L’année de ses 55 ans – A.A. Waberi est né à Djibouti en 1965 –, l’écrivain bien connu aujourd’hui, nous offre une nouvelle fiction au titre suggestif qui vient encore enrichir une œuvre mosaïque.
« Mosaïque » en effet, « ensemble d’éléments divers juxtaposés » dit la définition. Car, contrairement aux écrivains qui se tiennent à une ou deux lignes génériques dans leur écriture, Waberi visite des genres de tonalité et de facture variées. Dans ce nouveau livre, il nous entraîne, en trente six instantanés, dans l’art de la brièveté efficace dont il a le secret et qu’il maîtrise à la perfection. On peut même affirmer qu’elle est la marque de son écriture car elle s’est déjà déployée, différemment, dans ses œuvres antérieures.
La question que lui pose sa petite fille, qui donne son titre à la fiction, provoque sinon une prise de conscience du moins l’audace de formuler ce qu’il a toujours mis à la lisière de ses écrits :
« Et je me suis demandé pourquoi je danse depuis toutes ces années alors qu’il n’y avait qu’une chose à faire.
Une chose,
une seule,
Marcher,
marcher droit,
comme tout le monde ».
Creusant au-delà de l’infirmité, Waberi déploie, à partir d’elle, me semble-t-il, une poétique. Corps atteint, déplacement spatial et écriture sont liés pour donner à lire une création singulière. Avant de donner quelques éléments de lecture de ce dernier roman, nous évoquons certaines caractéristiques de la création de cet écrivain qui occupe différents champs littéraires.
Alternant depuis plus d’un demi-siècle, poésie – en 2000, Les nomades, mes frères vont boire à la Grande Ourse –, récits, nouvelles, contes, accompagnement d’un album de photographies, L’œil nomade, voyage à travers le pays Djibouti, il était entré en littérature avec ce qui fut nommé ensuite « Trilogie de Djibouti » : en 1994, Le pays sans ombre, en 1996, Cahier nomade et en 1998, Balbala dont Marie-Françoise Chitour a donné une lecture informée dans la collection éphémère de « lectoguides » des œuvres francophones chez l’éditeur Champion.
Waberi est né dans ce qui était encore une colonie française. C’est lorsqu’il a 12 ans que le pays est devenu indépendant ; il en rappelle, dans sa récente fiction, les deux dénominations à plusieurs reprises :
« TFAI, voilà le nom que portait notre pays lorsque j’étais un nourrisson.
Territoire français des afars et des Issas. […]
C’était avant le TFAI ! A cette époque, le cerveau d’un Haut-Commissaire rêveur, du temps du général de Gaulle, ait donné à notre terre un nom plus facile à retenir.
Trois petites lettres.
CFS.
Côte française des Somalis ».
Après avoir obtenu son bac au lycée d’Etat de Djibouti, en 1985, il part en France, à l’université de Caen, pour faire une licence d’anglais. Plus tard, il s’installera à Hérouville et enseignera l’anglais dans différents lycées de la région, faisant durant ces années, jusqu’en 2005, de la Normandie son lieu comme avant lui Senghor ou parallèlement à lui, Tierno Monénembo. Dans un entretien en 2006 avec l’écrivain Alain Mabanckou il s’exclamait avec humour :
« Seigneur, que serait la Normandie sans un écrivain africain dans les parages ? Je ne parle même pas de notre aîné Tierno Monénembo, auteur du magistral Peuls (Seuil, 2004) qui y vit aussi ! C’est dire que si nous passons au peigne fin la région, nous trouverions toujours un écrivain francophone calé devant son écran d’ordinateur en train de chercher la phrase qui lui permettrait de se hisser plus haut que Senghor, plus haut que Tierno, plus haut que Waberi… La Normandie est en quelque sorte une forteresse d’écrivains du continent noir, et les spécialistes des littératures francophones devraient s’y pencher le plus vite possible ».
Il a beaucoup voyagé et actuellement il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges en Californie ; il est aujourd’hui professeur à la George-Washington University.
