Aurélien Barrau : Le monde est mort et c’est une bonne nouvelle

© Christine Marcandier

Les dénonciateurs de la catastrophe écologique ont été raillés comme des « gourous apocalyptiques » annonçant indûment la « fin du monde ». C’est effectivement l’idée ce que je vais défendre ici. Mais en un sens un peu plus fin que celui de la disparition de toute vie… Et, paradoxalement, cette « fin du monde » est peut-être la seule bonne nouvelle de ce temps désastreux.

La question du « monde de demain », celui d’après la crise du Covid-19, se pose de façon presque obsessionnelle. Les analystes rivalisent de virtuosité pour pouvoir, dans quelques mois, annoncer fièrement : « je vous l’avais bien dit ». Peut-être faudrait-il plutôt se résoudre à un constat plus profond, plus grave et plus sage : il n’y aura pas de monde d’après. Le monde est mort.

Bien-sûr, quelque chose demeurera. Ni les étoiles ni les planètes, ni les montagnes ni les insectes, ni les forêts ni les humains ne vont subitement disparaître. Il s’agit de tout autre chose : comme l’a théorisé, en particulier, le philosophe Jean-Luc Nancy, le concept de mundus en latin ou de cosmos en grec requiert l’existence d’un commun transcendantal – d’un ordre et d’un sens partagés. Voilà ce qui, semble-t-il, est aujourd’hui perdu.

L’hypothèse serait donc la suivante : le monde est mort. Non pas au sens où Nietzsche, avec une forme d’espièglerie jubilatoire et nihiliste, annonçait la mort de Dieu. Il ne s’agit pas ici d’un déicide mais d’un cosmocide. Plus simple, sans doute, plus performatif, peut-être, plus immanent, certainement, ce méta-meurtre paradoxal ouvre autant de possibles qu’il n’en clôture.

Pourquoi le monde disparaitrait-il maintenant ? D’abord, bien-sûr, parce qu’il est entendu ici au sens d’une entité conceptuelle humaine et non pas d’une essentialisation ayant valeur par elle-même. Les mots ne sont jamais en correspondance non-équivoque avec les choses. Les choses, d’ailleurs, n’existent sans doute pas indépendamment d’un réseau qui les sous-tend. Quel sens l’absoluité de l’ontologie pourrait-il revêtir indépendamment de toute chaine référentielle symbolique ou même organique ? Ce monde est en effet menacé comme jamais.

Les guerres, les génocides, les pandémies et même les catastrophes naturelles sont légion dans l’histoire. En un sens naïf, rien de fondamentalement nouveau ne semble émerger aujourd’hui. Il serait même tentant de croire que, précisément, la « mondialisation » permet à l’humanité de « faire monde » plus qu’à toute autre époque. Nous vivrions enfin, tous, dans un univers partagé.

C’est pourtant cette universalité illusoire qui contribue à l’effondrement cosmique, au sens philosophiquement littéral de ces mots, aujourd’hui en cours. En subsumant la dissémination des sens et des directions possibles sous quelques maître-concepts à vocations globalisantes, la société contemporaine a inventé une armature aussi grandiose que fragile. Fragile, parce que toute anicroche peut alors faire choir l’entièreté de l’édifice qui ne valait que par une union factice ou, à tout le moins, superficielle. La mise en œuvre effective d’une unité économico-symbolique généralisée, asservie aux intérêts d’une minorité, a rendu le monde extrêmement friable. Il a perdu sa plasticité.

C’est en ce sens que l’épidémie de SARS-cov-2 joue comme déclencheur de la fin du monde. Certainement pas de par son ampleur intrinsèque qui, pour terrible qu’elle soit, n’égalera certainement d’aucune manière, intégrée sur quelques années, les ravages du paludisme, de la famine ou de la pollution, pour ne citer que quelques exemples. Mais en ceci qu’elle constitue, de par l’irruption brutale d’une faille immense au sein même de la citadelle apparemment imprenable d’un occident tout puissant et infiniment ramifié, le souffle qui effondre l’instable. À la différence de toutes les pandémies – parfois bien plus destructrices – qui l’ont précédées, à la différence des guerres et oppressions brutales qui ont nervuré l’Histoire, Covid-19 survient dans un monde qui avait atteint un niveau d’unité fantasmé le rendant extraordinairement précaire. Paradoxalement, la mondialisation, c’est-à-dire l’uniformisation aliénante et réifiante, avait rendu le monde mortel. L’achever ne fut pas difficile.

