La poésie arabe a perdu l’une de ses voix les plus novatrices, un poète qui a tracé à travers son parcours poétique le chemin pour les générations suivantes, et au-delà même de la création poétique une figure fondatrice de la culture en Syrie. Bandar Abed al-Hamid, poète syrien, s’est éteint à Damas le 17 février dernier. Auteur d’une dizaine de livres (recueils, romans, critiques de cinéma), il occupait une place essentielle dans la poésie arabe depuis les années soixante-dix.
Né en 1947 dans une famille bédouine à Tal Brāk, dans l’un des lieux les plus pauvres de la Syrie, un hameau près de la ville d’al-Ḥasakah, où il a vécu une vie nomade avec les troupeaux, il quitte en 1967 sa vie de bédouin pour aller étudier à la ville. La grande ville était le rêve de tous ceux qui avaient quelque ambition. Le jeune et pauvre villageois se retrouve mêlé aux milieux littéraires, dont les membres ne sont pas de Damas mais de province, et il parvient à faire sa place en publiant ses premiers poèmes. Dans un pays où tous écrivent « de la poésie », il est d’emblée reconnu comme un vrai poète à la publication en 1975 du cycle de poèmes Comme la gazelle, comme le murmure de l’eau et du vent. La même année il obtient un diplôme de langue et littérature arabes de l’Université de Damas.

Puis il séjourne en Inde, Italie, Russie, Pologne et Hongrie. En 1979, lors de son séjour en Hongrie destiné à étudier la presse, il a le loisir de découvrir tous les films interdits en Syrie. Il dirigera à son retour la revue « La vie du cinéma » (al-Ḥayāt as-Sīnimāi’iyah) de 1979 à 2007, dans laquelle il a créé une collection « Le septième art » (al-Fan as-sābi`), comptant plus de 160 titres sur le cinéma du monde.
L’expérience poétique d’Abed al-Hamid est le reflet de sa vie, à mettre en parallèle avec son expérience personnelle, riche, variée puisqu’il a connu la vie de berger comme la vie citadine d’étudiant et d’écrivain. Il a trouvé dans la poésie hongroise, bulgare et russe traduite en arabe dans les années soixante-dix et diffusée dans le milieu communiste, une nouvelle esthétique du quotidien à laquelle il a adhéré. Sa poésie, néanmoins, ne délivre pas de message directement politique ou idéologique, à l’exception de ses derniers poèmes, écrits au début de la guerre civile. Son œuvre porte un nouveau regard sur le monde et sur l’être-au-monde, sur soi et sur l’autre.

Avec les recueils Célébrations, 1979 ; Elle était grande, le soir, 1980 ; Aventures des doigts et des yeux, 1981; Le rire et la catastrophe, 1994, Dialogue à sens unique, 2002, il ancre la poésie dans la parole quotidienne en l’affranchissant de la rime et du mètre, en la faisant descendre de son piédestal pour en faire l’expression de la vie humble sous ses divers aspects. La poésie se fait dialogue intime entre les êtres, porté par une musicalité douce, limpide et simple.
Abed al-Hamid est le pionnier de ce courant poétique, inspiré par la traduction des œuvres des poètes russes, hongrois, bulgares et serbes, laquelle a ouvert de nouvelles propositions esthétiques à la poésie arabe contemporaine. Dans sa poésie on assiste à la naissance de nouvelles rythmiques, d’une nouvelle esthétique. Abed al-Hamid a déconstruit l’appareil rhétorique et conceptuel de la poésie arabe des années soixante à tonalité cosmique, métaphysique, mêlant questionnement philosophique et exploration de l’intériorité de l’individu ; il a fait tomber les frontières entre les genres littéraires pour introduire le surréel dans le réel, n’obéissant à aucun canon poétique et ne respectant aucun des procédés stylistiques en vigueur jusque-là. Il invente sa propre poétique.
