Parmi mes propositions de jeunesse, Roberto Bolaño relève la restauration de l’Inquisition, les châtiments corporels publics, la guerre permanente soit contre les Chiliens soit contre les Paraguayens ou les Boliviens comme une forme de gymnastique nationale, la guerre permanente contre les écrivains castristes et les écrivains sandinistes comme une gymnastique intellectuelle, la polyandrie, l’extermination des Indiens pour éviter une plus grande contamination de la race argentine, la restriction des droits des citoyens d’origine juive à l’exception de ma voisine, l’émigration massive en provenance des pays scandinaves pour blanchir peu à peu l’épiderme national assombri par des années de promiscuité hispano-indigène, la concession de bourses littéraires à perpétuité à l’exception des écrivains qui vivent dans le quartier de Flores, l’exemption fiscale des artistes à l’exception des photographes, la création de la plus grande force aérienne de l’Amérique du Sud, la colonisation de l’Antarctique, l’édification de nouvelles villes en Patagonie et de bibliothèques en béton dans le Chaco, la destruction des œuvres de Roberto Arlt, l’interdiction de la rhétorique, l’enfermement dans un asile de Jorge Luis Borges. J’ai été footballeur comme Jorge Gibson Brown et futuriste comme Marinetti qui a eu l’intelligence de se rallier au Duce pour défendre le virilisme, le machinisme et l’héroïsme. Entre 1920 et 1929, année de naissance de mon père à Cherbourg, j’ai écrit et fait paraître plus de douze recueils de poèmes, dont certains ont remporté des prix municipaux et provinciaux, et fréquenté les salons littéraires et les cafés à la mode où j’ai rencontré Christophe Ensminger-Mandelkern qui annotait le volume de leçons que Nietzsche a données sur les philosophes préplatoniciens, et je lui ai expliqué de quatre manières différentes mon aversion à l’égard de la photographie. À partir de 1930, pieds et poings liés par un mariage désastreux avec une femme qui sacrifiait des poules et un bon nombre d’enfants qui avaient des yeux vairons, j’ai travaillé comme rédacteur de faits divers et correcteur dans plusieurs journaux de la capitale, fréquenté les taudis et les maisons de passe de Flores, les cabinets infâmes des astrologues, les officines abjectes des chiromanciens, je me suis recueilli sur la tombe de Bernhard Förster à Nueva Germania, j’ai rendu visite à Ante Pavelić dans sa chambre à l’hôpital Sirio-Libanais et je lui ai demandé s’il avait sur lui les yeux des prisonniers qu’il avait condamnés à mort comme le raconte Curzio Malaparte, j’ai déjeuné avec Adolf Eichmann et Josef Mengele à l’A.B.C dans la calle Lavalle, j’ai rêvé d’amours hyperboréennes et de funérailles célestes mais l’honnêteté m’oblige à admettre que les femmes ne m’ont pas été propices et que l’art du roman qui a partie liée avec les vies imaginaires m’a toujours été cruel.
Par défaut j’ai publié trois romans : Champs d’honneur (1936), qui traite de défis et de duels semi-clandestins dans une Buenos Aires spectrale mais je me demande si Buenos Aires n’est pas forcément spectrale, si ce n’est pas une mise en scène redondante, une dramaturgie qui devient terriblement fausse à force d’être terriblement vraie ; La Dame française (1949), un récit avec prostituées au grand cœur, chanteurs de tango et détectives ; et Les Yeux de l’assassin (1962), étrange prémonition du tueur psychopathe du cinéma des années 70 et 80 qui a probablement enlevé ma marraine quand j’avais neuf ans, qui l’a séquestrée dans une cave et qui a enterré son cadavre dans la forêt de Compiègne.
Je suis mort à la maison de retraite pour personnes âgées de Villa Luro, avec pour tout bien une valise pleine à craquer de vieux livres, de photographies méthodiques de Christophe Ensminger-Mandelkern, de lettres obsessionnelles de Léon Pocard dont la condamnation à mort pour intelligence avec l’ennemi a été commuée en peine de réclusion à perpétuité, de testaments olographes et de manuscrits inédits. Roberto Bolaño prétend que mes livres n’ont été jamais réédités et que mes inédits ont probablement été jetés à la poubelle ou qu’ils ont probablement été jetés au feu par les gardiens de la maison de retraite et il aurait pu ajouter s’il avait pris le temps de lire mes dernières volontés que la maison de retraite ressemblait à la Loubianka et que les gardiens de la maison de retraite ressemblaient à des officiers de la Tchéka et il aurait pu en conclure que la directrice de la maison de retraite était la réincarnation de Félix Dzerjinski dans le corps de Golda Meir.
UNE COLONISATION : trajectoire et tragédie 8
