À bien des égards, Claude Ollier occupe une place unique dans l’univers restreint de la critique cinématographique. D’abord en raison de son statut d’écrivain impliqué dans une réflexion plus générale, et non de simple journaliste ou de spécialiste patenté ; ensuite pour la relative brièveté de sa carrière dans ce domaine (une dizaine d’années tout au plus) ; par l’importance enfin de la période durant laquelle elle s’est exercée, de la fin des années 1950 jusqu’en 1968, c’est-à-dire à un moment crucial aussi bien pour la littérature que pour le cinéma, marqué par l’émergence du nouveau roman puis de la nouvelle vague : période de bouleversements, d’inventions, de remises en cause, cherchant d’autres manières de concevoir la narration et de l’inscrire à la surface des pages ou sur le blanc des écrans (comme le soulignent du reste nombre de ses interventions).
De cette décennie de réflexion critique, exercée pour l’essentiel à la Nouvelle Revue Française, puis au Mercure de France et aux Cahiers du cinéma, un livre admirable – et admirablement construit – avait témoigné dès 1981 : Souvenirs écran, publié par Jean Narboni dans la collection des Cahiers chez Gallimard. Au fil d’une cinquantaine d’articles – dont une dizaine sont de véritables essais – Ollier y développait des analyses souvent surprenantes, examinant les métamorphoses de la narration et de la matière cinématographique non pas en écrivain, c’est-à-dire d’un point du vue extérieur (celui de la littérature), mais en spectateur actif, fasciné depuis l’origine par la magie des salles obscures que sa propre création romanesque conduisait à réfléchir plus intensément. On sent bien (il le reconnaît d’ailleurs lui-même) que c’est cette magie, cette lointaine fascination enfantine qui a fondé ce lien d’intimité presque excessif avec les images surgies de la nuit des salles et le trouble qu’elles inspirent, proche en ce sens de celui du rêve – central on le sait dans son œuvre. Et c’est toujours en se plaçant dans la logique du cinéma – sa grammaire, ses inventions formelles – qu’il avance des propositions (de lecture) d’une acuité et d’une radicalité étonnante, qu’il s’agisse des films de Ford ou de Cassavetes, de Godard ou d’Antonioni, d’Hitchcock ou de Jerry Lewis. Sans parler des pages décisives qu’il consacre notamment à Paris nous appartient, à Muriel, à L’ange exterminateur ou à ce grand rêve d’amour et d’effroi qu’est King Kong.
Comme Christian Rosset (qui en fut à l’époque le témoin privilégié) le rapporte dans sa belle préface à Ce soir à Marienbad, Ollier avait alors dû opérer un choix dans l’imposant corpus des textes rédigés au cours de ces dix années, laissant de côté une quantité notable de chroniques ou de comptes rendus qu’il s’avérait opportun – et même indispensable – de réunir à leur tour et qui constituent aujourd’hui le complément attendu de Souvenirs écran. D’abord parce qu’y figurent plusieurs longs essais qui n’auraient pas dépareillé, loin de là, ce premier ensemble : à commencer par l’éloge de L’année dernière à Marienbad qui donne son titre au volume et qui a dû retentir comme un quasi-manifeste, en 1961, dans les pages un peu guindées de la NRF. Ou la remarquable étude sur Sternberg (Aquarium) qui vient opportunément clore l’ouvrage. Mais aussi parce qu’on y trouve des textes de portée plus générale qui tentent de faire le point sur le nouveau cinéma français en ce début des années 1960 (La nausée en noir et blanc) ou sur la manière dont la Cinémathèque de Langlois aura changé notre regard en replaçant les œuvres des grands cinéastes dans leur épaisseur chronologique (Rétrospectives et révisions). Enfin parce qu’il comporte plusieurs critiques « négatives » et souvent assez cinglantes, écartées du premier volume (sans doute parce que jugées alors trop polémiques) mais qui permettent souvent à l’auteur, par contraste, de préciser sa conception de l’écriture cinématographique. Même s’il lui arrive de se montrer injuste, à l’égard des Misfits de Huston par exemple. L’apport de ce nouvel ouvrage est donc loin d’être négligeable, bien qu’il n’ait pas la cohérence, le caractère presque implacable de celui qu’Ollier avait lui-même édifié : il faut le considérer comme le compagnon toujours lumineux et parfois turbulent de l’opus antérieur, qu’il vient infléchir ou préciser sur plusieurs points de manière décisive. L’ensemble (les deux volumes) constituant à présent, replacé dans son contexte, l’un des plus éclairants travaux d’approche que le cinéma ait suscités.

La question se pose évidemment de savoir pourquoi Claude Ollier a brusquement cessé d’écrire ces articles, au cours de l’année 1968, sans y revenir par la suite (même si sa passion pour le cinéma ne s’est jamais démentie, comme en témoigne Christian Rosset). Dans l’entretien qui figure à la fin de Ce soir à Marienbad, Jean Narboni indique sans donner davantage de précisions que la crise interne qui a secoué les Cahiers du cinéma au moment de mai 1968 n’est pas étrangère à son départ. Mais il aurait probablement pu poursuivre ses chroniques ailleurs, s’il l’avait souhaité. Une page s’est donc visiblement tournée pour lui à ce moment-là, liée peut-être à son parcours d’écrivain, qui allait prendre un essor différent à partir des années 1970.
Il n’en demeure pas moins que la réflexion qu’il aura développée une décennie durant sur la matière même du récit cinématographique – ses mouvements d’ombre et de lumière, son tissu narratif ou ses préoccupations formelles – reste sans véritable équivalent. Sans doute parce qu’elle vient désormais s’inscrire à part entière dans son œuvre, empreinte elle aussi du même songe, les yeux ouverts dans la nuit…

Claude Ollier, Ce soir à Marienbad et autres chroniques cinématographiques, textes réunis et présentés par Christian Rosset, Les Impressions nouvelles, août 2020, 240 p., 19 € — Lire un extrait