Billet proustien (29) : Nudité d’Albertine

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

À l’heure du coucher, le jeune homme entr’ouvre la chemise de son amante, découvrant ainsi les seins, puis le ventre. Voilà donc le corps féminin proposé en toute décence et célébré sur un mode poétique, non loin du sacré. Et ce tout à l’opposé du corps masculin enlaidi par son crampon tel que “fiché dans une statue descellée” : « Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. »

L’instant d’après, le ton lyrique monte de quelques degrés et voilà le couple d’Adam et Ève qui en vient à occuper la scène. Toute la création en peu de mots, la Femme ne sortant de son sommeil immémorial que pour être dominée et désirée. Moment que choisit la phrase pour se faire serpentine : « Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. »

Mais l’instant d’après, Albertine revient à son naturel, se lovant érotiquement : « Elle nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. »

Mais la charmante figure de l’élue ayant versé sur le côté, voilà qu’elle n’offre plus que son mauvais profil, qui s’inverse en un masque de sorcière « semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne ». Une tête de Gorgone latéralisée en somme et nous ramenant à la binarité foncière de la jeune femme. Heureusement, les choses sont bien faites et, pour conjurer l’aspect hideux, il suffira de rétablir la jolie tête de face.

Proust, La Prisonnière, Folio, p. 71.

Marcel Proust