TORTURE ET OUBLI

Je vécus ainsi, un mois durant, avec la pensée toujours présente de la mort toute proche. Pour le soir, pour le lendemain à l’aube. Mon sommeil était encore troublé par des cauchemars et des secousses nerveuses qui me réveillaient en sursaut. (Henri Alleg, La Question)

L’historien a beau jeu de nous répéter qu’il est crucial de se souvenir. Cette injonction est structurellement vouée à rester lettre morte. Le récit, toute forme de récit, est désormais à bout de course. Dieu radote, on le sait. À quoi bon se souvenir ? Et se souvenir de quoi, au juste ? D’aucuns préfèrent parler des excès de la mémoire, et des bienfaits de l’oubli.

Il faut aller de l’avant, et tenter de vivre. Ne te retourne plus pour méditer tristement, fonce, et dans l’allégresse je te prie. La voici, l’injonction quotidienne et assourdissante. Celle qui fonctionne pour de vrai. Allons-y, par la main et par des enfers toujours renouvelés. Profite, comme on dit aujourd’hui de manière absolue. Profite et ne te retourne pas. Eudémonisme pour temps de misère. La fable de Sisyphe heureux. Le genre de choses édifiantes qui traînent et s’empoussièrent dans nos philosophies désamorcées.

Accélérant ce désarroi euphorique, carapate aussi frénétique que désorientée, le capitalisme tardif n’a pas fini de spéculer sur notre résilience, laquelle apparaît comme une véritable vertu en ces temps troubles et désenchantés. Témoin, le phénomène Cyrulnik. Or, C’est bien plutôt sur notre faculté d’oubli pur et simple que se bâtissent nos urgents châteaux de l’immédiateté. Cette culture de l’amnésie assure la précarité émotionnelle, pour tout dire : la puérilité affichée dans laquelle se maintient, plus morte que vive, la béatitude postmoderne. Nous sommes des suppliciés bienheureux.

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La Stratégie du choc, ouvrage combien éclairant, au sous-titre non moins lumineux : la montée d’un capitalisme du désastre, gagne ces jours-ci une profonde actualité. Naomi Klein nous y apprend, sans doute en avions-nous l’intuition sinon la conviction, qu’une stratégie du choc, mais aussi de l’oubli est aujourd’hui, plus que jamais, à l’œuvre.

De manière réactive et, à mieux dire, allergique, le hashtag #OnNoubliePas fait florès sur les réseaux dits sociaux. Bien sûr, ce bout de code permet d’indexer tout et à vrai dire n’importe quoi. Sous son égide dérisoire et ambigu, nombre d’internautes ne font pas moins solennellement vœu — Dieu reconnaîtra les siens — de se souvenir de l’impéritie doublée d’arrogance des tenants d’un certain pouvoir. Touchant essai de mémoire collective, jusqu’au prochain électrochoc.

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La fonction première de la torture serait de soutirer des aveux. La violence aurait pour objet le savoir. Mais la torture ne relève pas nécessairement de l’interrogatoire. Elle favorise l’oubli. Il est en effet une forme plus absolue, moins directement intéressée de la torture, qui n’a pour fin que de briser le sujet. Bien menée, elle permet d’aboutir à l’homme jetable dont parle Bertrand Ogilvie. Supercherie qui fait le vertige de la coercition : les aveux, vrais ou faux, ne sont en somme que collatéraux au supplice. Envisagée dans son impossible pureté, la torture trouve une allégorie dans la machine célibataire de la Strafkolonie, mais aussi, de manière plus sécularisée, dans le chien et loup de notre existence.

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Le livre de Naomi Klein fait de la torture une métaphore princeps. Pas n’importe quelle torture. Celle qui consiste à administrer des décharges électriques à la personne mise au supplice.

Les électrochocs présentent cette particularité que, couplés à une médication à base de psychotropes et d’hallucinogènes, ils permettent un véritable lavage de cerveau. Les électrochocs tendirent à remplacer la lobotomie dès la fin des années 40. On assiste, avec cette méthode, au croisement vertigineux du médical et du disciplinaire. Klein relate, documents à l’appui, les grandes heures de la CIA et de ses pratiques effroyables, sous l’égide du sinistre Ewen Cameron. Les patients de ce psychiatre subirent ce qu’il convient de nommer la torture à des fins de déstructuration mentale (« depatterning »). Il s’agissait d’aboutir à un état de page blanche, de tabula rasa psychique. Le patient ou plutôt le supplicié perdait ses repères, son histoire ; il régressait. Un travail de rééducation, selon les principes du plus bas behaviourisme, devenait alors possible. « Au début des années 1950, nous explique Klein,

Cameron abandonna l’approche freudienne traditionnelle de la ‘‘cure par la parole’’ comme moyen de découvrir les ‘‘causes profondes’’ de la maladie mentale de ses patients. Son ambition n’était ni de les guérir ni de les remettre sur pied. Il avait plutôt l’intention de les recréer grâce à une méthode de son invention appelée ‘‘confrontation psychique’’.

La régression est nécessaire. Cette thérapie radicale permet, ni plus ni moins, de transformer les patients en nouveau-nés. Elle s’effectue par des chocs successifs, qui s’apparentent à un bombardement psychique. Il convient de faire renaître le sujet ainsi oblitéré dans un monde plus adéquat.

La CIA élaborera ses propres méthodes sur cette base, qui figure l’exacte négation des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’antithèse des loci memoriae de Simonide. Il ne s’agit aucunement d’élaborer ou de structurer, mais bel et bien d’annihiler la personnalité, son histoire. Décomposition de l’espace et de l’être. Tout le contraire d’une expérience intérieure. Il ne saurait y avoir de nuit mystique à Guantánamo.

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La stratégie du choc deviendra une véritable doctrine par le biais de la pensée des économistes de Chicago. La métaphore de la torture s’applique non seulement à une inéluctable politique économique, mais elle nous tient lieu de Weltanschauung ; la privation sensorielle, la constante désorientation font partie de notre quotidien frelaté, succédané dont la seule chose qui nous soit garantie est la fadeur toujours accrue.

Notre horizon consiste, il faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas en convenir, en une aberration. C’est Bartleby face au mur, employé inepte au service des lettres mortes, dead letters. À Wall Street. Cela ne s’invente pas.

Nous préférerions ne pas. We’d prefer not to. Dans notre impouvoir même, ne subsistent que des désirs négatifs. Nous luttons à ne pas préférer ; nous accordons nos tristes suffrages aux candidats du parti réputé du moindre mal. Or, voici la loi de ce monde, énoncée par Milton Friedman : « trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne politiquement inévitable. » Nos préférences ne vont à vrai dire à rien, puisque l’impossible fait loi.

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Naomi Klein met habilement en lumière une triade infernale : guerre, choc économique puis répression. Nous sommes en guerre, a-t-il été décrété, un certain soir de mars, lors d’un discours lunaire. La suite n’est que trop prévisible, traversée par la doctrine du choc, de l’effroi et de l’oubli. Si l’inévitable est d’ores et déjà de l’ordre du pensable, le « monde d’après » ne saurait être préférable pour autant.

Naomi Klein, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Léméac-Actes Sud, 2008 (disponible en poche, Babel, 2010).