Sartre : quarante ans

Déjà quarante années depuis cet après-midi d’avril 1980 où une foule compacte accompagna sa dépouille au cimetière Montparnasse, et Sartre est resté Sartre : l’homme-livre.

De son vivant et après sa mort, on lui a reproché : de s’être toujours trompé ; de n’avoir, contrairement à Raymond Aron, rien vu de la montée du nazisme ; d’avoir fait jouer Les Mouches sous l’Occupation ; donné trois articles à Comoedia, organe de la collaboration ; appelé au meurtre de l’homme blanc, oppresseur et colonisateur, dans la préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon ; d’avoir réduit la littérature à un discours d’idées ; de s’être laissé folkloriser par Saint-Germain-des-Près ; de s’être montré méprisant envers Camus  durant la controverse suscitée par L’Homme révolté (on peut en effet déceler les prémices d’une condescendance dès février 1943, dans cette phrase de l’«  explication », par ailleurs élogieuse, qu’il consacre à L’Étranger : « M. Camus met (Sartre fait ici référence au Mythe de Sisyphe) quelque coquetterie à citer des textes de Jaspers, de Heidegger, de Kierkegaard, qu’il ne semble d’ailleurs pas toujours bien comprendre.»)* ; d’avoir soutenu des dictatures (tout un pan du Sartre « politique » est concerné par le verdict de Soljenitsyne à l’égard de certains intellectuels occidentaux : « Étrangers, bien nourris, insouciants, myopes, irresponsables, armés de blocs-notes et de crayons à bille, comme vous nous avez nui dans votre vaine gloire de briller par la compréhension de ce à quoi vous n’entraviez que dalle. », (cité par Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, Les complices, Grasset, 2017).

On ne saurait cependant oublier que son souci constant, obsessionnel — par mortification de classe, ont estimé certains — de se tenir aux côtés des exploités et des opprimés, les positions radicales qu’il a estimé devoir adopter pour ne pas compromettre la lutte contre des conditions économiques et sociales indignes, sa détestation de l’injustice et de la servitude, le poids de sa célébrité, le conflit entre individualisme  et engagement, nous les voyons dans le rétroviseur. On peut comprendre le réquisitoire, quand il émane de Soljenitsyne. De la part d’autres, juchés avec confort sur le promontoire rétrospectif, apposer sur le cas Sartre un diagnostic global — vindicatif, de préférence- est d’une facilité déplaisante); sa dispersion entre philosophie « dure », essayisme, roman, critique, théâtre, journalisme ; de s’être laissé envoûter par Benny Levy et d’avoir « déconné » avec les « maos » (à une époque, où, tout de même, certains vendeurs et distributeurs de La cause du peuple étaient traduits devant la Cour de Sûreté de l’État, laquelle allait jusqu’à assortir ses condamnations à la prison ferme de privation illimitée des droits civiques) ; d’avoir rendu visite à Andreas Baader en prison etc. J’en oublie sûrement.

Ce qui reste de Sartre, ce sont ses livres. Le Mur, La Nausée, le théâtre, Les Mots, les Situations. Souvent, quand je rouvre un de ces livres, l’écriture de Sartre m’empoigne à nouveau, presque comme si je la découvrais. Virtuosité sans afféterie, vivacité, aptitude à capter l’attention, susciter l’émotion sans la quémander, varier les cadences, bousculer les académismes : ces qualités, patinées par le temps qui a passé sur les enjeux et climats d’époque, font encore mouche.

Impossible de réduire Sartre à l’une de ses composantes, de l’assigner à une phase de son parcours, à un aspect de sa pensée Il n’y a pas de sartrisme. C’est tant mieux. L’unique sartrisme, c’était Sartre lui-même. « L’agité du bocal » (ainsi nommé par Louis-Ferdinand Céline en référence au journal interne des élèves de l’École Normale Supérieure) demeure indocile aux taxinomies. Cette part de lui, que ne résume ni n’épuise aucun « -isme », peut-être faut-il se résoudre à l’appeler son génie, et lui accoler, faute de mieux, encore que ce ne soit pas une insulte, l’épithète littéraire. Sartre a non pas mis de la littérature dans ses textes théoriques ni injecté de la philosophie dans ses fictions mais tout ce qu’il écrivait participait de cette prose pensante dans laquelle certains n’ont voulu voir qu’une turbine à thèses.

