Les Mains dans les poches : Patti Smith, Dévotion

Patti Smith, Devotion © Christine Marcandier

Dévotionde Patti Smith paraît chez Folio. Le livre s’offre un art poétique dans lequel une patineuse est la métaphore de l’artiste : la parution du livre en grand format fut l’occasion pour Christine Marcandier et Jean-Philippe Cazier de rencontrer Patti Smith à Paris et de l’interroger sur l’écriture, les morts et fantômes qui hantent son œuvre mais surtout de l’écouter évoquer William Burroughs, Cocteau, Modiano ou Le jeu des perles de verre. Entretien.

Dévotion est inspiré par Paris. Vous avez une relation particulière à cette ville ?

Oh oui, depuis si longtemps ! Vous savez, je viens d’un coin très rural, du sud du New Jersey, un endroit pas très sophistiqué, et j’ai connu Paris à travers les Vogue des années 50 : j’adorais ces photos de mode, voir l’architecture et puis, quand j’ai eu 12 ans, j’ai découvert l’art, tout ce qui venait de Paris, les cubistes, les impressionnistes, Delacroix, etc. Et la littérature! J’ai commencé à lire Rimbaud, Nerval, à 15-16 ans, et Laforgue… C’étaient mes écrivains préférés, j’adorais le symbolisme, la poésie symboliste. Après, il y a eu le cinéma, Bresson, Godard, la photographie. J’aimais la culture française, l’architecture, l’atmosphère. Quand j’ai eu 20 ans, après avoir économisé pendant trois ans, j’ai pris un avion cargo pour l’Islande, puis un autre avion pour le Luxembourg, et de là un train pour Paris. La France est le premier pays européen que j’ai connu.

J’étais enfin à Paris et le premier endroit dont je me souviens, c’est l’église de Saint-Germain-des-Prés et son petit jardin avec la tête de Dora Maar par Picasso, en hommage à Apollinaire. C’est une des premières choses que j’ai vues en arrivant à Paris. Depuis Paris et moi vivons une histoire d’amour.

Vous écrivez, dans Dévotion, que « Paris est une ville qu’on peut lire sans carte », que ses « rues sont un poème en attente d’éclosion ». Vous marchez « sans but » et trouvez l’inspiration, en une forme de « hasard objectif », pour citer Breton.
Croiser des scènes, rencontrer des gens…

Pas vraiment des gens, je suis extrêmement solitaire. Bien sûr, des gens viennent parfois à ma rencontre… Mais c’est plus l’idée que la littérature est absolument partout à Paris. Ce n’est pas du tout pareil aux États-Unis.

On a quelques endroits comme ça mais là, vous marchez et tout à coup vous croisez une statue de Voltaire, vous traversez le jardin du Luxembourg et il y a une statue de Baudelaire, la tête de Baudelaire. Ailleurs, ce sera Balzac. Partout, dans les rues, avec ces plaques aussi, quand on est comme moi guidée par la littérature, on voit qu’elle est partout, l’Histoire est partout.

Prenez ce jardin à côté duquel nous sommes, chez Gallimard : Camus y a fumé des cigarettes, Mishima était assis sur une chaise, Nabokov y est resté aussi. Dans ces placards autour de nous, il y a des lettres et des lettres de Proust. L’Histoire est partout, une Histoire que vous pouvez aimer, pas l’Histoire des guerres, de la peine et de la douleur. Mais ça fait tellement du bien que ce soit une Histoire qui est comme un rêve, quelque chose de positif, d’inspirant. Je suis une romantique. Et Paris est une ville romantique. Même avec les difficultés qu’elle traverse, ses problèmes, Paris conserve cette dimension que tant de grandes métropoles ont perdue, New York ou Londres par exemple. Vous marchez dans ces villes et vous vous dites que tout est trop construit, on perd cette atmosphère faite d’un passé encore vivant et d’un présent qui éclot.

Je voudrais ajouter quelque chose : une des personnes que je préfère à Paris, je ne la connais pas vraiment, je sais juste que c’est quelqu’un qui vient de Bulgarie et qu’il a l’air d’un SDF, mais je le vois depuis des années, il est dans le livre. Je ne dis pas son nom mais c’est un de mes amis ici. Il parle bulgare et aucun de nous deux ne parle français, je ne parle pas bulgare, il ne parle pas anglais… Mais je le vois lire, il a besoin de quelques euros pour se nourrir et je le croise depuis des années. Donc je rencontre quand même des gens passionnants à Paris mais quand je marche sans but, je ne cherche pas à me faire des amis. J’ai une vie publique, je suis exposée et j’aime me promener en ne connaissant personne, découvrir une rue, seule.

