Stephen King : Rose Madder, un roman sur la violence conjugale

Rose Madder, détail couverture anglo-saxonne

Pourquoi revenir sur Rose Madder en ces temps où beaucoup de certitudes vacillent en même temps que les couples s’enferrent dans des rapports conflictuels ? Tout simplement car on sait que l’augmentation des violences conjugales a été plus qu’à la hausse pendant la période du confinement, favorisant un face à face dangereux. De nombreux spots télévisés le rappellent en donnant aux femmes victimes de violence des moyens d’alerter les secours et sur internet, de nombreuses informations sont disponibles. Ce ne sont sans doute pas celles qui subissent cette violence qui souhaiteront lire ce roman ; peut-être celles qui s’en sortent. Et surtout toutes celles et ceux qui pensent que les victimes devraient réagir et manquent de caractère et d’initiative. Or, ce roman entraîne le lecteur dans le processus implacable de l’emprise, de la soumission, de la peur et de la fuite et donc d’une compréhension.

Sous le titre de « Baisers sinistres », le prologue du roman de Stephen King met le lecteur en présence d’une femme – qui ne sera que tardivement nommée –, reprenant difficilement sa respiration après les coups qu’elle vient de recevoir d’un fou, son mari Norman, flic de son état, coups qui déclenchent un avortement. Rose est sûre qu’il la tuera ; si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera un autre jour mais cela viendra. Et c’est lorsqu’elle songe à cette certitude – en cette ouverture de roman où le monologue intérieur du personnage alterne avec une focalisation interne entièrement centrée sur elle –, que surgit la première mention de la qualification de taureau : « Avant que les nouvelles générations n’appellent les hommes comme son mari des « flics », on employait un autre terme pour les qualifier et c’est celui qui lui vient à l’esprit lorsqu’elle le voit traverser la pièce la tête baissée, ses poings se balançant au bout de ses bras comme deux pendules, car c’est exactement de ça qu’il a l’air : d’un taureau ». A cette certitude répond sa propre envie de meurtre, vite étouffée, vœu pieux de cette victime impuissante. Cette idée fugitive « n’est qu’un écho profond, un reflet de la folie de son mari, aussi feutré qu’un bruissement d’ailes de chauve-souris dans une grotte obscure ».

Ce premier chapitre est un flash-back sur le plus intolérable qu’a souffert Rose — le meurtre du bébé qu’elle attendait. Aussi baigne-t-il dans le sang, le sang de l’avortement se reflétant dans le rouge de la sauce sanguinolente que le mari-taureau et flic se fait tranquillement dans la cuisine en attendant que l’ambulance arrive. La femme, elle, attend, terrorisée, impuissante et toute de haine intériorisée. « Peu à peu, l’univers se réduit pour elle à celui des rêves dans lequel elle vit, rêves comme ceux qu’elle faisait, petite fille, et dans lesquels elle courait, courait dans une forêt dépourvue de sentiers ou dans un labyrinthe crépusculaire, avec derrière elle le bruit de sabots d’un grand animal, d’une créature démente et redoutable qui ne cesse de se rapprocher et qui finira par la rejoindre, en dépit de ses louvoiements, de ses zigzags de ses bonds en tous sens ».

Vient alors, dans les dernières lignes de ce prologue, le commentaire du narrateur sous forme d’explication et de plaidoyer pour Rose et, à travers elle, pour toutes les femmes battues : « Le concept de rêve est clair pour l’esprit éveillé, mais il n’y a aucun éveil pour le rêveur, pas de monde réel, pas de vision saine des choses ; pour lui n’existe que la maison de fous du sommeil. Rose McClendon Daniels dormit neuf ans de plus dans la folie de son mari ».

