La parole aux morts est une série de films réalisés par Joffrey Speno. Il est sans doute inédit qu’un jeune cinéaste commence par une série de ce type, avec des partis pris aussi radicaux : à chaque fois, filmer en plan fixe, selon une durée variable, une seule personne parlant de son rapport à la mort, parlant de ses morts, de la mort qui est en elle.
Joffrey Speno filme des personnes de son entourage, chez elles, des ami.e.s, des connaissances, et leur laisse toute liberté pour parler, la durée de chaque film étant celle de la parole. Le parti pris serait celui du documentaire, sans format a priori concernant la durée de la parole ni ce qui sera dit. Le film est ainsi le strict équivalent de ce qui advient pendant le temps du tournage : accueillir ce qui advient, le faire exister à l’écran tel que cela advient. Il s’agirait de documentaires d’un genre très spécial, produits selon un dispositif minimal : non pas filmer un monde qui s’agite, non pas imposer une voix off surplombante, non pas expliquer, mais laisser advenir la parole, sa singularité, son errance, son hésitation, sa durée – laisser apparaître l’image, ses micromouvements internes, les mots qui la traversent. Le dispositif mis en place par Joffrey Speno n’est pas orienté vers le spectaculaire ou l’évident mais existe en vue de l’imperceptible, du détail d’un geste, du passage éphémère d’un regard, d’une fine fêlure de la voix.
Nous sommes au plus loin du cinéma carnassier, prédateur. Dans ces films de Joffrey Speno, le cinéma est inséparable d’une éthique : ne pas bouger, attendre, être attentif, percevoir le détail, l’à peine perceptible, l’habituellement insignifiant. Le monde n’y est pas ce que l’on veut qu’il soit, il n’est pas ce que l’on en montre, il ne dit pas ce que l’on veut qu’il dise : le monde est ce qu’il montre de lui-même, ce qu’il dit de lui-même – le monde est la parole de l’autre, le regard de l’autre, le geste de l’autre, cet autre que l’on ne soumet pas mais que l’on laisse advenir, avec lequel on advient soi-même. Le monde, ici, c’est ce que l’on ne connait pas, c’est ce que l’on ne cherche pas à connaître : un inconnu qui advient, qui surgit, et que l’on accueille en acceptant cet état d’être inconnu, d’être non maitrisé, d’être imprévisible, involontaire – un monde étranger accueilli en tant qu’étranger.
Le dispositif de La parole aux morts concerne, comme l’indique le titre, la mort, ou plutôt les morts, c’est-à-dire ce et ceux qui ne peut-peuvent être filmé.s, ce et ceux qui ne peut-peuvent être représenté.s. Les cinéastes qui pensent représenter la mort ne représentent de fait que des cadavres, confondant la mort avec l’état cadavérique du corps, état qui est lui-même réduit, la plupart du temps, à une représentation codée, codifiée, attendue, de cet état. Dans la série de Joffrey Speno, on ne voit évidemment aucun cadavre, ce que l’on voit, ce sont au contraire des corps vivants, bougeant et parlant. Où sont ces morts qui parlent, ces morts dont on nous dit que la parole leur est laissée ? Ils ne sont pas représentés bien qu’ils soient présents, ils ne parlent pas bien que l’on entende une parole entièrement habitée par eux, énoncée par eux mais selon un mode très particulier.

Un des plus beaux films sur la mort est Ponette, de Jacques Doillon. Nul cadavre dans ce film, aucun mort « visible ». Pourtant, la mort y est omniprésente et existe par elle-même, se montre et se parle sans cesse – pourtant, la présence paradoxale de la mère morte, demeurant hors image, traverse ce film de bout en bout. C’est que Doillon ne confond pas la mort et le cadavre, la mort et un état du corps mort, mais pense et filme la mort comme force qui perdure et s’impose à la petite fille. Dans Ponette, la mort est ce qui advient à la petite fille qui demeure pourtant vivante, elle est l’événement qui envahit son corps, ses gestes, sa parole, son esprit. La mort y est agissante : elle agit sur les vivants qui deviennent la parole de la mort, le corps de cet événement qu’est la mort. Dans La parole aux morts, Joffrey Speno rejoint Jacques Doillon mais selon des procédés très différents, inventant des moyens cinématographiques qui lui sont propres. La mort n’est pas représentable, un mort n’est pas représentable, n’étant ni visibles ni audibles. Pourtant, ici comme chez Doillon, la mort existe en tant que force qui habite le visible et l’audible, qui habite chaque point de l’image, chaque moment de la parole, chaque posture du corps. Les personnes filmées par Joffrey Speno ne parlent pas de la mort comme elles parleraient d’un objet qui leur serait extérieur : elles parlent de la mort qui est en elles, par le souvenir, par l’expérience, par l’affect, elles parlent de la mort comme d’un événement qui les affecte, comme d’une force qui agit sur leur pensée, sur leur mémoire, sur leurs émotions, sur leur discours. C’est en ce sens que, dans ces films de Joffrey Speno, la mort parle, que les morts parlent, puisque ce qui est dit, c’est ce que leur mort produit comme effet dans la vie de ceux et celles qui demeurent vivants.