Il ne fait aucun doute que la société existera toujours au lendemain de l’épidémie. Mais le monde, lui, sera décédé. Le niveau d’incohérence et de tension interne, la puissance suicidaire de la guerre totale menée par une civilisation contre la vie qui la sous-tend, l’incommensurabilité des ressources et des moyens, l’asservissement généralisé des moins « adaptés », le mépris éructé face à la moindre différence, ne permettent plus la cohésion cosmogonique nécessaire. Ce qui perdurera ne relèvera plus d’un monde, mais bien plutôt d’une archipélisation globale des valeurs, des attentes, des agencements, des désirs et des convenances. La diffraction radicale des ontologies, des éthiques de logiques. Précisément, donc, le contraire d’un monde.

Peut-être une transformation se produira-t-elle, conduisant à une reconnaissance des crimes contre la vie et contre l’avenir actuellement en cours. Peut-être un infléchissement important – voire une révolution – des attitudes aura-t-il lieu, nous menant à renoncer aux comportements et desseins mortifères qui nient l’essence même de la vie. Plus probablement, un retour rapide à la situation antérieure et donc à la méta-crise écologique adviendra-t-il avec le soutien massif de ceux qui pensent pouvoir jouir encore un peu.  Sans oublier que le pire est également envisageable : que, sous la pression des revendications affichées du patronat, les normes environnementales pourtant dérisoires soient revues à la baisse, tandis que l’état userait des habitudes prises durant la crise pour instaurer une surveillance de masse et restreindre les libertés individuelles. Beaucoup d’autres trajectoires sont possibles. À commencer par une prise implicite et insidieuse de pouvoir par l’« administration » conduisant à une extinction triste et sans éclat qui entérinerait la culture de la gestion déjà largement à l’œuvre.

Mais quoique soit l’avenir, ses modalités politiques et économiques, ses dispositions sociales et relationnelles, il sera hors du monde. Il se dessinera sur les ruines d’un monde mort. Il ne pourra se déployer que sur les cendres d’un cosmos occis par l’excès.

Si, par essence, ce chaos est la négation du grand ordre qui, à défaut d’avoir jamais existé en acte se pouvait penser en puissance, n’oublions pas que le concept, en grec ancien, représente aussi la béance, la vacuité. Autrement dit : chaos est également le retrait qui permet la création. Rien ne laisse penser que le monde pourrait-être ressuscité. Faut-il, d’ailleurs, nécessairement un monde ?

Vivre hors du monde : voilà ce que pourrait donc être aujourd’hui le véritable projet. L’élan jaculatoire. Après les ZAD (zones à défendre), les AMAD : « absences de monde à défendre ». La question est immense et presque jubilatoire dans sa portée : peut-on construire hors de toute forme mondaine ?

Les anciens mondes autorisaient, de fait, le multiple. Ni l’empire d’Alexandre, ni celui de Gengis Khan ou d’Abd Al Malik, ne ralliait à lui l’entièreté de l’humanité, loin sans faut. Et l’humanité se savait alors n’être qu’un pan du vivant. Il n’y avait évidemment aucune unité globale. Mais il y avait une pensée commune, sous différente formes qui s’ignoraient mutuellement, de la possibilité d’un ordre global. Le monde récent, d’avant la pandémie, avait à la fois poussé l’idée de commun au paroxysme de sa réalisation pourtant intenable et, dans le même temps, oublié la diversité sous-jacente au point où le partagé ne pouvait fonctionner ni dans sa dimension symbolique, ni dans ses ramifications ontologiques ou spirituelles.

Hors du monde ne signifie pas hors de la vie. Moins encore hors du réel ou de flux de devenir. Il s’agit en fait de penser la possibilité d’une existence désassujettie du cadre cosmique en tant que tel. Peut-être serait-ce d’ailleurs le sens profond d’existence : ex sistere signifie « sortir de ». Mais il ne saurait y avoir d’extérieur au monde conçu comme totalité. Il faut une forme de diffraction structurelle pour que l’ailleurs devienne, en droit, atteignable. Il faut, pourrait-on dire, la fin du monde.

Si le monde d’après la crise n’est donc plus un monde, quel serait le nom ou la forme de la matrice sur laquelle « l’exister », ou peut-être le « s’exister », pourrait se déployer et s’extirper de lui-même ? Loin des rêves de grand soir, charmants mais naïfs, ou du fantasme d’une épiphanie de conscience lucide, cette créolisation du réel – ou de ce qui en tient lieu – ouvre des possibles insoupçonnés.

