Écrire comme si tout s’animait autour de soi d’un vaste chant, d’un feu multiple, comme si chaque objet se déplaçait, prêt à vous rendre le témoignage de sa présence.
Écrire pour être deux, pour être mille et savoir qu’au bord de la lampe où vous vous consumez, il y a d’autres têtes à se regarder, d’autres bouches à se prendre et qu’au bout du compte votre chaleur se multiplie.
René Philoctète, poète haïtien
En ces temps de confinement qui ont pris au dépourvu la plupart d’entre nous, les conseils et astuces pour meubler le temps se multiplient sur tous les supports possibles ; parmi eux, des incitations à lire. A notre tour d’y aller de suggestions de lectures… francophones !
Certains retournent vers des récits d’épidémies… c’est le moment où jamais de (re)lire Le Sixième jour d’Andrée Chedid sur une épidémie de choléra au Caire dans les années 40 : une grand-mère, Oum Hassan soustrait son petit fils malade aux autorités et trace un parcours extraordinaire à travers la ville jusqu’au Nil. Youcef Chahine qui l’a adapté à l’écran a offert ainsi un rôle inoubliable à Dalida. On peut relire aussi L’Île et une nuit de Daniel Maximin qui parcourt le confinement de son héroïne, Marie-Gabriel, pendant un cyclone. On peut penser aussi au récit de Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière (2001) et surtout, au récit de Aziz Binebine, Tazmamort (2009) ; ainsi qu’à celui de Fatna El Bouih, Une femme nommée Rachid (2002).
Toutefois ce qui m’est venu à l’esprit comme confinement à présenter un peu plus longuement est celui de la prison. Je poursuis en même temps la mise en visibilité d’œuvres francophones, ici algériennes, avant et après l’indépendance. Je le fais à la faveur d’un livre récent et d’un autre à découvrir. L’écriture, qu’elle soit poétique ou épistolaire, est une planche de salut pour sauvegarder son intégrité et affronter l’isolement en proposant « un vaste chant » qui transcende la réclusion imposée, comme le suggère René Philoctète.
Présentant Juste au-dessus du silence, (Marseille, éditions Terrasses) dans le quotidien algérien, Liberté, Yasmine Azzouz souligne le pont linguistique que représente la traduction, question qui a toujours été une préoccupation dans la culture algérienne comme dans toute réalité nationale multilingue. La traductrice a choisi dans les deux recueils, Algérie capitale Alger et Temps forts, des poèmes qu’elle propose, dans leur langue d’écriture, le français et en arabe. Elle a à cœur, affirme-t-elle dans une conférence à Alger, de « retrouver des textes poétiques précurseurs d’un courant de modernisme, qui aurait fait écho avec la révolution linguistique et poétique qui eut lieu dans le monde arabe au début des années 50 ». C’est en découvrant la poésie d’Anna Greki, écrite en prison en ce qui concerne le premier recueil, qu’elle trouve ce trésor de modernité. La traduction qu’elle propose répond au souhait, formulé par le grand poète algérien Jean Sénac, de proposer « une littérature de relais », pour sortir l’Algérie de ses ghettos linguistiques.
Pour sa part, Marina Da Silva dans la revue Orient XXI, consacre à l’ouvrage une longue recension où elle privilégie la mise à l’écart d’Anna Greki – ce qui n’est pas entièrement exact en Algérie – et l’écho que Hirak peut trouver entre ses revendications et les poèmes. Les poèmes choisis, écrit-elle, sont « audacieux, libres, puissants, ils rendent compte d’une pensée en actes » ; comme dans son poème, « La poésie remet les choses en place » :
« Je n’écris pas pour moi mais pour nous tous
Je dis je mais c’est « nous » qu’il faut lire
J’écris pour réaliser une situation
de fait, pour rendre à la vie ce qui est son dû »
Toutefois aucun des deux articles ne signale que le premier recueil, publié en 1963 à Tunis, JP. Oswald, étaient déjà entièrement traduits en arabe, recueil bilingue dès les premiers jours de l’indépendance.