Vous me disiez être très solitaire. Mais ce qui est fascinant dans ce livre comme dans vos précédents, c’est votre manière de vous trouver, de devenir vous-même à travers les autres, qu’ils soient connus (artistes, écrivains) ou inconnus. Je pense à cette scène magnifique dans Devotion : vous êtes au cimetière marin de Sète, vous cherchez la tombe de Paul Valéry et c’est la tombe d’une inconnue, Fanny, qui vous arrête et vous donne le titre du livre : dévouement, Devotion.

Je ne suis pas quelqu’un d’analytique. Les choses arrivent. C’est ce qui s’est passé avec le titre du livre. J’écrivais, je n’avais même pas encore de livre construit en vue, j’écrivais simplement, tout le temps, dans le train, à l’hôtel, dans le jardin où se trouve Neptune (s’adressant à Jean-Philippe Cazier, né à Sète), vous devez le connaître… J’ai écrit une partie du livre dans ce jardin. Et là, j’étais avec mon ami Alain et je vois cette stèle — il y a une photo dans le livre — et je vois ce mot que je trouve magnifique. Je demande à Alain ce qu’il signifie, il me répond devotion et je savais avoir trouvé le titre.

Après, ce que vous dites, c’est à vous de l’écrire, je ne suis pas dans l’analyse, je suis dans un mouvement, ça a un côté fataliste, je vais où le destin me porte et je ne m’interroge pas sur ce type de connexions, elles me restent abstraites. Ça ne veut pas dire que vous avez tort, juste que je n’y pense pas en ces termes.

Je pensais en fait à cette alchimie dont vous parlez, très rimbaldienne, présente dès le premier paragraphe de Dévotion, « L’inspiration est la quantité imprévue », « une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoints pour former un système à part ». Tout entre en échos, les images, les rêves, vos lectures, ce que vous avez vu à la télévision… Pouvez-vous nous dire comment vous concevez cette alchimie ?

C’est quelque chose que j’ai aussi appris du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est un de mes livres préférés. C’est un jeu d’interconnexions avec des étapes, des pierres de gué qui peuvent être des notes de musique, des mots, des images qui se développent et étendent la conscience et la sensibilité des joueurs, sans recours aux drogues… J’adore ces connexions et c’est vraiment le sujet de Dévotion.

© Christine Marcandier

J’étais supposée produire un essai sur l’écriture, c’était lié au prix que j’ai reçu de l’université de Yale, et je me suis dit que Virginia Woolf, Marguerite Duras et tant d’autres l’avaient déjà fait. Que pouvais-je écrire de plus sur ce sujet ? Alors en regardant mes notes, je me suis dit qu’au lieu d’expliquer comment j’écris, j’allais montrer mes notes de journal, toutes les impulsions qui entrent dans la genèse d’un texte… Comme ces œufs au jambon du Flore, parfaitement ronds, je les regarde et je vois une patinoire, parfaitement ronde… La patinoire de mon héroïne est vraiment née de cette assiette d’œufs au jambon au café de Flore. Vous ne savez jamais vraiment qu’une chose va devenir une si importante source d’inspiration.

C’est comme ces spirales : si vous allez dans le jardin chez Gallimard, sur le côté, il y a des spirales sculptées dans la pierre… J’imagine toujours Nabokov les regardant et pensant aux courbes intérieures d’un coquillage. A quoi pensait-il en les regardant tout en fumant une cigarette dans le jardin ?, ça m’a toujours passionnée.

Patti Smith © Jean-Philippe Cazier

Vous écrivez que « le plus souvent, l’alchimie qui produit un poème ou une œuvre de fiction est dissimulée dans l’œuvre elle-même, voire incrustée dans les stries enroulées de l’esprit ». Ici il y aurait « pléthore de pistes », ajoutez-vous, et parmi ces images dans le tapis, on pense aux œufs du Flore que vous venez d’évoquer mais aussi aux échecs (« Les langues, c’est comme les échecs / Et les mots comme des coups joués sur l’échiquier ? »), à la « courtepointe fragile » qu’est Eugenia, etc.

Oui mais la seule chose que j’ai produite consciemment, c’est l’histoire elle-même, au centre du livre, c’est une œuvre de fiction, il me fallait donc avoir une intrigue, mais le plus souvent quand je commence à écrire je n’ai pas de but, comme je le dis dans M Train, « no destination ». Je n’avais pas de but, je ne savais pas que j’allais écrire ce texte à Paris, je n’étais là que pour quelques semaines et pourtant j’ai presque tout écrit à Paris, à Sète, ou dans le train, et quelques pages quand j’ai rendu visite à la famille de Camus. J’ai tout écrit en France et repris et corrigé aux Etats-Unis, j’ai seulement ajouté un petit passage.

