Gisèle Sapiro : pour des « désignateurs rigides en histoire littéraire

Dans l’ouvrage qu’elle publie aujourd’hui, Gisèle Sapiro, grande sociologue de la littérature devant l’éternel, se livre à ce qu’elle nomme une radioscopie des relations entre auteur et œuvre plutôt qu’à une sociologie de la production littéraire. Avec ses deux parties constituées chacune de trois chapitres, l’ensemble qu’elle propose s’illustre par son bel équilibre. C’est que, là où la première partie, aussi la plus théorique, propose un modèle d’analyse des liens entre tout auteur (toute autrice) et son œuvre, la seconde s’attache à des écrivains particuliers et pas trop recommandables, soit qu’ils se rendirent coupables de pédocriminalité dans leur œuvre et dans leur pratique (Polanski, Matzneff), soit qu’ils s’illustrèrent dans des attitudes racistes et antisémites, et les uns comme les autres estimés peu dignes de faire partie du canon aux yeux, par exemple, du courant de pensée anglo-saxon de la « cancel culture ». Sachons cependant que Sapiro ne se range nullement dans ce courant et ne prône pas l’exclusion des auteurs discrédités. Après tout, ceux-là, et même s’ils se sont méconduits, ont laissé une œuvre, inscrite quoi que l’on fasse dans l’histoire des littératures (Sade anticipant sur Matzneff, par exemple). Précisons d’emblée que certains auteurs évoqués en deuxième partie apparaissaient déjà dans la première et, par exemple, ceux qui se sont compromis dans leur collaboration avec l’Allemagne nazie. On s’attardera peu sur ce second volet, même s’il ne manque pas d’intérêt.

Dans la première partie, la théoricienne examine la relation auteur/œuvre sous trois angles, qu’elle définit successivement comme métonymique, comme métaphorique et comme relevant d’une causalité de type intentionnel. Métonymique est le fait que l’œuvre soit donnée et perçue comme un tout en fonction de sa cohérence. Certes, le périmètre d’une œuvre pourvue d’un nom d’auteur peut diversement fluctuer et voir des parties venir s’ajouter au noyau de base et d’autres aussi bien disparaître. Ainsi chez L.-F. Céline, on vit des pamphlets venir rejoindre les romans de départ. Chez Aragon, ce seront des corrections apportées sur le tard à l’œuvre originale qui modifieront le périmètre premier. Tout ce qui se modifie de la sorte ne s’en inscrit pas moins sous ce que Saul Kripke nomme des « désignateurs rigides » (voir La Logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982). Formule suggestive plaidant pour l’unité existentielle de l’œuvre et qu’adopte Sapiro d’emblée. Un cas extrême de réduction du multiple au singulier est celui de Romain Gary changeant de patronyme littéraire en cours  d’existence et passant à Émile Ajar pour obtenir — en bernant tout le monde — un second prix Goncourt. En conséquence Gary et Ajar formeront, aux yeux de Kripke et de Sapiro, un seul et même auteur selon leur conception. Et ceci même s’il est des œuvres qui sont poussées à l’extrême de l’éclatement par leur concepteur. Ainsi de la production du Portugais Pessoa qui, « défiant la théorie du nom propre comme désignateur rigide, s’était créé non moins de soixante-douzehétéronymes”, noms d’auteurs à la biographie fictionnelle » (p. 26). Mais il n’en est pas moins un seul Pessoa dont on se souvient, ce qui correspond bien à tout auteur en tant que « fils de ses œuvres », et qui renvoie à la cohérence d’une production aussi démultipliée soit-elle. Notons encore que la rigidité de la désignation n’empêche en rien l’usage de pseudos ou surnoms.

Mais la relation métonymique se double d’un rapport métaphorique largement perceptible le plus souvent puisqu’il s’agit de la ressemblance entre œuvre et auteur. C’est ce dont débattaient les procès intentés en fin de XIXe siècle à des auteurs jugés comme immoraux parce que se manifestant dans un excès de réalisme. Baudelaire, Flaubert ou les Goncourt auront ainsi à rendre des comptes et se défendront en invoquant leur « honnêteté de classe ». Et Sapiro de résumer : « En littérature comme dans la chanson, au cinéma, au théâtre ou à l’opéra, les rapports entre l’auteur, le point de vue narratif et les personnages forment donc un espace relationnel complexe où les liens avec la personnalité de l’auteur, sa biographie, ses valeurs sont tantôt masqués par le travail de fictionnalisation […], tantôt explicitement revendiqués. » (p. 56-57). Ainsi, vus sous cet angle métaphorique, la relation auteur-texte se complexifie nécessairement.