L’amplitude de son talent et de sa personnalité déjoue les tentatives de momification, qu’elles émanent du clan ou des contempteurs. Sartre ne tient dans aucun des petits cercueils où l’on a voulu l’enfermer. Pertinence de La Question juive ; maestria du Mur et du Diable et le bon dieu ; cannibalisme de L’Idiot de la famille, dans lequel il vampirise Flaubert en trois tomes, du Saint-Genet comédien et martyr où il annexe Jean Genet  : Sartre, c’est tout cela à la fois. Ni héros ni salaud, ni gourou ni mandarin, ni notable ni petit Belzébuth de salon, il agissait sinon sans ambition personnelle (présentez-moi ces purs esprits), du moins sans bassesse. Si dogmatique et sectaire – par défi polémique, souvent – qu’il ait paru à certaines périodes, il n’en a pas moins échappé, me semble-t-il, à la suffisance.

Densité philosophique, conscience de soi aiguë (« C’est vrai, je ne suis pas authentique. Tout ce que je sens, avant même que de le sentir je sais que je le sens. Et je ne le sens plus qu’à moitié, alors, tout occupé à le définir et à le penser. C’est bien moi, ce redoublement continuel et réflexif, cette précipitation avide à tirer partie de moimême, ce regard », Les carnets de la drôle de guerre), obsession de totalité, mauvaise foi, aveuglement volontaire ou non, piqûres d’amour-propre travesties en exécution théorique, panache et hauteur : toutes les facettes de Sartre irriguent l’œuvre.

Porté par un impérieux acte de foi non béat dans le pouvoir des mots, Sartre n’a jamais, du moins jusqu’à ce que la cécité l’en empêche, cessé de vouer au corps-à-corps avec le langage — sous mescaline, corydrane, ou pas — une ferveur dénuée d’esprit de caste. Écrire était son boulot et sa passion. Sa manière d’être au monde. De s’y colleter. Ses meilleures pages portent cette énergie et cette foi à l’incandescence. Même quand il a donné le sentiment de vouloir en finir avec la religion littéraire au profit de la praxis, la nécessité d’écrire ne l’a pas quitté. La prodigalité et l’âpreté de cette conscience humaine jetée dans la syntaxe nous ont marqués.

Funérailles de Jean-Paul Sartre © Mustafa Altıntaş (Creative Commons)

* On peut y voir une riposte au ton altier et professoral adopté par le très jeune Camus cinq ans plus tôt dans son compte-rendu de La Nausée pour Alger Républicain. C’est ce que laisse entendre Michel Onfray dans L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus (Flammarion, 2012). C’est crédible. En revanche, dans la suite du livre, qui se tient bien loin de la concision camusienne, Onfray, tout à son louable empressement de rétablir Camus dans ses prérogatives  de « vrai » philosophe (et non « pour classes terminales », comme l’a prétendu un mauvais libelle des années 70) tape sur Sartre avec systématisme et hargne, et distribue, soixante-dix ans après la seconde guerre mondiale, les certificats de bonne conduite et d’infamie avec une assurance ahurissante, frôlant par moments la tonalité délatrice. Il parle des « saletés » (sic) de Sartre. En gros, à ses yeux, Sartre est ontologiquement coupable d’être un bourgeois opportuniste qui ne peut appréhender la misère et l’exploitation qu’au prisme inodore et indolore des concepts, alors que Camus issu du peuple, lui, connaît la misère, reste fidèle à la pauvreté de son enfance et « ne pense pas avec des idées, des concepts, des mots » (re sic !) « mais avec des vérités concrètes ». Cette sorte d’essentialisme doublé d’un mépris de classe inversé me paraît outrancier et malhonnête. Je ne crois pas que Camus lui-même, fût-ce au plus aigu de la rupture avec Sartre, aurait jamais cédé à, ni admis, une charge aussi grossière. Il arrive à Michel Onfray d’écrire des choses justes, voire émouvantes. Il lui arrive aussi, comme la plupart d’entre nous, de déconner. Et parfois dans les grandes largeurs.