Ce que je veux dire c’est que je ne prévois rien, je ne sais pas comment vont tourner les choses, je n’avais pas du tout imaginé écrire sur une patineuse, je n’ai jamais fait de patinage moi-même… J’adore regarder le patinage, les patineurs des Jeux Olympiques à la télé mais je n’ai même jamais enfilé de patins ou posé le pied sur la glace. Je ne nage pas, je ne patine pas. Mais j’adore regarder les patineurs, russes en particulier, je me sens en affinité totale avec eux. Pour autant je n’y connais rien, à part ce que j’ai appris en les regardant les Jeux Olympiques. Je n’avais pas prévu. Pas plus que les échecs, je ne sais pas jouer, j’admire. Tout cela ce sont des pièces qui font irruption et s’ajustent. Tout s’est écrit tout seul, même cette histoire étrange… Quand j’ai commencé à écrire, elle devait être très différente, ce devait être un dialogue entre un homme plus âgé, très intelligent, et une jeune fille précoce, je pensais suivre leur conversation. Et puis je me suis dit qu’il fallait que j’écrive leur rencontre et avant même que j’en prenne conscience, le texte a changé et à la fin je me suis dit : « oh mon dieu, je viens de tuer deux personnes ! », mais ce n’était pas prémédité…

Parfois, quand j’écris, tout est très construit, par exemple Just Kids était extrêmement pensé, parce que ce n’est pas de la fiction, il me fallait travailler la chronologie, qu’elle soit aussi précise que possible. Je faisais des portraits, c’était une énorme responsabilité. Mais quand il s’agit de fiction, ou de ces textes que j’écris et dont je ne sais pas très bien définir le genre, comme M Train, la responsabilité n’est pas la même, c’est comme un poney sauvage, vous devez le retenir un peu mais vous le laissez galoper.

Devotion a de multiples dimensions, avec pour centre la question de l’écriture. M Train commence par un rêve, Just Kids s’ouvre sur un souvenir : Vous êtes enfant et votre mère vous dit que ce que vous voyez est un cygne. Et le mot « cygne » ne vous semble pas suffisant pour exprimer ce que vous voyez. Il y a une discordance entre le mot et la vision. Est-ce cela que vous souhaitez exprimer ?

C’est une forme d’alchimie, encore une fois. C’est difficile pour moi de tout décomposer pour l’analyser. Je dirais que je suis partie de ce souvenir parce qu’il me semble, quand je repense à l’ensemble de ma vie, que même si j’étais alors toute petite et que je ne comprenais pas vraiment alors ce qu’il se passait, ce fut là ma première pulsion créatrice. La première fois que j’avais plus à dire que ce qui était dit. C’était ma première hybris… « Swan » (cygne) est un mot magnifique mais rien par rapport à cette vision (Patti Smith imite des sons qui se rapportent au cygne). J’avais deux ou trois ans, je n’avais aucun outil pour analyser ou comprendre mais ça m’a marquée, et c’est mon premier souvenir d’impulsion créative, le premier moment où j’ai voulu dire « plus » que ce qu’exprime simplement le langage.

Puis à 7 ans, j’ai décidé que je serai écrivain. Certaines choses que l’on voit sont des appels, sans doute plus que je ne le pense : quelqu’un dans la rue, un passant, et quelque chose dans sa démarche, sur son visage, peut devenir tout un livre. Mais c’est une expérience alchimique, un peu comme un flipper, quand vous touchez la cible, tout s’illumine (elle imite le son) ou ce tableau dans les anciennes stations de métro : vous voulez aller quelque part, vous appuyez sur le bouton et toutes les stations par lesquelles vous passez s’éclairent les unes après les autres (elle fait les bruits des petites lampes qui s’éclairent) pour vous guider jusqu’à votre destination. C’est comme une série d’étapes, de petites pierres qui s’illuminent et ça se produit en un éclair.

Patti Smith © Jean-Philippe Cazier

Diriez-vous que ce sont ces visions qui font naître l’écriture ?

Il y a deux types de visions : celles qui sont concrètes, quand vous voyez une image, un jardin, une personne, qui déclenchent une pensée ou un poème. Mais il y a aussi ces moments plus visionnaires, c’est comme une page vierge, comme quand vous regardez un mur blanc et vous voyez un tableau alors qu’il n’y a rien dans la pièce. Comme chez William Blake qui projetait ses visions, des images issues de son inconscient, ou Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, un visionnaire aussi, avec tous ses personnages de fantaisie partout. Mais ces deux types de visions sont très différents : vous pouvez voir depuis une page vierge ou être au milieu de la foule dans une rue et voir un détail qui va être l’étincelle de votre imaginaire.