Anna Greki a 23 ans en 1954 et 31 ans à l’indépendance. Elle ne se réfugie pas, après 1962, dans un discours conventionnel d’ancienne moudjahida (combattante) : malgré désillusion et amertume, elle parvient encore à évoquer avec lucidité et implication ces lendemains qui ne chantent pas. Décédée en 1966, elle est un fleuron poétique que l’ouvrage de Lamis Saïdi, après d’autres, remet à l’honneur. Colette Anna Grégoire-Melki est née le 14 mars 1931 à Batna. Lorsqu’elle part en France poursuivre des études supérieures, elle n’achève pas alors sa licence de Lettres ; elle interrompt ses études après le 1er Novembre 1954 pour rentrer en Algérie : elle adhère au Parti communiste algérien et enseigne respectivement à Annaba et à Alger. Arrêtée en mars 1957, pendant la bataille d’Alger. Elle subit tortures et humiliations et est incarcérée à Barberousse puis transférée au camp de Beni Messous jusqu’à la fin de l’année 1958 où elle est expulsée d’Algérie. Elle rejoint Tunis et rentre à Alger après l’indépendance, collaborant dans différents ministères et aussi dans des organes de presse comme journaliste. Elle termine sa licence de lettres modernes à l’université d’Alger et enseigne ensuite au lycée Abdelkader (ex Bugeaud).
Une de ses anciennes co-détenues témoigne à son sujet : elle l’avait connue antérieurement et la voit arriver au dortoir des femmes de la prison de Barberousse : « Elle m’avait laissé une impression de joie, de légèreté, d’ouverture sur l’extérieur. Elle avait déjà un regard et une âme de poète avec lesquels elle séduisait mes enfants, et en particulier ma fille aînée qui la suivait partout. […] Image romantique, limpide et éclatante. Mais la suivante ne l’était pas : nous l’avons vue arriver dans notre dortoir à la prison de Barberousse en 1957. Elle était dans un état affreux, disloquée moralement et physiquement ; elle avait été torturée et pire, elle avait assisté à la torture de ses frères : l’un d’eux en était mort. Elle n’arrivait pas à surmonter cette épreuve. Elle s’était complètement refermée sur elle-même et sur cette plaie qui la rongeait, et il nous était difficile de l’aider. D’autant que c’était la période des exécutions qui jetaient la prison dans un délire de deuil et d’impuissance.
Peu à peu, elle se reprit à vivre, mais pas totalement. On aurait dit qu’elle avait ouvert une fenêtre sur l’extérieur, mais à sens unique ; elle pouvait regarder dehors, on ne pouvait pas regarder dedans. Je n’osais pas trop l’approcher, car on avait l’impression que tout la blessait. Elle s’était mise à faire nos portraits, et ils étaient très ressemblants, les yeux surtout. C’est par l’appel téléphonique d’une amie commune que j’ai appris la mort de Colette. Elle avait une espèce de volonté têtue de vivre sans concession, de vivre libre, de vivre pleinement, une façon de savoir regarder, de s’assimiler le monde extérieur qui lui donnait une densité particulière ».
Une autre co-détenue parle de sa capacité de colère : « C’était en mars 1957 à la villa Susini. La tempête passée, c’est avec une grande tendresse et une folle passion qu’elle me parla d’un amour intense qui brûlait son cœur. Mais je devais découvrir, après quelques heures d’échanges que dans ses yeux de paradis s’abritait une âme forte, une personnalité exceptionnelle, un caractère de roc.
Plus tard en prison, je découvris le poète que chaque événement inspirait. Blottie dans sa paillasse, Colette méditait, écrivait, dessinait, ne perdant pas une minute de son précieux temps, manifestant ses sentiments dans un pamphlet, dans les moments les plus critiques. Ne ménageant pas les faibles qu’elle honnissait par-dessus tout. Ne pouvant supporter une lâcheté. Je la revois se torturant la conscience, la veille d’un témoignage de procès, entre le fait d’être parjure et de sauver la tête d’un patriote. Telle était Colette. Entière. Douce comme une caresse ou dure comme une lame acérée. Et par-dessus tout, pleine d’amour pour son prochain ».
Ce second témoignage conduit tout naturellement à son premier recueil de poèmes, sûrement un des plus forts recueils de la guerre, en langue française. Edité à Tunis à 1963, il contient de nombreux poèmes écrits pendant la lutte et est préfacé par Mostefa Lacheraf ; quelques-uns ont été connus des lecteurs algériens, comme « Avec la rage au cœur », « L’avenir est pour demain », « Jamais seul », « Pour un monde humain ». Ce sont 31 poèmes répartis en 4 ensembles : le premier ensemble a comme référence la lutte de libération, avec au centre, les femmes :
Le second ensemble est presqu’entièrement dédié à Ahmed Inal, son compagnon, mort durant la lutte ; il est constitué de poèmes d’amour en temps de guerre, de violence et de séparation, avec ce mélange si particulier de tendresse, de passion et de souffrance. Le troisième ensemble mêle poèmes de la terre algérienne en guerre et poème où le « je » définit son territoire modifié par l’Histoire en train de se vivre. Les trois poèmes du dernier ensemble accentue ce mouvement du collectif et de l’intime au cœur de l’être :
« Moi aussi je veux vivre et que mes vingt ans
Ne commencent pas mes souvenirs d’enfance
Mais donnez-m’en le droit mais donnez-m’en le temps ».