On voit donc que si la violence conjugale est brutalement imposée au lecteur par une écriture hyper-réaliste (dérangeante, il faut le dire), elle ne l’est pas à partir de n’importe quelle symbolique. Des éléments essentiels sont ici avancés — taureau, labyrinthe, forêt, caverne, fuite, meurtre. Difficile que cela ne nous rappelle pas quelque chose… Comme l’écrit un des spécialistes français de l’œuvre de Stephen King, Roland Ernould : « Ce roman constitue la deuxième tentative, après l’utilisation des Moires dans Insomnia pour tirer parti du fond de croyances mythologiques de l’Antiquité. Il devient de plus en plus difficile de comprendre King sans une bonne culture classique… » En effet, le terreau romanesque est saturé d’allusions mythiques, légendaires et contiques dont nous visiterons une partie.

Stephen King choisit d’éclairer les rapports de couple sous l’éclairage des mythes. Mais il ne sollicite par des mythes habituels, de Médée à Pénélope, par exemple. De plus, comme le romancier est aux antipodes de la reconnaissance des écrivains légitimés dans la sphère lettrée, on ne s’attend pas à ces références dans un de ses romans. Romancier populaire par excellence, champion de best-sellers, américain de surcroît, il n’est pas associé à la culture classique. Que vient faire Stephen King dans ce temple, que vient-il faire dans cette galère…? Peut-on le prendre au sérieux ? De quoi se mêle-t-il ? Justement oui. Et la matière, dans cette perspective, est très riche dans Rose Madder. Si nous choisissons ici de souligner le calvaire de la femme, chaque lecteur pourra explorer, au fil de sa lecture, la manière dont il insère la référence au mythe du Minotaure et à d’autres symboles et références anciennes. Il joue avec ce mythe et ses composantes par des jeux de parallélismes, de répétitions et d’équivalences entre le monde référentiel et le monde fanstasmé – à l’intersection desquels il crée son univers fantastique.

On peut dire que d’abord est posé le labyrinthe : Rosie, la protagoniste, se lance dans le monde. La ville où elle arrive s’offre à elle comme un véritable labyrinthe ; elle y trouve des repères, elle se ménage des étapes et ne perd jamais le fil des solidarités, véritable fil d’Ariane, qui de Peter Slowik la conduit à Anna Stevenson et au foyer de « Sœurs et filles », à Pam, Gert et Cynthia, à un travail puis à un autre plus lucratif. Puis, à mi-parcours, elle pénètrera dans le tableau qu’elle a acheté et qui la fascine et vit un « vrai » labyrinthe, reconstituant le dédale de son existence. Une seconde séquence de pénétration dans le tableau est beaucoup plus violente et décisive car le Minotaure, alias Norman, poursuit Rosie-Thésée dans le Labyrinthe. Norman ne renonce pas à la chasse dans la ville pour récupérer sa proie de prédilection, son épouse.

Dans ce mythe et dans notre roman, l’Autre est une « puissance de dévoration ». Comme dans le mythe du Minotaure, la thématique de la dévoration est absolument centrale dans la relation conjugale : Rose a été mordue jusqu’au sang dès sa nuit de noces et ensuite plusieurs fois jusqu’à l’infection. Par ailleurs les meurtres du dévoreur Norman jalonnent tout le texte : de Peter Slowik [« toute la partie inférieure de son visage était couverte de sang dans lequel étaient collés des poils et des fragments de peau »], en passant par l’histoire analeptique de Wendy Yarrow, pour aboutir au meurtre d’Anna : « Norman se jeta sur sa gorge, enfouissant son visage contre comme s’ils étaient deux ados excités se pelotant dans un jardin public, puis des dents furent dans sa gorge, quelque chose de chaud jaillit sur elle, et elle ne pensa plus à rien ».