Vos livres établissent un lien complexe entre la vie et la mort, le présent et le passé, l’absence et la présence. Par exemple, dans Dévotion, vous évoquez le dernier manuscrit de Camus, qu’il avait avec lui quand il est mort, c’est une scène magnifique et très caractéristique de votre écriture. Camus est mort mais il demeure vivant dans son manuscrit, qui est comme son fantôme. Dans vos livres comme dans vos photographies, les morts sont présents.

Oui, c’est en lien avec l’esprit. Lorsque je regarde le manuscrit de Camus, une part de moi pense à lui, je l’imagine écrivant, fumant une cigarette, mais c’est avec son esprit que je me connecte. L’énergie mentale, selon moi, est éternelle. Nous mourons, physiquement, mais ma philosophie de l’outre-tombe est centrée sur cette conscience qui demeure, cette énergie cérébrale. Je ne sais pas comment cela se manifeste dans mes photographies mais sur scène, par exemple, j’absorbe l’énergie du public… Mon ami Sam Shepard est mort mais je le sens près de moi. Pendant quelques mois, je me sentais en connexion avec Roberto Bolaño, dans tous mes concerts je chantais une chanson pour lui et je pouvais le sentir, pas comme s’il avait été à côté de moi, je ressentais son énergie psychique. C’est ainsi que je l’appelle et l’intellectualise : l’esprit, comment l’esprit fonctionne, c’est ce qui m’intéresse le plus. Bien sûr, comme tout le monde, je suis attirée par la beauté, c’est fabuleux de voir un bel homme, une femme magnifique, mais ce qui m’attire le plus chez les gens, c’est leur esprit, l’empathie.

L’énergie psychique, c’est depuis que je suis toute petite. Mon père était ouvrier et extrêmement intelligent, il détestait l’idée de se mettre plus haut que ses camarades. On était pauvres mais on avait une vie d’une richesse incroyable en termes de livres. Mon père partageait avec nous ce qu’il pensait, ce qu’il comprenait des choses, et j’ai admiré ça très tôt dans ma vie. Quand j’étais gamine, regarder les photos d’Irving Penn, ces photos de mode ou de sa femme portant du Dior, ce n’était pas seulement regarder de beaux vêtements ou avoir envie de les posséder mais découvrir l’intelligence dans ces vêtements, le génie créatif. C’est pareil que ce soit la mode, un jardin, c’est reconnaître l’esprit qui a créé ces formes. Quand j’étais môme, je voyais bien comment mes voisins étaient habillés, ils achetaient leurs vêtements dans des catalogues, c’est le plus petit dénominateur commun, vous cherchez une robe, il y a des robes, tout le monde en a une. Alors que là, sous l’apparence d’un dessin d’enfant, on voyait la coupe, les détails… Je digresse mais ce que je veux dire c’est que je ne cherche pas à rendre la vie aux morts mais à retrouver un accès à l’énergie créatrice qui fut la leur et peut soutenir la vôtre ou l’enrichir, l’informer. Mais je ne sais pas si je réponds à votre question.

Oui, je crois que ce que vous appelez « énergie » est ce que je nomme « vie »…

Oui, c’est la vie d’une certaine manière mais pas dans le sens d’un quotidien, de la vie de tous les jours, ce que nous faisons tous les jours, élever nos enfants, faire du pain, laver les sols, aller travailler. Je parle de la vie intérieure, celle qui m’intéresse le plus.

Dévotion est le titre de votre livre mais il me semble qu’il peut définir votre manière d’écrire, votre manière de vous consacrer, dédier à la vie… Écrire serait alors pour vous une forme de prière, d’invocation…

Oui ! Quand j’ai vu ce mot « dévouement », quand Alain me l’a traduit, j’ai été absorbée par lui, il rassemble tout ce dont parle ce livre. Ma dévotion à la discipline de l’écriture qui suppose tant de travail et de sacrifices, la dévotion d’Eugenia à sa pratique, au patinage, cette dépendance étrange qu’Alexander et elle entretiennent l’un envers l’autre, ce dévouement de son entraîneuse pour Eugenia, celle de Catherine Camus envers son père, la dévotion est partout… mon rapport à Paris, à la culture dans Paris, passée comme présente. Par exemple, j’ai hâte de pouvoir découvrir un nouveau livre de Patrick Modiano, je dois attendre les traductions, mais c’est génial d’avoir ce nouvel écrivain avec moi, pas seulement un nouvel auteur, nouveau est relatif, en tout cas vivant. Parce que tous les gens que j’aime sont morts, retirés du monde ou très vieux. Là, il a mon âge, quasiment mon âge. Je ne le connais pas mais je sens une affinité, quand il dit le mystère de Paris, dans les rues. C’est ce que font les écrivains, nous sommes tous des détectives, en quelque sorte, nous enquêtons sur ce que nous allons faire : vous commencez à écrire et à moins d’être de ceux qui planifient tout… moi je ne sais jamais où je vais. C’est plus intéressant de se demander ce qu’on cherche, ce qui va se produire…