Le roman moderne ou contemporain a beaucoup joué et joue aujourd’hui plus que jamais de répertoire de possibles occupant l’espace romanesque. Et l’on a pu voir des auteurs comme Proust, Gide ou Leiris, libérés et incités par le freudisme, faire entrer en thème majeur de leurs fictions leur découverte de la sexualité et/ou de l’homosexualité. Plus près de nous, un écrivain tel que Houellebecq aime à jouer d’une supercherie dans le traitement du rapport entre l’auteur et son double fictionnel. C’est qu’il s’entend à n’assumer que partiellement le pacte autobiographique, l’auteur et son héros ne coïncidant qu’imparfaitement. Des éléments extérieurs à l’œuvre et à son auteur se révèlent dès lors nécessaires pour élucider l’exacte position de l’écrivain et ils relèvent à la fois de l’habitus individuel de ce dernier comme des  choix thématiques et esthétiques auquel il procède et qui sont à isoler dans l’œuvre même. C’est là que la posture telle que définie par Jérôme Meizoz devient un site privilégié pour l’étude de l’articulation entre les stratégies précitées.

Un troisième volet s’ajoute ici à la relation double métonymique/métaphorique. Il a trait à la causalité interne aux intentions de l’œuvre dans une optique en quelque sorte sartrienne. Dans les procès faits à certaines œuvres, qu’il s’agisse d’Eugène Sue, de Baudelaire ou des intellectuels jugés après guerre pour intelligence avec l’ennemi sont invoqués les intentions des auteurs et de telle manière que puisse leur être concédé un “droit à l’erreur”. Tout dépend du statut que ces derniers entendent donner à leur œuvre selon le moment ou selon  l’époque. C’est par exemple Lucien Rebatet qui, à propos de ses Décombres, roman à gros succès idéologique au temps de l’Occupation, exhibe, après guerre et pour sa défense, le côté purement littéraire de son « travail » : « c’est du Courteline ! », soutiendra-t-il sans rire.

On en vient ainsi à la seconde partie du volume réunissant une série de « cas » relatifs d’une part à la sexualité et de l’autre à l’idéologie d’extrême droie. Apparaissent en premiers Polanski et Matzneff auxquels s’adjoint le peintre Gauguin, tous trois coupables de « pédocriminalité ». Ce qui fait question avec Polanski par exemple, c’est que, tout coupable qu’il soit reconnu, il continue à être célébré et couronné (voir les derniers Cesars), ce qui braque violemment le camp féministe. L’abus est encore plus violent avec Matzneff qui tire sa gloire de l’exploitation à l’écrit de ses actes de prédateur.

Viendront ensuite une série d’auteurs qui donnèrent dans l’antisémitisme et parfois collaborèrent avec le nazisme. La plupart se reprirent à un moment donné. Ce sont par exemple Blanchot, Grass, de Man ou Jauss, tous acquis d’abord à l’extrême droite puis faisant marche arrière. Heidegger a droit à un subtil développement inspiré par l’analyse de Pierre Bourdieu dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger (A.R.S.S., 1975). Quant à l’examen de l’œuvre et du comportement de Charles Maurras, il est particulièrement incisif touchant son autoritarisme et son racisme sans nuance. Deux de nos contemporains terminent cette revue, et ce sont Renaud Camus et Richard Millet. Antisémitisme pas mort en quelque sorte. Une section ultime est réservée à un cas à part, soit le prix Nobel accordé à l’écrivain autrichien Peter Handke qui, dans l’affaire de l’ex-Yougoslavie, pencha vers la Serbie au nom d’une “écriture du doute” et qui vit son Prix largement contesté.

Au moment de conclure, Gisèle Sapiro nuance sa position s’agissant du lien qui unit auteur et œuvre. C’est que, en amont, l’œuvre échappe à l’auteur dans le procès de production en ce qu’elle s’est constituée des possibles qui s’offraient à elle. En aval, elle lui échappe plus encore en ce qu’elle est prise dans toute une procédure de réception, générant immanquablement des interprétations multiples. Mais, cela dit et avec Sapiro encore, retournons le point de vue : « Non, on ne peut dissocier l’œuvre de son auteur.e, car elle porte la trace de sa vision du monde, de ses dispositions éthico-politiques, plus ou moins sublimées et métamorphosées par le travail de mise en forme. » (p. 232). Ce qui n’empêche en rien d’analyser les stratégies d’auteur et les stratégies de création en les rapportant aux transformations du champ de production culturelle dont ces stratégies relèvent. Et nous voilà revenus à une véritable sociologie de la littérature. Là se clôt un essai alerte autant que substantiel, glissant avec bonheur d’une partie théorique à des considérations plus ciblées.

Gisèle Sapiro, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, éditions du Seuil, octobre 2020, 240 p., 17 €