Il est aisé de trouver mention de toutes ses publications. Signalons, en 2006, Aux Etats-Unis d’Afrique, qu’il évoque ainsi dans l’entretien avec Alain Mabanckou déjà cité :
« J’ai privilégié la farce subtile ou grossière. Le monde tel qu’il boite ne me convient pas comme il ne convient pas à des millions de gens. J’ai pris le parti d’en rire. Dans l’espace d’un roman, l’Afrique rote d’aise et d’ennui. Elle plastronne, repue de sandwiches Mc Diop, de bière Safari et de Neguscafé. Elle postillonne, sermonne. Elle séquestre des pauvres immigrés venues de Coblence, de Coimbra ou de Monaco. Elle envoie des médecins humanitaires en Normandie, en Suisse et au Canada. En tout cas, Aux Etats-Unis d’Afrique ne marque pas la naissance d’une « littérature-utopie », il l’exemplifie peut-être ».
En 2015 avec La Divine Chanson, l’écrivain s’est inspiré de la vie de Gil Scott-Heron, légende de la soul music, du hip-hop et du jazz américains. Auparavant, en 2000, à la suite de sa participation à une caravane d’écrivains africains au Rwanda, il a publié un ouvrage, entre essai et fiction, sur le génocide : Moisson de crânes a été traduit en anglais en 2017 sous le titre, Harvest of Skulls. L’écriture en a été difficile ; l’écrivain s’en est expliqué dans divers entretiens et dans le texte finalement advenu :
« Combien de corps tombant, trébuchant, rattrapés par la pointe des cheveux, achevés, émasculés, bousillés, souillés, violés, incendiés ? Combien ? Le langage est, on le voit à chaque crise, inadéquat à dire le monde et toutes ses turpitudes, les mots restent de pauvres béquilles mal assurées, toujours à fleur de déséquilibre. A maintes occasions, sous divers cieux, ce langage reste un luxe rarement accessible. Et pourtant, si l’on veut qu’un peu d’espoir vienne au monde, il ne nous reste comme armes miraculeuses que ces béquilles malhabiles. Que faire d’autre sinon évoquer un instant les âmes et les êtres disparus, les écouter longuement, les effleurer, les caresser avec des mots maladroits et des silences, les survoler à tire-d’aile parce qu’on ne peut plus partager leur sort ? Les faire sourire aussi, si cela est possible, s’ils se prêtent au jeu et si cette tâche est à portée de nos forces ».
Sa découverte des écrivains des empires coloniaux se fait d’abord par les œuvres écrites en anglais : il rejoint ensuite l’espace très ouvert des écrivains francophones. Empruntant à l’écrivain haïtien et canadien, Emile Ollivier, la notion de « migrance », il la préfère à celle d’exil ; et, dans un article très partagé, en 1998, il définit la quatrième génération des écrivains francophones à laquelle il appartient, comme celle des « enfants de la post-colonie » en référence explicite au fameux roman de Salman Rushdie, Les Enfants de minuit (1980). Il y revient dans un entretien de 2016 :
« Je faisais un constat très basique (…) : il y avait une génération d’écrivains qui n’appartenait plus au lieu d’avant – leur pays d’origine – mais qui était en migration. Ils ou elles devenaient des écrivains à identités multiples ; ils ou elles ont désormais un tiret dans leur identité ; ils sont « franco-marocains », « franco-djiboutiens » ou « franco-camerounais ». C’est cette identité dont j’ai essayé de dessiner les contours. ( …) C’est cette disposition, ce nouveau regard, cette étrangeté, cette nouvelle géographie que j’ai essayé de théoriser. J’avais fait précisément ma thèse sur les « écrivains transnationaux ». Aujourd’hui, c’est devenu de plus en plus accepté. Auparavant, c’était plus problématique : les écrivains avaient toujours besoin de se justifier d’écrire en français. (…) Aujourd’hui, on peut écrire dans la langue de l’autre sans que cela soit forcément une souffrance – et je parle là bien entendu des Africains. Le paysage est donc beaucoup plus éclaté, plus contrasté. Il y autant de réponses qu’il y a d’artistes ou d’écrivants. « Afropolitain », « afropéen » sont de nouvelles étiquettes : en tant qu’auteur, je suis pour l’autonomie des auteurs dans leurs définitions. Un artiste peut se définir tout le temps, quitte à se contredire ensuite ».