Sa poésie renoue avec une certaine tonalité mélancolique et romantique qui tranchait avec le poème destiné aux masses populaires, en vogue dans les années 70 : la poésie de la résistance, syrienne, palestinienne, libanaise. Il démonte ainsi l’appareil rhétorique et conceptuel de la poésie de la résistance, délaissant le drame collectif et le ton élégiaque ou héroïque qui visaient à réparer d’une certaine manière la fracture de juin 1967, la victoire d’Israël sur l’Égypte, la Syrie et la Jordanie.

Les nouvelles expérimentations consistant à chercher la poésie dans la prose de la vie et les détails du quotidien, les découvertes quant aux possibilités métaphoriques retrouvent une corrélation avec les éléments du monde. Il cherche d’autres propositions langagières, puisant dans le quotidien et l’enfance, ayant recours à l’ironie comme procédé privilégié. Il interroge l’homme moderne dans son milieu urbain, capte les détails, saisit les instants simples, et cela, dans une langue parlée qu’il charge d’une énergie émotionnelle, laissant la tension travailler son discours. L’originalité d’Abed al-Hamid est de s’être éloigné du mode de « la vision » (ru’ya), songe tel que l’expérimentaient les mystiques, pour parvenir à « la vue » (ru’yah), qui relève du monde sensible. Le poème n’habite plus la métaphysique cosmique mais s’ancre dans le monde sensible et s’enracine dans le langage quotidien. Le narratif et la préoccupation intime de l’individu tissent le poème dans la prose tandis que la métaphore perd la position centrale qu’elle occupait au sein de la poésie arabe des générations précédentes. La poésie est le medium pour entrer en dialogue avec l’autre, et l’homme ordinaire, dans sa quotidienneté, devient le héros du poème.
Là, on rencontre des poèmes narratifs qui parlent de la terre à blé, des insecticides, de l’amour platonique, des clients d’un hôtel qui se parlent dans la nuit à la réception, des fleurs de printemps dans le cimetière du village, des amis morts à la guerre, des yeux qui scintillent comme des fusils, des anciennes forêts d’Afrique, du citoyen B. diplômé de l’Université de Damas, des conversations avec des conducteurs de tracteurs, du Beffroi de Cracovie, ville où il fut étudiant, etc. Pour éviter le descriptif, l’informatif ou l’assertif, il recourt à des répétitions qui consolident le texte et lui donnent sa cohérence. Il ne fait pas usage de la métaphore, et s’il arrive que celle-ci s’incruste dans le poème, c’est de façon simple, proche de celle que l’on rencontre dans le langage ordinaire. Il n’hésite pas à peindre des scènes humaines de tous les jours comme dans ses poèmes consacrés à Cracovie, et des paysages de montagne pour évoquer Zakopane.

Ce que le poète tend à dire, ce sont les sentiments humains. Il inscrit leurs manifestations à travers le sensible, éclairant par-là les pratiques et les conduites humaines habituelles. Le poème se caractérise dans son mouvement intérieur par une ambiance romantique, il n’est pas polyphonique ni multidimensionnel, mais il est caméral, développant une perspective en un récit de ce qu’il voit, pariant sur la poéticité du quotidien, réinventant la magie de la langue. Il met au centre de ses préoccupations poétiques le rapport affectueux qu’il entretient avec les choses et les détails. Il déplace ainsi l’ordinaire et sa langue de l’espace quotidien à l’espace poétique, donnant le monde réel comme un montage de scènes pour produire un effet dramatique.
Après avoir publié respectivement en 1975 et 1976 ses deux premiers recueils, Comme la gazelle, comme le murmure de l’eau et du vent et Annonces de la mort et de la liberté, de la taf`īlah (poésie libre), soumis à la taf`īlah, à la métrique classique et à la rime, il est passé très rapidement à l’écriture du Qasidat an-Nather (poème en prose ) avec Célébrations publié en 1978. Dans ce recueil, Bandar Abd al-Ḥamid cherche le poétique dans la vie quotidienne, il le dit sans ambages : « Nous cueillons les mots de la vie quotidienne. » Le poème est ici une totalité qui englobe ces petites choses, ces détails, leurs mouvements intérieurs. Comme s’il voulait en somme être le simple reflet de la vie. Abd al-Ḥamid assoit sa vision poétique sur le terrain de la vie, dans la parole, avec ses héros que sont les gens simples. Il se place ainsi, lui aussi, à l’opposé des thèses de la deuxième modernité dans la poésie arabe contemporaine qui visait l’exploration des cavités ténébreuses du soi en essayant de transgresser les lois sémantiques de la langue, de la désintégrer sous l’action de mélanges et d’associations détonantes. Il se donne pour but de transgresser plutôt cette même vision et de la briser pour donner un sens poétique à son contraire qui est l’ordinaire et le simple.
