Écriture du confinement et passage de relais : « Caïman contre Pangolin »

Caïman contre Pangolin

Ces dernières semaines ont vu fleurir un débat particulièrement virulent sur la littérature du confinement. Les journaux de confinement de Leïla Slimani paru dans Le Monde aussi bien que celui de Marie Darrieussecq édité dans Le Point ont provoqué des tollés, justifiés la plupart du temps, mettant en cause leur caractère bourgeois et bucolique déconnecté du monde des travailleur.euse.s. Johan Faerber note le ton « indécent » et « déplacé » du journal de Slimani. Laélia Véron, dans un entretien avec Daniel Schneidermann d’Arrêt sur images, dénonce par une brillante analyse stylistique la « romantisation du confinement » menée par Slimani et Darrieussecq. Nous autres, lecteur.trice.s de polars et de romans noirs, ne pouvons que nous réjouir de cette soudaine prise de conscience de la part de nos confrères et consœurs critiques littéraires de la structuration fondamentalement bourgeoise et parisienne de la littérature française contemporaine, du moins de celle dont on parle dans les journaux. Il aura fallu une pandémie mondiale pour qu’enfin cette structuration sociale du culturel saute aux yeux de chacun.e.

L’écriture et la lecture se sont retrouvées au cœur du débat : d’un côté le président Emmanuel Macron exhortant ses concitoyen.ne.s à profiter du confinement pour lire, de l’autre les écrivain.e.s de tous poils décidant que c’était la parfaite période pour terminer leurs romans en cours (provoquant des attaques d’apoplexie chez les éditeur.trice.s qui, bien qu’au chômage technique, ont reçu des montagnes de manuscrits), et enfin les critiques acerbes venant tacler ces activités perçues comme oisives face aux populations de travailleur.euse.s, soignant.e.s, agent.e.s d’entretien, fonctionnaires, liveur.euse.s obligé.e.s de se rendre au travail au péril de leurs vies.

Il nous semble cependant que toute littérature de confinement n’est pas une littérature vaine et bourgeoise. Il existe d’autres formes d’écritures du confinement, moins futiles et plus nécessaires, qui ont bourgeonnées durant ces éprouvantes semaines. Le roman en relais Caïman contre Pangolin créé à l’initiative de l’éditeur Jean-Louis Nogaro des Éditions du Caïman fait partie de celles-ci dans la mesure où il met non seulement en place une pratique d’écriture collaborative et solidaire bien loin du solipsisme diariste, mais encore il propose une narration étoilée dans laquelle la figure spéculaire de l’écrivain au cœur de la cité est sans cesse questionnée, et surtout il fonctionne comme une écriture cathartique dénonçant les dérives de l’état sécuritaire et se faisant miroir des angoisses sanitaires contemporaines.

Écriture diariste vs. roman en relais

Pour revenir un instant sur la polémique Slimani-Darrieussecq, il nous faut ajouter une précision. Il nous semble que les critiques qu’ont essuyées ces deux écrivaines, si justes soient-elles, semblent oublier que l’écriture diariste fut, de longue date, considérée dans la tradition littéraire comme un genre de l’intime essentiellement destiné aux femmes bourgeoises. Cela n’excuse certes pas l’inconscience et la nonchalance des deux écrivaines, mais cela permet peut-être de relativiser un peu l’avalanche et la violence de critiques parfois très machistes, et néanmoins relayées par la critique « de gauche » tançant leur caractère bourgeois sans jamais s’interroger sur les stéréotypes de genre sous-jacents.

Page Facebook Nicolas Mathieu

Car si Slimani et Darrieussecq ont été vivement critiquées, ce n’est pas le cas de Wajdi Mouawad, qui a aussi eu le mauvais goût de commettre un journal de confinement, ni d’un Nicolas Mathieu qui a incarné une figure d’intellectuel d’un point de vue probablement tout aussi bourgeois nous semble-t-il. Si les interviews et lettres politiques de Nicolas Mathieu, Alain Damasio ou même Michel Houellebecq s’avèrent souvent très pertinentes, notamment dans l’analyse des probables retombées politiques de la pandémie, les femmes écrivaines n’ont à aucun moment, été sollicitées par les grands médias pour incarner ce rôle d’analystes. Les femmes, une fois de plus, ont été renvoyées au domaine de l’intime. Peut-être d’ailleurs que le cri de Slimani qui écrit « Nous scandions ‘on se lève, on se casse’. Il n’y a désormais nulle part où aller » traduit ce sentiment d’impuissance et de renfermement sur le foyer. Mais là encore, peut-être n’est-ce que du féminisme de bon aloi. D’autre part, et comme le remarque Hélène Pierson dans Zones Critiques, le journal de confinement de Mouawad, qui propose les mêmes éléments de quotidienneté anodine, de problématiques bourgeoises sur l’écriture, de fascination devant les beautés printanières, a reçu, quant à lui, les éloges des critiques. Pour Hélène Pierson, cette différence dans la réception des deux artistes découle d’un « sexisme déconfiné » : « Leïla Slimani, mais aussi Marie Darrieussecq et Lou Doillon, également attaquées, ne sont pas considérées comme des artistes, mais comme des précieuses forcément ridicules. À cette figure repoussoir des ‘indécentes’, on oppose celle de la femme honnête, généralement anonyme, voire la sainte des temps modernes : l’infirmière, la caissière, l’étudiante boursière dans son 15m², etc. ».