C’est une œuvre poétique à découvrir et à lire, sans modération.
L’autre ouvrage à découvrir date de 2002 pour sa publication et des années 1960 pour son contenu. Ce sont les lettres adressées à sa femme par Bachir Hadj Ali, des quatre centrales où il a été emprisonné en 1965 et 1966. Né en décembre 1920 à Alger, dans une famille originaire de Kabylie, il adhère au Parti Communiste algérien en 1945. Il passe les années de la guerre de libération en clandestinité. C’est lui, avec Sadek Hadjerès, qui négocie les accords-FLN-PCA aux termes desquels les Combattants de la libération sont intégrés à l’Armée de libération nationale. A l’indépendance, il est au bureau exécutif de l’Union des écrivains algériens. Au moment du coup d’état du 19 juin 1965, il est membre fondateur, avec Mohamed Harbi et Hocine Zehouane, de l’ORP (Organisation de la résistance populaire). Il est arrêté en septembre 1965 et longuement torturé. De sa prison, en 1967, il participe à la création du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), issu du PCA. Après trois années de détention et deux années de résidence surveillée, il revient à Alger et à ses activités politiques. Mais durement éprouvé, il meurt le 9 mai 1991. Tahar Djaout le célébrera en ces termes : « Bachir Hadj Ali a vécu, surtout depuis l’indépendance de son pays, dans l’ombre. L’ombre que dicte l’humilité mais aussi, hélas ! celle qu’imposent les barreaux des prisons. Cet homme fait pour le chant et la lumière, épris de « soleils sonores » a connu – dans son pays devenu libre! – la torture qui meurtrit ceux qui la subissent mais n’avilit et ne mutile irrémédiablement que ceux qui la pratiquent ».
Il est l’auteur de recueils poétiques – dont l’un écrit en prison, Que ma joie demeure –, et d’essais culturels et politiques. Sa femme et ses fils ne purent lui rendre visite que le 20 mai 1967, ce qui explique la date terminale choisie pour le recueil des lettres.
Plonger dans des « Lettres de prison » – quand le prisonnier parle de lui-même et de tout ce qui le constitue – met dans une position à la fois de gêne et de curiosité, d’une sorte de voyeurisme, peu confortable. Car le prisonnier a un ou des interlocuteurs proches, parfois intimes comme c’est le cas ici. Et puis… très vite, le charme opère au cours de la lecture de ces « Lettres à Lucette » : charme d’une voix authentique, charme d’une expression amoureuse dont on rêverait qu’elle s’exprime plus souvent entre hommes et femmes au Maghreb, en particulier. Au-delà de ce que ces années peuvent éveiller de souvenirs précis, « historiques », ce qui touche le plus profondément, c’est l’humanité de l’épistolier, des plus petits détails du quotidien dont on comprend l’importance qu’ils ont pour l’homme enfermé et qui ne sait pas jusqu’à quand durera cette coupure d’avec les siens et le monde, aux confidences les plus bouleversantes parce qu’elles nous font partager un amour, mais aussi un amour des livres, de la musique, des interprétations de lectures, une attention à tous les signes culturels venus de l’extérieur.
Une présentation très sobre de Lucette donne le contexte de cette correspondance, les choix qu’elle a dû faire, les raisons de l’acceptation de sa publication et elle conclut en septembre 2002 : « Durant des heures, quand je tourne les pages jaunies de cette correspondance, je me retrouve comme immergée dans ces années sombres, mais si riches aussi, comme propulsée dans le passé ; je les revis intensément : Bachir est là, tout près, vivant, me parlant… Et lorsque se termine ma lecture, c’est avec tristesse que je reprends pied dans le présent… »
C’est en suivant les thématiques les plus sollicitées et susceptibles d’être croisées avec les thématiques d’autres « Lettres de prison » que je souhaite rendre compte de ce livre pour mettre en valeur l’importance du volet épistolaire de l’écriture carcérale, véritable témoignage de survie dans le confinement extrême. Une thématique très importante dans toutes les lettres de prison est celle de l’aménagement du quotidien (nourriture, linge et lessive, conditions de repos et de promenade, maladies, etc…) : cela peut sembler parfois manquer de hauteur alors que tout au contraire, ces multiples détails sont les marques d’une résistance au quotidien à la déshumanisation du prisonnier que l’univers carcéral recherche. Le partage de la nourriture et les appréciations donnent une idée de cette convivialité vécue.