Les morts parlent, les morts sont filmés, l’image est la parole et le corps des morts, leurs gestes, leurs mots. Il faut toute la patience, l’attente, l’attention que Joffrey Speno rend possibles avec le dispositif purement cinématographique qu’il invente pour nous faire voir ces corps invisibles, ces présences disparues, pour nous faire entendre ces mots de voix désormais et à jamais muettes. Evidemment, c’est bouleversant, et cela affecte. Un cinéma comme art des fantômes ne peut laisser le spectateur à distance : celui-ci devient lui-même le réceptacle dans et par lequel résonne la vie de ces fantômes qui sont aussi ses propres fantômes. Un tel cinéma est inséparable d’une expérience que le film rend possible, expérience qui exige ses propres conditions : devenir soi-même attentif et patient, devenir soi-même sensible à ce qui l’est à peine, se mettre à respirer au rythme d’une durée qui est la condition de ce qui arrive.
En regardant ces films de Joffrey Speno, nous sentons bien que les personnes qu’il filme affrontent quelque chose qui les dépasse, une force inhabituelle qui contraint la perception et la pensée à sortir de leurs limites communes. On perçoit cet affrontement de l’intelligence avec un inintelligible qui la déborde et qui devient ce qui est à penser, ce que l’intelligence s’efforce d’articuler. Ici, la pensée et le corps ont affaire avec un dehors impensable, invivable, qui est ce qui doit être pensé, ce qui doit être vécu. De même, le film se rapporte à un hors-champ qui n’est plus simplement ce qui, hors du cadre, pourrait matériellement et rationnellement le prolonger, assurant une continuité connue du monde. Le hors-champ dont il s’agit est la mort, un dehors radical, irréductible aux coordonnées communes du champ et du hors-champ. C’est cela que filme Joffrey Speno : les morts comme hors-champ, la mort comme dehors qui habite et affecte pourtant toute l’image. Le hors-champ cinématographique est ici, en lui-même, le hors-champ d’un monde qui ne peut exister qu’à la condition de demeurer, justement, hors-champ, un dehors régnant et agissant en tant que tel. Et si, pour filmer ce dehors, Joffrey Speno réalise une série – en droit infinie –, c’est précisément parce qu’il ne peut être réduit à rien de ce qui dans tel cadre, dans tel discours, dans tel affect peut s’exprimer de ce qu’est ce dehors qui demeure toujours hors, dehors, étranger.

Une amie écrivaine me disait récemment, au sujet de ce qui serait peut-être son prochain livre, que son écriture en était difficile, lente, car elle avait l’impression, en l’écrivant, de ne plus savoir écrire. Ecrire sans savoir écrire, n’est-ce pas l’expérience et la condition de l’écriture ? Sans savoir quoi écrire ou comment écrire ? C’est-à-dire : en acceptant qu’advienne par l’écriture ce que l’on n’attendait pas, ce que l’on ne savait pas, ce qui ne correspond à aucune maîtrise ? Écrire, n’est-ce pas accueillir la nature étrangère d’un monde étranger et inventer, à chaque fois, des conditions pour cet accueil ? Avec La parole aux morts, Joffrey Speno nous apprend qu’il en est de même pour le cinéma. Comme pour tout cinéaste, ses films posent les questions : qu’est-ce que faire du cinéma ? qu’est-ce que faire un film ? qu’est-ce qu’un film ? qu’est-ce qu’une image ? Et comme tout cinéaste, Joffrey Speno invente des moyens pour que cette question existe, c’est-à-dire invente des moyens cinématographiques par lesquels le cinéma, une fois de plus, est réinventé.
Retrouvez sur Diacritik, chaque mercredi, un film de la collection. Aujourd’hui, Une mise en danger (La parole aux morts, 1), Un film de Joffrey Speno, avec Cy.