Comme les écrivains et intellectuels de sa génération, assoiffés de changements de société et de système politique, ce qu’ils expriment dans leurs écrits à travers leurs expérimentations formelles et d’ordre esthétique, par les thématiques abordées, en 2011, al – Hamid a été séduit, au départ, par l’élan populaire pour la démocratie et la liberté qui a suscité un immense espoir, élan vite réprimé par le régime en place. Il a participé aux manifestations anti-régime mais très vite s’en est retiré à l’instar de nombre d’écrivains et intellectuels. Il a vu de ses propres yeux, et très tôt, les groupes intégristes noyer le mouvement. Il écrit une série de poèmes qu’il intitule ironiquement « Printemps de sang et de cendres », accusant le Printemps arabe d’être à l’origine d’une décennie de mafia, de violence et de crimes commis par les groupes islamistes de toutes obédiences et par les militaires. Il en dévoile les crimes commis au nom de la révolution, l’avidité pour le pouvoir, la corruption, les mercenaires « martyrs ». Ce qu’il dépeint, c’est l’effondrement des valeurs, la destruction des relations humaines et le marasme de la vie en cette période de guerre civile. Tôt, il a prévu la catastrophe qui allait s’abattre sur la Syrie. Il est sans illusion sur la démocratie à venir dont certains se font les chantres par naïveté ou opportunisme. Ses tout derniers poèmes sont très explicites pour dépeindre la réalité d’un pays déchiré, nommant les auteurs des violences : « les Frères musulmans qui prolifèrent/ se divisent dans tous les coins du pays/ donnant naissance à des gangs aux noms variés/ visages, vêtements nouveaux/qui appellent à la tuerie avant la prière/après la prière/soulèvent des drapeaux noirs aux yeux du monde/drapeaux de sang et de cendre. » Il évoque aussi les « milices militaires » « face aux gangs prêcheurs et tueurs ». Ces poèmes directs, bruts, opèrent une rupture avec sa poésie, il cesse d’ailleurs de publier à partir de 2011. Accablé par la situation qu’il qualifie de « célébration historique de tueries » entre deux partis, les Frères musulmans et les milices militaires, il garde le silence jusqu’à sa mort. Ce silence du poète résonne fort face à la langue de bois des uns et des autres, à l’horreur, à la sauvagerie des groupes islamistes, qualifiés en Europe et en Amérique d’acteurs de la Révolution – sans que l’on ne sache jamais de quel type de révolution il s’agit – et face aux milices militaires du régime, qu’il avait déjà dénoncées dès les années 70, croyant alors à la possibilité d’une révolution démocratique.
Il fait partie de cette classe d’intellectuels, écrivains, artistes, cinéastes syriens qui dénoncent d’une part, la barbarie du régime depuis les années 70 et d’autre part, la sauvagerie des intégristes qui appellent à un État islamiste, lequel ne peut en aucun cas correspondre à la révolution dont Bandar Abed al-Hamid et ces artistes, cinéastes, écrivains et poètes qui font autorité en leur domaine rêvaient. Les intellectuels de gauche, à l’émergence du Printemps arabe, se sont divisés en plusieurs groupes de gauche dépendants de différents pourvoyeurs de financement de « la Révolution ». Les vais artistes, poètes, peintres, romanciers, musiciens, chercheurs sont restés silencieux et indépendants. Bandar en est un symbole. Ils sont hélas restés totalement inaudibles, effacés, hors des frontières de leur pays.