Il distingue ces écrivains de leurs aînés – sans les renier – en montrant qu’ils sont nés avec l’indépendance ou juste après, qu’ils ont grandi et écrit dans les régimes post-indépendances et ont donc été confrontés à l’Afrique et à ses déviances. Le territoire de ces écrivains est mouvant, multiple, transcontinental. Ancrés dans leur territoire d’origine, ils ont une aspiration forte à l’universalité. Waberi a été un des signataires du Manifeste pour une littérature-monde en français (Le Monde, 2007) dont on peut rappeler une simple citation :
Littérature-monde parce que, à l’évidence multiples, diverses, sont aujourd’hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents.
Cette ouverture revendiquée se conjugue sans difficulté, chez Waberi, au nomadisme de son pays d’origine Djibouti, nomadisme hérité et transformé qui, comme sa démarche « dansante » participe à sa mise en éveil constante hors des sentiers battus. Entre ancrage et ouverture, Waberi se meut sans complexe et sans déchirement étant donné le contexte politique de son pays qu’il insère dans la plupart de ses œuvres, dénonçant ce qui s’y passe. En 2013, il confiait :
« Mon souci et mon désir sont d’aller travailler à Djibouti. Pour l’instant, ce n’est pas possible, mais dans dix ans, voire cinq ou deux ans, cela va changer. Vieillissant, je retournerais à Djbouti, c’est évident ».
« L’Homme aux deux tombeaux » est le récit bref qu’il a donné pour un des recueils initiés par Leïla Sebbar sur l’enfance, Une Enfance Outremer. Se replonger dans le « royaume » d’enfance n’est donc pas une première pour l’écrivain et nombreux sont ses écrits où l’on reconnaît des bribes de sa vie.
Il semble néanmoins que dans Pourquoi tu danses quand tu marches ?, il visite cet espace très différemment. On peut parler d’auto-fiction puisque les noms sont changés dont les deux principaux, les partenaires d’un dialogue père-fille, Aden et Béa. Ce dialogue oriente tout le projet créatif.
On y entre par la fièvre et la maladie qui ne quittent jamais le jeune enfant et qui lui fait croire qu’il est un enfant peu aimé si ce n’est de sa grand-mère :
« Sept années durant, avant l’arrivée d’Ossobleh, mon frère cadet, j’étais le prince du royaume mais je ne le savais pas. Je n’étais qu’une boule de douleurs, de larmes et de pleurs. Des peurs denses comme des bosquets peuplaient mes nuits. Dans la ville de mon enfance, il y avait toujours beaucoup de soleil et de poussière. Je ne supportais pas les écorchures du soleil et la poussière ravageait mes poumons d’asthmatique ».
C’est à l’âge adulte qu’il comprend quelle panique a pu déclencher chez sa mère et plus largement dans son entourage, cette santé fragile dans un milieu pauvre et un pays où avoir les soins adéquats était inenvisageable. Cette fièvre, ces douleurs prendront un nom, une fois qu’il ne peut plus se tenir sur une de ses jambes et il nomme tardivement sa maladie, dans ses confidences à sa fille. Avec sobriété et précision, il écrit la scène de l’atteinte irrévocable : il ne peut plus marcher et sa mère le traîne au dispensaire en pensant qu’il joue la comédie. Il évoque toutes les conséquences de sa maladie et, en particulier, la méchanceté des enfants de son âge et ce n’est qu’aux trois quart du roman qu’il la nomme : « Le mal qui me rongeait avait un nom : la poliomyélite. Et une origine : le croche-pied de Johnny ». Il n’en dit pas plus et dérive sur le chien du quartier martyrisé par le même Johnny. Toutes les descriptions antérieures prennent sens et sans doute aussi son acharnement à la lecture, son sérieux dans les études qui font de lui un élève brillant qui échange sa faiblesse physique contre son excellence intellectuelle.
Dans cette auto-fiction, Waberi s’est lancé dans une entreprise qu’il a toujours évitée : se raconter, dans le vécu des heurs et malheurs de l’enfance, car la question posée par Béa l’oblige à affronter la souffrance et sa résilience. Les premiers mots du texte sont forts :
« Tout m’est revenu.