Si l’Antiquité nous a transmis quelques variantes sur la manière dont Thésée aurait tué le Minotaure, Stephen King réserve au sien une mort digne de l’activité principale de sa vie : il sera, à son tour, dévoré et englouti par la femme obscure, araignée et abîme qu’est Rose Madder, double guerrier de Rosie : « « Approche-toi, Norman », lui murmure l’araignée. Et, avant que son esprit n’implose complètement, il se rend compte que cette bouche grouillante de vermine et de lambeaux soyeux essaie de sourire.
[…] « Approche-toi », roucoule la chose, tendant ses non-membres, le mufle béant. « Il faut que nous ayons une petite discussion ». Il y a des griffes à l’extrémité des non-membres noirs, hérissés de crins. Ces griffes se posent sur les poignets de Norman, sur ses jambes, sur l’appendice gonflé qui pulse encore entre ses jambes. L’une d’elles se tortille amoureusement jusqu’à l’intérieur de sa bouche ; les crins frottent contre ses dents, contre la chair de ses joues. Elle s’empare de sa langue, l’arrache et l’agite triomphalement devant son œil unique, exorbité, halluciné. « J’ai envie que nous ayons une petite discussion… entre trois-z-yeux ! »
Il fait un ultime effort pour se libérer ; mais au lieu de cela il est aspiré dans l’étreinte affamée de Rose Madder.
Et là, Norman apprend enfin l’effet que cela fait, d’être celui qui est mordu et non celui qui mord ».

Un aspect est à souligner : l’humour de King, le jeu consistant à insister sur les sens propres et les sens figurés, à modifier les termes comme dans la fameuse phrase de Norman à sa femme. Il souhaite avoir « une petite discussion entre quat’z’yeux » mais à la fin de sa chasse, lorsqu’il se retrouve face à Rose Madder, que le masque du taureau Ferdinand est devenu sa seconde peau et qu’il n’a plus qu’un œil (Le Cyclope, les Gorgones ?), Rose Madder lui propose « une petite discussion entre trois’z’yeux »… L’écrivain parodie des symboles anciens. Ainsi Norman, comme le Minotaure, est passé de l’ordre qu’il a établi lorsqu’il était sujet et obéi par son objet-Rosie, ordre où il dévorait en toute impunité dans le lieu clos qu’il avait créé, leur maison, au statut d’objet qui subit parce qu’un « héros » est intervenu et a changé l’ordre monstrueux des choses.

Revenons à l’histoire centrale. Rose McClendon, épouse de Norman Daniels, vit un enfer depuis quatorze ans. Une goutte de sang sur le drap est la goutte qui fait déborder le vase et provoque son évasion de ce lieu de torture qu’a toujours été le domicile conjugal. Elle emporte la carte bancaire de son époux pour faire face à ses premiers besoins. Elle se rend à la gare routière et choisit sa destination en fonction de l’heure la plus proche et de l’éloignement le plus conséquent : 900 kms ne lui semblent pas de trop pour espérer échapper à Norman. On peut donc dire qu’à partir de ces deux gestes inouïs – la remise en cause du double pouvoir que son flic de mari exerce sur elle : pouvoir physique et pouvoir économique –, Rose part en quête de sa libération. Elle est lourdement marquée : un corps torturé, une maternité assassinée et un esprit engourdi. Passivité, obéissance et soumission ont été jusque-là les constantes de son comportement. S’éloignant et s’emparant de la CB, elle accomplit vraiment la séparation de corps et de biens !

Cette quête libératrice commence dans une ville inconnue, nécessairement labyrinthique. Au cours de sa quête, elle rencontre, bien entendu, des soutiens dans le monde réel : décisifs pour sa libération comme Peter et Anna et des soutiens secondaires comme Pam, Gert, Cynthia et Bill. Les premiers seront dévorés par Norman-taureau ; les seconds auront des sorts diversifiés qui, tous, orientent notre lecture dans un sens féministe. Gert engage un combat terrible contre Norman mais elle en sortira victorieuse et sauve Cynthia, Pam meurt « accidentellement » et Bill sera protégé par Rosie.

Toutefois, la libération totale de Rosie n’est possible que grâce à des soutiens mythiques, trouvés dans le monde du tableau que sont Dorcas et Rose Madder. C’est ici qu’on bascule dans le monde fantastique, peut-être parce que, dans le monde réel, la libération de l’épouse martyrisée est aléatoire. Rosie a acheté un tableau qui l’a fascinée, qui l’a comme appelée, chez un prêteur sur gages et que ce tableau s’est transformé en agent puissant de transformation de son monde, une fois qu’elle a accepté d’y pénétrer. Ce sont les deux séquences que nous avons évoquées précédemment de la pénétration de Rosie dans le tableau et où elle passera le relais à son double Rose Madder, femme à la tresse blonde, dessinée de dos sur le tableau, araignée dévoratrice du mâle maléfique (Norman) qui accomplit le sacrifice nécessaire pour délivrer Rosie et pour qu’elle puisse repartir avec le mâle bénéfique (Bill). Ainsi de femme-victime, Rose McClendon est devenue femme actrice. Au début du récit, elle était exclue de la norme des vivants de ce monde : si elle veut s’y intégrer, il lui faut agir ; si elle n’agit pas, elle sera interdite d’avenir.