Les poèmes écrits au début de la guerre ne sont pas représentatifs de sa poésie, ils sont un témoignage direct et désespéré de la désintégration d’une société. Ni en Syrie ni dans le monde arabe, idéologie, slogans et pathos n’ont leur place dans la poésie. Il émane au contraire du poème de Bandar Abed al-Hamid, dans une langue sobre, douceur et tendresse pour les êtres, considérés dans leur vulnérabilité, une atmosphère d’intimité et de chaleur qui résume son humanisme. Je me souviens de sa maison située derrière le café littéraire ar-Rouda, au centre-ville, où je lui ai rendu visite maintes fois.
La porte en était toujours ouverte sur la rue, invitant artistes, poètes, écrivains, traducteurs, amis à entrer. Et de fait, la maison était toujours pleine, foyer chaleureux et joyeux du milieu artistique. On l’avait d’ailleurs surnommée « la clé de Damas ».
Quatre poèmes de Bandar Abed al-Hamid
Poésie syrienne contemporaine, Saleh Diab, Le Castor Astral, 2018
L’Étranger
À la première gare
j’ai rencontré un homme jovial
il m’a offert du thé chaud
il s’est enquis des arbres au village lointain
il parlait avec aisance
de politique internationale de sexe et de théâtre
il souriait semant ses doigts comme points d’interrogation
balançait sa jambe droite en regardant par la fenêtre
la terre que le train abandonnait
nous n’avons pas parlé de la guerre
parce que le temps était court
de neuf heures à vingt et une heures
à la dernière gare il a dit en souriant :
je m’appelle untel je ne fais rien en ce moment
mais la vie ne peut pas continuer ainsi
regarde nous sommes arrivés sans peine
dans un lieu éloigné
Le beffroi
Je pose ma tête contre une boîte d’allumettes
je prends connaissance de la vie avec mes cinq doigts
je ne dors pas
c’est la neige
elle recouvre les cheminées et les chapeaux
et le vieux beffroi de l’ancienne capitale
se transforme en club pour amoureux
– tu prends un vin au sucre de canne et au miel ?
les grandes pierres des voûtes
et les portails métalliques
et les cadenas… qu’est-ce que c’est ?
– écoute
cette tour était une prison au temps de l’Occupation
les doigts se crispent
les lèvres et les yeux s’endorment
– écoute … c’est une musique tzigane
dans l’ancienne tour
par où la ville respire
les amoureux s’y avouent leurs petites fautes
et se rappellent l’Occupation !
Siège
Mon amie `Abbāsah et moi
sommes assiégés par les grosses voitures
et les parfums d’importation
on s’enfuit vers les rues désertées
on discute des petites guerres
du prix des allumettes et du thé
et de la visite de Sādāt en Israël
elle dit
qu’elle a entendu un communiqué obscur
du ministre des affaires étrangères américain
elle rit mon amie `Abbāsah
puis tandis que nous nous promenons
près du tribunal militaire
elle vole pour moi une petite fleur blanche
je tends la main
pour toucher sa main furtivement
puis je lui parle du village Tal-Sha`īr
je lui avoue
qu’enfant
je jouais dans la boue
Fleur de Muṣyāf
J’ai rencontré un homme,
dans ses mains un panier de raisins,
sur son visage une sagesse,
nous avons parlé d’agriculture,
d’amour, de l’histoire du Qarāmiṭah
et de la saison des foins,
il a dit : notre vie en ces jours est vide,
tandis que nous buvions le café
en roulant du tabac après minuit
A l’hôtel « Fleur de Muṣyāf » grand confort
il a allumé une allumette
et il a dit : regarde
notre vie est courte et vide
comme une fenêtre qui donne sur un mur
il riait
et je riais
pendant que nous roulions le tabac
et buvions le café
à l’hôtel « Fleur de Muṣyāf »
où les voyageurs se rencontrent
parlent de leurs souvenirs
et rient
le temps d’une nuit,
une nuit seulement