Le prisonnier cherche par différents moyens à échapper à l’espace carcéral. Il est avide de nouvelles précises venant du dehors. Il rêve de voyage et de déplacements en Algérie, en Tunisie, en France : « Toi et moi nous irons de nouveau dans cette forêt d’Amboise pleine de légendes et dans le Loir-et-Cher et nous ferons la vallée de l’Indre, nous arrêtant dans ce château où Balzac écrivit son Lys dans la vallée, remontant ensuite vers les rives de la Loire, sur le plateau du Vouvray. Quel beau pays ! Quels inoubliables souvenirs ! »
Mais ce grand amoureux de la poésie et de la musique andalouses rêve d’un autre voyage dont il exprime le souhait non sans malice : « Nous commencerons notre voyage par Grenade, Séville et Cordoue, le chemin qu’ont pris mes ancêtres pour aller civiliser les tiens, en France, dans ce versant oriental des Pyrénées, sur la route un peu détournée qui conduit à Poitiers, à l’escarmouche que ces chauvins de Français ont transformée en grande bataille. Qu’aurait été cette belle Touraine, un peu plus haut au nord, s’ils étaient arrivés jusque-là ? »
L’espace carcéral est là, pesant : il faut donc le gommer, l’élargir par des subterfuges : « T’ai-je dit que j’ai élargi le ciel dans ma cellule ? Près de mon lit, sur le mur, j’ai collé dans un désordre calculé des étoiles découpées dans du papier argenté, doré ou glacé, bleu et rouge. Sur le mur court un chapelet d’étoiles qui brillent le soir dès qu’on allume ». Décorer ne suffit pas. Il faut aussi bricoler une bibliothèque, mettre encore d’autres dessins : « La cellule a un autre visage. J’ai collé près du lit la ronde des danses enfantines que j’ai dessinée avec ces mots de Romain Rolland : « l’ennemi mortel de l’âme c’est l’usure des jours ». Sur des pages blanches, j’ai écrit des vers de Khayyam, Abou Nouas, Chabbi, Eluard ».
Certains matins, la sensation de vie noie l’enfermement : « J’ai éprouvé une sensation extraordinaire de vie. Je ne pourrais l’exprimer qu’en poésie. En fait il s’agit de la vie elle-même qui est tellement forte qu’aucun mur ne peut l’empêcher d’occuper physiquement les lieux et moralement notre âme ».
Lorsqu’il est emprisonné dans un lieu où on a autorisé la radio, il donne des rendez-vous à sa femme et ses fils. Il exprime des avis assez tranchés sur les livres ou les articles qu’il lit. Ainsi le 16 janvier 1966 : « J’ai lu dans Révolution africaine une relation du livre de Salhi par J-E. Bencheikh. Je ne connais pas le livre mais je tiens à dire combien je suis de l’avis de Bencheikh sur la manière d’aborder et d’étudier notre histoire. A propos de Bencheikh, j’ai vu dans Révolution africaine qu’une anthologie de la poésie algérienne d’expression française a paru avec une introduction de Bencheikh et de Mme. Lévi-Valensi. Veux-tu me l’acheter et me l’apporter ? »
A propos d’un livre de lettres d’amour, il mentionne très souvent Aragon et au détour d’une page, il confie : « Le soir avant de dormir, j’ai relu tes deux dernières lettres et j’ai feuilleté Le Fou d’Elsa d’Aragon. Et j’ai relevé ces deux chants. Le premier me fait penser à la séparation, après le parloir, quand tu franchis la porte et disparais à mes yeux :
D’un tournant ta forme masquée
Ton visage dans l’autre sens
Ton pas ta voix tout m’est absence
Tout m’est rendez-vous manqué
Le second, je te le dis pour te bercer le soir :
Dors le temps seul caresse t’apaise
Laissons passer l’orage sur les toits
Je veillerai j’aviverai les braises
Je chasserai la nuit autour de toi.
