilisée par un cancre à l’école de la Cité des Fleurs, « cité immense entre Colombes, Asnières, Gennevilliers, l’autoroute de Pontoise et les usines ». C’est là que vivent les immigrés, Algériens essentiellement. La jeunesse est irrécupérable car « on ne se remet pas du béton » et on tombe dans la violence. Le récit est l’histoire d’une amitié, d’une complicité entre deux jeunes de cités de banlieue, Pat et Madjid, amitié que rien ne pourra entamer. Leur lien a pour fond, la vie quotidienne sociale, familiale, les heurts, les échappatoires, les rencontres, sans surcharge et sans didactisme ou moralisme, avec une base fortement autobiographique. Après une altercation avec sa mère – la relation fils/mère est un motif majeur, comme elle le sera dans les deux récits récents -, « Madjid se rallonge sur son lit, convaincu qu’il n’est ni arabe ni français depuis bien longtemps. Il est fils d’immigrés, paumé entre deux cultures, deux histoires, deux langues, deux couleurs de peau, ni blanc, ni noir, à s’inventer ses propres racines, ses attaches, se les fabriquer ».
Au sixième récit explorant ce passage de l’Algérie à la France, il me semble que ce que déclarait Mehdi Charef lors de son premier roman pourrait illustrer l’ensemble de sa démarche : « Ce n’est pas un livre maghrébin ou français, c’est un livre immigré parce qu’un immigré, c’est toujours de nulle part, ça ne compte pas. Ce roman est une façon de laisser une petite trace de notre histoire. Notre empreinte dans l’histoire. Il faut que les jeunes en créent d’autres. Peu importe l’art qu’ils choisissent, littérature, peinture, théâtre ou chanson, pourvu que nous existions enfin dans la mémoire des cultures ».
Il ne fait pas de doute que l’œuvre de Mehdi Charef – littérature, théâtre et cinéma – a donné sa part à cette mémoire. Vivants est, peut-être, un peu moins noir que les précédents puisqu’il marque une affirmation d’existence, de vie au-delà de la survie.
Mehdi Charef, Rue des pâquerettes, Marseille, Hors d’atteinte, août 2020, 230 p., 17 €
Mehdi Charef, Vivants, Marseille, Hors d’atteinte, 2018, 251 p., 17 €