C’est la logique du rêve…

Oui, je suis à l’écoute de mes rêves, parfois je les entraperçois… Quand j’écris, une partie naît de mon imaginaire, d’un rêve, et l’autre partie vient de quelque chose qui s’est produit, c’est ce que je montre dans ce livre : par hasard, je suis dans mon hôtel, je me réveille, et je vois cette patineuse russe, exquise, pas parce qu’elle est belle mais on voit sa grâce intérieure, son monde intérieur qui est d’une intense beauté. Je lisais alors Simone Weil et je me suis dit, voilà deux prodiges, l’une athlétique l’autre cérébrale, et je me suis demandé ce que serait un personnage qui réunirait les deux, qui soit une athlète et une femme brillante. C’est très rare, même si cela existe. Ce personnage aurait pu être un maître aux échecs, une mathématicienne, une scientifique, mais elle choisit le patinage et elle réunit tout cela pour créer quelque chose de nouveau, comme une artiste. Elle est une artiste, elle patine comme personne ne l’a jamais fait et pas pour gagner des compétitions ou une médaille. Mais pour faire quelque chose qui sidère les gens, comme le font les artistes, les écrivains, les peintres…

C’est comme dans ce film de Cocteau sur Orphée, sa réécriture du mythe d’Orphée à travers un poète… ça commence dans un café parisien, Le Café des Artistes, et ce poète cherche l’inspiration et quelqu’un lui dit « Surprends-nous ! ». J’avais 17-18 ans quand j’ai vu ce film et je me suis dit, voilà ce que nous devons faire, notre mission. Pas écrire un bon poème, académique… pour ce que ce soit parfait, il faut inoculer autre chose qui surprenne les gens. Quand vous êtes face à un Manet, un Delacroix, un Jackson Pollock, vous vous dites, « merde alors ! », même sans savoir pourquoi…

Vous écrivez d’Eugenia : « L’impossible régnait dans le poème de son esprit ». C’est une manière d’autoportrait ?

Oui, elle est une métaphore de l’artiste. Elle prend tout ce qu’elle connaît, les mathématiques, le jeu d’échecs, mais aussi ses désirs, et elle les dompte pour créer quelque chose que personne n’a jamais vu, une chorégraphie. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle les patineurs russes sont aussi forts, même s’il y a eu un prodige coréen : ils ont avec eux toute l’histoire de la littérature russe, la musique, et quand ils interprètent Madame Bovary ou quelque performance que ce soit, leur interprétation est à la fois classique, littérale et moderne. Ils sont singuliers, uniques, comme cette fille que j’ai vue. Ils ne sont même pas parfaits techniquement, ils vont plus loin dans la manière dont ils exposent leur programme. C’est pourquoi Eugenia est une métaphore de l’artiste. Elle pourrait être moi quand j’étais jeune, même si je n’étais pas un prodige, mais dans cette manière de tout réunir pour produire quelque chose d’inédit.

Je me souviens de William Burroughs me disant, alors que nous parlions de la définition de l’artiste : « un artiste est celui qui voit ce que les autres ne voient pas ». Ce n’est pas tant qu’il voit ce que les autres ne voient pas que le fait qu’il se centre là-dessus et le fasse apparaître. C’est une expérience spirituelle, comme Jésus disant : « ceux qui écoutent entendrons, qui veulent voir verrons », parce qu’il avait quelque chose d’unique à dire. C’est pareil pour l’artiste, il exprime quelque chose de singulier et parfois les gens mettent du temps à comprendre, ils refusent, déchirent des sourates ou un Manet parce que ça les choque, ou qu’un Jackson Pollock les dégoûte, ou des tableaux cubistes. Puis le temps passe, ils voient enfin et c’est une expérience qui les transporte.

(traduction Christine Marcandier)

Patti Smith, Dévotion, trad. de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, Folio, octobre 2020, 160 p., 6 € 30 — Lire un extrait

Lire ici la critique du livre par Christine Marcandier et celle de Jean-Philippe Cazier

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