Dans le système de références qu’il essaime dans son roman, Stephen King met en lien Rose Madder et Déméter, déesse des moissons, et de sa fille Perséphone. Le nom du cheval, plus présent dans la deuxième séquence de l’entrée dans le tableau, Rhadamanthe, est également un emprunt aux Enfers puisque, fils de Zeus, Rhadamanthe était l’un des trois juges des Enfers, avec Minos et Eaque. Il relève encore d’autres allusions à la mythologie gréco-latine et il est passionnant de les interpréter, point par point : le temple, les Enfers, l’initiation, le grenadier, les chauves-souris. Notons qu’Hécate la déesse, gardienne des enfers, est souvent représentée couronnée de roses.

Si les trois fonctions du Labyrinthe sont de dévorer, de digérer et d’initier, nous les voyons bien à l’œuvre dans la première séquence du tableau. Le temple-labyrinthe est un parcours d’initiation pour Rosie et son aventure, le passage de l’immaturité à la maturité, de la passivité à l’initiative. Pour sortir de la logique victimaire qui a toujours été la sienne, Rosie doit surmonter sa culpabilité et toutes les inhibitions qu’elle a inscrites au cœur de son être : il lui faut se persuader qu’elle n’est pas coupable de ce qui lui arrive. « Je ne t’ai jamais battue sans que tu m’y obliges, tu le sais bien », lui dit Norman et cette phrase revient bien des fois. A chaque étape de sa libération, quelqu’un lui rappellera qu’elle n’est pas responsable des crimes de Norman. Aussi a-t-elle besoin de passer par un double, voie royale de la quête identitaire, pour aller jusqu’au bout de sa renaissance. Ainsi, elle entend toutes sortes de voix qui font écho à la voix de Norman, si présente, pour trouver son nouveau chemin de vie. Il lui faut la mettre à distance. Écouter les autres et s’aider de la voix de Miss Pratico-raisonnable, du message du tableau [qu’aurait fait la femme au chiton?], de celle de Rose Madder, de celle de Dorcas, pour parvenir à parler par elle-même, d’elle-même. Cette re-naissance se fait par une chaîne de femmes sans exclure totalement les hommes braves mais en leur confiant un rôle tout à fait secondaire. La présence de Bill renforce ce que nous appelons l’orientation féministe de la réécriture des thèmes et mythes. En effet, se retrouver dans le labyrinthe, échapper au taureau, récupérer le bébé puis servir d’appât pour piéger Norman, tout cela Rosie le fait seule ou avec l’aide d’autres femmes ou de son double Rose Madder.

Le dénouement du roman est troublant et répond à l’adage : « chien enragé donne la rage à celui ou à celle qu’il a mordu(e) ». En d’autres termes, l’être humain peut-il échapper au cycle de la violence ? Rosie est-elle libérée ? Cette réflexion sur la violence entre les humains est évidemment l’interrogation obsessionnelle et toujours mise en scène en des scénarios très différents, de Stephen King. Pour redevenir un être humain digne de ce nom Rosie devra surmonter la rage destructrice qui est en elle. Comme l’écrit Roland Ernould, « pour King, la violence fait partie de notre nature, et il a maintes fois médité sur les rapports entre le dionysiaque et l’apollinien. La violence fait partie de l’être humain autant que le désir d’harmonie. Le véritable scandale n’est pas la violence congénitale, mais sa manifestation incontrôlée, contraire aux intérêts personnels comme aux intérêts collectifs ».

Stephen King, Rose Madder (1995), trad. William Olivier Desmond, Le Livre de Poche, 2005, 768 p., 9 € 20