D’abord, la perte du monde impose une réélaboration axiologique majeure. Elle nécessite une réévaluation des valeurs. Le monde contemporain avait tenté, suivant l’expression de Max Weber, de se penser neutre. En feignant une scientificité pure qui devait transcender les clivages moraux ou esthétiques, il avait donné à croire – ou à craindre – qu’un désengagement axiologique était viable. La chute du monde est avant tout celle de ce leurre d’objectivation.

Ensuite, le désenclavement des attentes et des desseins rend pensable l’émergence d’une véritable révolution « fractale ». C’est-à-dire la création d’un ailleurs dans l’ici par diffusion, à toutes les échelles et sans refondation, d’un autre être-à-l’ordre. Dans une vision microcosmique assumée. Espace saupoudré de circonstances.

Enfin, la déliquescence d’un commun arbitraire et décrété – fondé par exemple sur la nation, la classe sociale ou l’origine ethnique – pourrait permettre l’élaboration d’alliances et de solidarités rhizomatiques difficilement pensables dans le cadre d’une l’architectonique figée. La taxinomie elle-même est un construit. Hors du monde, il est licite de se faire traître à  l’héritage.

L’hypothèse ici considérée, la mort du monde donc, est tout sauf nihiliste. Si elle s’avérait exacte, elle autoriserait, au contraire, un réagencement du réel sans précédent. Et cela sans nécessiter de renversement politique ou économique organisé qui n’adviendront très certainement pas. La pandémie actuelle ne serait nullement la cause profonde de cette insurrection du sens : elle en serait, tout au plus, le déclencheur accidentel.

Penser, créer, errer hors du monde – presque en état de « survol » pour l’écrire comme Deleuze – c’est aussi se confronter au vertige d’une réappropriation radicale de l’altérité. Ni le même, ni l’inaccessible, l’autre pourrait devenir la source d’une expérience authentiquement et primitivement duale, au sens où Badiou définissait l’amour. Affranchi de la trame, demeure le lien. Mais celui-ci se passe alors de médiateur. Son immédiateté littérale est la chance d’une redistribution taxinomique alors même que l’agencement catégoriel s’était, de fait, considéré comme indépassable dans les schèmes du vieux monde.

Il n’y aura donc pas, c’est notre pari, de monde d’après. Et ce « magma des vitesses infinies », pour rependre encore une image deleuzienne, ne jouerait plus seulement le rôle de réservoir de possibles mais deviendrait le lieu privilégié d’une existence réenvisagée comme extraction permanente et néanmoins locale.

La catastrophe écologique en cours – qui n’est pas sans lien avec les inégalités sociales aberrantes, les violences néocoloniales, les sexismes assumés et les innombrables autres schèmes d’oppression –  ne constitue en rien une « construction sociale ». La chute drastique des populations d’animaux sauvages et l’augmentation dramatique des températures ne sont pas « contractuelles ». Pas plus que les ravages de la famine ou les millions d’hectares de forêt détruits chaque année. Mais les classes conceptuelles et praxéologiques qui permettent de penser et de conjurer les désastres demeurent contingentes et réfutables. Avec la dissolution du monde, pourrait se dessiner une concrétion chaologique potentiellement salvatrice. Sur les rives d’un Styx dans lequel il serait enfin possible de nager en toute quiétude.

Tandis que des discours d’une stupéfiante brutalité – généralement prononcés par ceux-là mêmes qui s’extraient radicalement du commun et du partagé – tentent de réinventer l’image purement fantasmatique d’une République autoritaire, éternelle et indivisible, des « effractions d’ailleurs » viennent à chaque instant enrichir l’ici. Il n’est plus temps de tenter de sauver un monde à l’agonie. D’ailleurs, si l’enjeu du combat contre la 6e extinction massive se résumait à sauvegarder l’organisation sociétale telle qu’elle existe, il serait dépourvu de toute légitimité. Mais le cadavre du monstre est aussi le lieu privilégié d’un réensemencement des possibles.

Quelque chose du monde, certainement, perdurera. Il n’est qu’évanescent. Il demeure écrit, à la manière d’un palimpseste, sous le poème en construction. Dans une fugue de Bach, dans l’idée de Dieu ou dans un vers de Dante, le monde ne cessera de frissonner. Mais ce n’est que dans l’ébroué de son frémissement que demain pourra éclore dans un décillé lucide.

Il faudrait un Zarathoustra plus humble et plus aimant, pour annoncer avec solennité et espoir la nouvelle bonne nouvelle : le monde est mort.

Version mise à jour d’un texte paru dans Electra, revue publiée à Lisbonne par EDP.