Loin de nous la volonté de défendre Slimani et Darrieussecq mais seulement de démontrer que la polémique de ces dernières semaines n’a pas pris le bon tournant : peut-être n’aurait-il pas fallu uniquement critiquer ces deux-là mais aussi remettre en cause de façon plus systématique le renvoi des femmes intellectuelles au domaine de l’intime, le statut même de l’intellectuel en temps de crise sanitaire et social, et questionner la structuration parisiano-bourgeoise des réseaux littéraires.

Caïman contre Pangolin

Le roman en relais Caïman contre Pangolin, assorti d’un blog et d’autres activités littéraires – comme un cadavre exquis transmédiatique avec strips dessinés et photos – constitue une expérimentation littéraire collaborative originale et une autre forme d’écriture polyphonique du confinement. Le principe est simple : chaque jour un.e auteur.trice écrit un nouvel épisode du roman et poursuit les aventures des deux narrateurs de cette histoire rocambolesque : Diego ; l’homme battu coincé dans son domicile avec sa femme tortionnaire Julia, et Jipé, le créateur de Diego, écrivaillon scribouillard, qui se demande bien comment achever son histoire. Le roman de départ est donc fondamentalement une œuvre sérielle et collective, et en cela, il répond davantage aux nécessités du confinement : le besoin de collaboration, de solidarité et d’ouverture aux autres plutôt que le renfermement diariste sur le quotidien et l’intime. Le roman et le blog, qui devraient continuer après le déconfinement du 11 mai, regroupent plus d’une trentaine d’auteurs et d’autrices qui, contrairement, aux journaux de confinement, ne cesse de s’interroger sur la figure de l’écrivain de façon spéculaire.

Caïman contre Pangolin

Narration rhizomatique
et vision spéculaire de l’écrivain confiné


Caïman contre Pangolin
est un roman qui part dans tous les sens et dans toutes les directions. C’est un roman qui s’étoile. Au départ, on suit l’histoire de Diego, un homme battu par son monstre de femme, Julia, et qui se retrouve confiné avec elle dans leur minuscule appartement. Les six premiers épisodes du roman, écrits par Florence Rhode, Sandrine Cohen, Jérôme Sublon, Philippe Paternolli, Éric Calatraba et Jeanne Desaubry suivent les différentes tentatives de fuite du pathétique Diego.

Soit qu’il oublie son autorisation de sortie et se fait rabrouer par les flics, soit qu’il simule une crise de toux et appelle sa maîtresse à la rescousse, soit qu’il saute par la fenêtre et se tord la cheville, soit que la colique lui vrille les intestins… rien ne semble réussir au pauvre Diego. Ce personnage tragique et grotesque est néanmoins attachant et l’on tremble avec lui dans sa fuite désespérée. Julia réapparaît de temps à autres, telle une goule ou un cauchemar récurrent : non seulement elle a des doubles – le travesti en escarpins du début ou le personnage de Rodriga ressurgi du passé – mais elle semble en plus apparaître là où on l’attend le moins, sous divers costumes telle une sanglante héroïne hitchcockienne revisitée façon Glenn Close dans Fatal Attraction. Elle ressurgit notamment déguisée en infirmière à l’hôpital dans lequel Diego se fait soigner du Covid-19, une seringue à la main : « Dans l’espace hospitalier, personne ne vous entend crier, sourit Julia » (Jean-Noël Levavasseur, épisode 23). Au-delà de la figure cauchemardesque de Julia, la référence à Alien sert ici la critique sociale d’un monde hospitalier en déshérence et en manque de moyens.

Dès l’épisode 7 cependant, le récit diverge et prend une autre voie et se met à suivre le personnage de Jipé, écrivain et créateur de Diego :

La main de Jipé se fige sur les touches de son clavier… Il imagine Diego sanglant, allongé sur le trottoir, pantalon sur les chevilles, baignant dans sa merde, Julia ricanant dans sa robe moulante. Non, décidément ça ne va pas être possible. Mais qu’est-ce qui lui a pris de se lancer dans l’écriture de ce foutu roman en relais ? Est-ce qu’on se met à écrire un roman juste parce qu’on n’a rien à foutre ? Juste parce qu’on est confiné dans un douze mètres carrés à Paris ? (Patrick Bard, épisode 7).

