Patric Chiha : une expérience du temps et des nouveaux états de l’amour (Si c’était de l’amour)

Si c'était de l'amour © Norte Distribution

Le cinéma sert à poser des questions, pas à y répondre, disait le tout jeune Leos Carax à la Berlinale de 1987. Il semblerait que toute une nouvelle génération de cinéastes l’ait pris au pied de la lettre, commençant à remettre en cause toute forme d’assignation du film à un genre, à une fonction, à un public. Le nouveau film-question de Patric Chiha arbore fièrement son hybridité, en défiant dès son titre les attentes d’un spectateur éventuel, ce spectateur cœur de cible dont tout le monde sait qu’il n’existe plus mais qui continue, du fond du gouffre, à dicter la loi du marché affolé des images.

Le prétexte est bien un spectacle (pour le moins marquant) de Gisèle Vienne (« Crowd »), mais Si c’était de l’amour reste un film-limite, un prototype absolu, riche de ses bâtardises multiples, de son insolente fragilité, et pousse le bouchon jusqu’à s’inscrire absolument dans une « œuvre », une démarche artistique au long cours, celle de Patric Chiha (Domaine, Brothers of the Night).

Car le projet du film naviguait, dès ses prémices, entre les écueils aveuglants du film de connivence (j’ai une copine qui fait du théâtre branchouille), comme de la captation filmée de spectacle vivant (je ne suis qu’un passeur au regard juste et neutre). Car Patric Chiha et Gisèle Vienne se connaissent depuis toujours, s’aiment et s’admirent assez pour exiger l’un de l’autre le meilleur de leur art. C’est justement cela qui affleure plan après plan dans le film-question de Patric Chiha, la tendresse absolue d’un regard d’auteur sur l’amie au travail, sur la patience bienveillante de Gisèle Vienne qui réunit, le temps d’une tournée européenne, le petit peuple épars de Crowd.

Déjà le spectacle, flash-back disloqué sur les Raves épiques des 90’, travaillait la plasticité de la mémoire et des corps dansants, étirant, accélérant gestes et embryons d’histoires sur le mode d’une cinétique du mouvement qui tirait volontairement le projet théâtral du côté godardien de la force et de la forme. Restait à en extraire une forme-film, sans en squatter la cinégénie première, mais en trouvant une position tierce, autonome et attentive.

Et le film se tient là. Là où toute captation de l’événement scénique est vouée à l’échec, là où tout compte-rendu de spectacle devient réduction pauvre, là où toute illustration, toute redondance, viendraient mourir, là où, bibliquement, le cinéaste va enfin « à la question ». Car du spectacle à proprement parler, vous ne verrez rien, ou presque : du rien, justement, du reste, l’écho entêtant, omniprésent, des tubes de la techno 90’ qui reconnectent soir après soir le petit peuple de Crowd, à la disponibilité des corps prêt à l’abandon, à la douceur impérieuse de Gisèle Vienne qui réapprend aux danseurs, soir après soir, comment se synchroniser à une temporalité neuve, discontinue, à l’énergie propre de la Rave, de la Crowd.

Le spectacle garde ainsi son mystère évanescent, mais le film en collecte implacablement les traces, de l’âpreté obsédante des répétitions aux confidences de coulisses, s’ouvrant abruptement sur le cérémonial d’une douche luisante qui fera sur scène transpirer la Crowd et auquel les danseurs-danseuses se prêtent un à une comme pour un baptême renouvelé ou pour un sacrifice païen.

Si c’était de l’amour © Norte Distribution

Oui, qu’on ait vu ou pas le spectacle qui le fonde et le hante, le film de Patric Chiha se tient là : dans la succession des villes traversées par la Crowd sans que jamais le récit ne s’y arrête, dans les échanges anodins des danseurs-danseuses, tout de sexualité fluide et d’anglais global, dans la lumière ingrate des loges et de la nuit sans fin de la fête.

Par la grâce du montage, le film se synchronise peu à peu au temps queerizé de la tournée, au cœur palpitant de la rave, l’image se tresse d’archives furtives volées en douce et en HI8 aux raves d’ados de Patric et de Giséle. Le film-question nous désynchronise ainsi du temps politique majoritaire, du temps réel de la captation, du temps documentaire de la commande, pour mieux étreindre son sujet : la chronique tendre et précise, absolument contemporaine, d’une expérience inouïe du temps et des nouveaux états de l’amour, amitié, complicité, abandon, fidélité, communauté. Si c’est d’amour qu’il est question, chacun en trouvera trace entre les plans, les cadres serrés mais pas trop, entre les ellipses tranchantes, sous la rumeur dancefloor des fêtes passées et à venir, d’une joie possible. En les voyant tous deux s’offrir l’un à l’autre l’ébauche d’un slow final, ce que j’y discerne moi, en groupie du théâtre de Gisèle Vienne comme en compagnon fidèle du cinéma de Patric Chiha, c’est que Si c’était de l’amour est bel et bien un film d’amour, d’amour de l’art qui vient.

Si c’était de l’amour, film de Patric Chiha, sortie en salle : 4 mars 2020.
Lire également l’article de Joffrey Speno