Il n’y a aucune ponctuation ; de cette façon on se laisse emporter par le vers, couler, sans pause, lentement. »
A cet amour profond qu’il porte à sa femme et qu’il exprime, il associe étroitement et dans un même élan l’amour de son peuple : « Quant à l’invitation que je t’ai faite de venir avec moi, le vendredi à Lausanne, écouter le concert de musique de chambre, ce n’est pas pour tout le concert ; c’est pour dix minutes ou un quart d’heure, le temps de communier ensemble ». Il cite plusieurs fois Jean Ferrat et son interprétation d’Aragon : « Hier j’ai ouvert le poste sur Paris Inter à vingt et une heures trente. Je suis tombé sur Que serais-je sans toi chanté par une femme (…) Ce qui est universel dans la plus modeste œuvre d’art, c’est ce qui, en elle, est vérité pour d’innombrables hommes et femmes, pour toute leur existence ou pour un moment de leur vie. Au revoir. »
A propos d’un livre qu’il est en train de lire, il s’arrête longuement sur le chapitre traitant des femmes et en fait quasiment une fiche de lecture. Il fait alors allusion aux deux ouvrages de Fadela M’Rabet puis il passe à une critique de l’ouvrage et conclut : « Excuse-moi pour ces longueurs. Mais j’ai choisi ce jour, le 8 mars, Journée internationale de la femme, pour te parler de ce problème qui prend dans notre pays une importance accrue. Comme je l’ai fait dans les Chants pour le 11 décembre, je chante la libération des femmes par le travail créateur et par l’amour harmonieux et équilibré, par notre enrichissement grâce à nos mutuelles différences ».
Lorsqu’il parle de Nazim Hikmet, c’est à la fois le poète et l’endurant prisonnier qu’il célèbre : « Figure-toi que j’applique ses conseils sans avoir lu ce poème que je ne connaissais pas. On voit qu’il a été prisonnier, on le savait déjà. Mais quel homme d’expérience et de talent ! On est heureux que de tels hommes existent. Sa mort, une grande perte ».
On comprend alors que lorsque les livres sont supprimés, à Dréan en particulier, c’est une véritable torture et deux lignes d’une lettre sont censurées : « Il s’agit d’une véritable entreprise d’étouffement intellectuel. Elle fera long feu dans tous les cas ». Bien d’autres lectures sont citées comme celle d’Ibn Khaldoun, de longs passages de commentaires sur les arts et la culture viennent nourrir encore les quelques essais que Bachir Hadj Ali a fait paraître sur ces questions.
On trouve de très belles pages sur Les Mille et une nuits dont il propose une « lecture » à la lumière de leur couple et de leurs histoires respectives en apparence inconciliables dans cette Algérie coloniale où ils se sont unis néanmoins : « Il y a encore un domaine où la féerie satisfait ma raison poétique (et non scientifique), dans le domaine de l’amour : comment, séparés par des montagnes et des mers, par des obstacles innombrables, deux êtres, un jour, arrivent-ils à se rencontrer, à se connaître, à s’unir ? […] Pourquoi suis-je venu prendre un café un jour, avec un ami, chez toi ? » Et de pourquoi en pourquoi, il retisse le parcours de leur relation. Il envoie aussi des poèmes écrits pour sa femme.
De nombreux passages sont à lire dans ce volume de 400 pages. De façon générale, les lettres de prison demandent à être mises en contexte : elles ne sont que la face immergée de l’iceberg. En effet, celles qui sont parvenues à leur destinatrice sont celles qui ont échappé à la censure, aux mesures disciplinaires dans les périodes où le courrier était supprimé par mesure de rétorsion, à leur non-acheminement pour des raisons diverses. Lues par les agents pénitenciers avant leur envoi, elles obligent le prisonnier à exclure certains thèmes interdits. Ces interdits obligent à une vigilance de chaque instant et à des détours qu’il s’agit de décoder. Elles renseignent aussi sur les aléas des conditions de détention et, mises en comparaison avec d’autres témoignages, constituent un document sur une répression d’état qu’après les historiens, les littéraires doivent cerner pour donner à lire une humanité en résistance et introduire, par rapport à la distance nécessaire du récit historique, « l’importun pathétique » dont parle l’historien Michel Vovelle. L’écriture, qu’elle soit poétique ou épistolaire, est une planche de salut, un viatique pour franchir les barreaux. On peut alors conclure en citant de poème de Daniel Maximin, « Poésie verticale » :
Anna Gréki, Juste au dessus du silence, éditions Terrasses, janvier 2020, 11 €
Bachir Hadj Ali, Lettres à Lucette, 1965-1966, Centrale de Lambèse, Annaba, Dréan, Annaba, éd. Régie Sud Méditerranée, 2002, 401p., 20 € 25.