La voix nouvelle que l’on entend, c’est celle de Patrick Bard, qui s’est inventé un double de papier. Cette figure d’écrivain raté, scribouillard à la manque, est encore plus pathétique que son personnage fictif de Diego. Quand Jipé sort de chez lui pour la première fois du confinement, il tombe sur son voisin fou à chemise hawaïenne qui le traite de « Salaud d’artiste de merde » et de planqué. Ce à quoi Jipé lui répond entre deux coups reçus : « j’suis édité par une petite maison d’édition, je n’ai pas de fric planqué je n’sais où ! » (Claire Denis, épisode 13). S’ensuit une bagarre durant laquelle le voisin parvient à le séquestrer et se met à lui reprocher de maltraiter les personnages de ses romans, et notamment le pauvre Diego, dont on découvre qu’il ne fait qu’un avec le voisin revanchard. Le roman à tiroirs s’ouvre alors sur un espace littéraire infini et nous sommes plus très loin de Misery de Stephen King.

La fiction rejoint plus encore la fiction quand entre en scène le personnage de Rodriga qui jette Jipé dans des abîmes d’incrédulité : « Julia ? Non. Julia n’existe pas. Il a inventé le personnage. Mais Diego… Diego n’existait pas non plus, et pourtant… » (Jean-Louis Nogaro, épisode 16). Caïman contre Pangolin propose donc un récit en spirale, avec des auteurs et des autrices qui se perdent avec volupté dans des intrigues haletantes, qui lancent des lignes et laissent partir des fils qui parfois se renouent, et parfois pas. Le personnage Jipé incarne un double polymorphe de celui ou celle qui prend la plume pour avancer dans le récit, il évolue en doppelgänger parfois raté, parfois cruel « Quel tour lui joue encore Jipé ? » se demande Alain Denis (épisode 24), proposant ainsi une vision spéculaire de l’écrivain manipulateur bien loin de la figure bourgeoise des journaux de confinement que l’on a vu fleurir ici et là. Les participant.e.s au roman en relais ne cessent d’interroger la légitimité de cette figure écrivante ainsi que sa place dans la société, apportant ainsi le regard distancié et critique qui manquait tant aux pratiques d’écriture des écrivain.e.s confiné.e.s tels que Mouawad, Darrieussecq ou Slimani.

Caïman contre Pangolin

Angoisses et critique politique contemporaines

 

En plus de ce questionnement sur la figure de l’artiste en temps de pandémie, ce qu’apporte surtout Caïman contre Pangolin, c’est une figuration des angoisses actuelles et une retranscription cathartique de la crise sanitaire actuelle. Dès le début du récit, la crainte du confinement en couple se pose avec acuité. Si évidemment les stéréotypes de genre sont ici inversés – puisque l’on a affaire à un homme battu, Diego – cette situation de départ rappelle la situation de nombreuses femmes recluses à domicile avec des conjoints violents ainsi que les nombreuses campagnes incitant les femmes victimes de violences conjugales à quitter leur domicile malgré les règles du confinement : « Il est déconseillé de sortir. Il n’est pas interdit de fuir » rappelle le collectif Nous Toutes. De manière générale, le roman en relais des Éditions du Caïman n’oublie pas les populations les plus fragiles en première ligne de l’attaque du Covid-19 : qu’il s’agisse de l’homme d’entretien noir dans l’épisode de Jeanne Desaubry (épisode 6), d’un groupe de SDF violenté par la police sous les caméras de BFM dans celui de Patrick Amand (épisode 8) ou d’un gitan sénior de l’épisode 20 d’Éric Calatraba. Le roman met directement en lien la précarité de situation de toutes ces populations avec les politiques liberticides et non adaptées des hommes et femmes politiques qui sont au cœur de la critique : Nicole Belloubet, Emmanuel Macron ou encore Édouard Philippe en prennent tou.te.s pour leur grade. Dans l’épisode 12 de Serge Utgé-Royo, le préfet Lallemand éructe face caméra : « Je chasse le pangolin des villes, moi ! Je suis un crocodile sécuritaire ».

Même le professeur Raoult fait une apparition pour recruter Diego comme cobaye de ses expérimentations dans sa clinique marseillaise. Le coronavirus reste toujours présent, comme une ombre encore plus menaçante et pesante que celle de Julia sur la cavalcade de Diego. Il apparaît même comme une allégorie personnifiée à l’épisode 15 de Max Obione : « Ça n’a pas raté, bien calé dans mon postillon, j’ai atterri en plein sur la figure du type […] Pas terrible l’hygiène buccale du bonhomme vu les débris entre les chicots, les bactés sont à table depuis un moment ». On suit le trajet du virus qui descend petit à petit dans l’organisme de Diego, personnage tragique qui devient le bouc-émissaire de la pandémie, se ramassant toutes les pires mésaventures et cristallisant toutes les angoisses bien légitimes de l’époque troublée. Ses aventures les plus piteuses, comme cette colique qui le prend en pleine fuite, ne sont que le miroir cathartique des peurs qui nous assaillent. Grâce à ce roman en relais, la postérité n’oubliera pas que la première grande frayeur des français.e.s face à la pandémie mondiale, la plus destructrice depuis des décennies – avant même les morts, les masques, et les attestations de sortir –  fut tout de même la pénurie de papier toilette.

Caïman contre Pangolin

 

Cet article est écrit, par choix de l’autrice, dans une écriture inclusive « souple » qui permet de rendre compte de la diversité des situations sans oblitérer le féminin derrière le masculin-neutre.