Je suis cet enfant qui nage entre le passé et le présent. Il me suffit de fermer les yeux pour que tout me revienne. Je me souviens de l’odeur de la terre mouillée après la première pluie, de la poussière dansant dans les rais de lumière. Et je me souviens de la première fois où je suis tombé malade. Je devais avoir six ans. La fièvre m’a fouettée toute une semaine. Chaleur, sueur et frissons. Frissons, chaleur et sueur. Mes premiers tourments datent de cette période ».
Ici ou là, les caractéristiques de la vie à Djibouti se fraient un espace mais c’est surtout l’environnement familial – les portraits élaborés en touches successives sont remarquables –, et le voisinage qui occupent ces pages où jamais la narration ne verse dans le pathos et les larmes compatissantes. Le portrait de la grand-mère est remarquable ; donnons-en les prémices :
« Tous les matins, Maman me confiait à ma grand-mère qu’à l’adolescence j’ai surnommée Cochise, en hommage à un célèbre chef indien.
Grand-mère donc.
C’était elle, le chef suprême de la famille. Elle faisait régner une loi de fer comme un guerrier apache sur ses troupes éparpillées. Presque aveugle, grand-mère Cochise se tenait droite et immobile derrière un voile invisible aux autres. C’était une grande femme robuste aux traits fins, mais rabougrie par la vieillesse. Elle entendait, goûtait et sentait mieux que tout le monde ».
Car cette mémoire familiale réveillée à partir des souvenirs et de quelques photos a un vecteur privilégié : Béa. Ainsi, au fil des pages, l’enfance d’une petite fille de mère italienne et de père franco-djiboutien est mise en regard, sans jugement de valeur, avec l’enfance de ce petit garçon de Djibouti, cinquante ans auparavant. Et c’est un aspect très intéressant de la question du métissage qui est abordée, sans discours théorique, dans cette confrontation ou cette mise en miroir de deux enfances si différentes et pourtant ainsi partagées. L’apaisement est venu au terme de ce voyage de mémoire et le narrateur se rêve vieux « sage et serein ». Le dernier instantané est consacré à la danse, la vraie… et à la revendication d’une filiation et d’une appartenance :
« J’aimerais afficher le front dévasté de rides de ma grand-mère,
le corps sec de mon père,
la peau fripée de Maman courte sur pattes,
qui recèle la sensualité que transmettent les pavés des vieilles villes,
glissants à force d’être polis par les pas pressés des pèlerins,
des pas agiles,
des pas vivants,
des pas dansants, Béa, bien entendu ».
On craint, dans un récit d’enfance, les facilités et les attendrissements du « vert paradis »… On peut s’engager dans la fiction de Waberi, allégé de cette appréhension, tant il nous entraîne dans un monde qui prend tout son sens d’être rythmé par les confidences à une petite fille d’aujourd’hui à Paris. Il a su conjuguer ancrage, nomadisme et universalité comme il le disait dans un entretien de 2016 :
« Ce souci de dire le monde : pour moi, c’était à partir de Djibouti, mon lieu d’ancrage, ma source, mon Tout-Monde comme disait Glissant que je lisais cette époque. Glissant m’a aidé d’une certaine manière puisqu’il m’a fait prendre conscience qu’on pouvait dire le monde à partir depuis n’importe quel lieu, même le plus minuscule, et qu’il n’était pas nécessaire de voir le jour à Vienne ou à Trieste pour avoir le droit d’écrire de la poésie. Tout lieu était habitable poétiquement et tout lieu était fécondable, digne d’être porté poétiquement. (…)
Ma position – idéologique, mythologique presque – est celle de la croyance dans la langue. Je suis convaincu que le salut de l’humain est dans la médiation artistique, dans la traduction. Nos traditions, nos mythologies, nos religions racontent en fait à peu près les mêmes histoires (…) Je crois qu’il faut que deux humains se parlent pour qu’ils fassent humanité commune. J’ai bien conscience qu’il y a des mots-écrans qui peuvent créer des conflits, mais la traduction est pour moi la langue principale des humains ».
Quelle plus belle humanité commune que ce dialogue père-fille !
Abdourahman A. Waberi, Pourquoi tu danses quand tu marches ?, Jean-Claude Lattès, 2019, 249 p., 19 € — Lire un extrait