Enquêtes ouvrières

© Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre

en est la classe ouvrière ? Qu’en est-il de ses modes de vie ? Qu’en est-il de sa culture dont Richard Hoggart affirmait hautement l’existence dans The Uses of literacy (1957), traduit en français en 1970 sous le titre — discutable — de La Culture du pauvre ? Aujourd’hui, l’industrialisation qui soutenait son existence de classe a changé de caractère. Certes, il existe encore des ouvriers mais ils n’apparaissent plus comme formant un ensemble et représentant une force. En nos pays d’Europe occidentale, les partis de gauche et les syndicats qui portaient son existence collective n’ont plus la puissance et le prestige qu’ils avaient et ne structurent plus sa culture politique. C’est ce que l’on a pu observer récemment avec l’émergence des « gilets jaunes », s’affirmant en nébuleuse mal définie dans l’espace des formations sociales.

Il n’est donc pas inutile de rassembler comme viennent de le faire quelques-uns, historiens et sociologues de langue française, les investigations qui se donnèrent pendant deux siècles pour des enquêtes opérant sur des ensembles ouvriers. Ceux-ci apparurent d’ailleurs selon les époques sous diverses dénominations : barbares pour Michelet, misérables chez Hugo, classes dangereuses pour les publicistes, prolétaires pour les socialistes et les marxistes, ou tout simplement pauvres, sans travail et chômeurs selon les circonstances. Pourtant, dans leur masse, les ouvriers furent souvent vaillants et hautement productifs. N’étaient-ils pas les fers de lance du progrès ? Ils portèrent sur leurs épaules les acquis industriels tout comme ils alimentèrent grèves, révoltes et contestations diverses.

A ce titre et surtout pour le France ou la Belgique dans le présent volume, différents moments de leur émergence vinrent scander notre histoire. Ainsi, côté français, il y eut la Sociale de 1848 et la Commune de 1871 comme il y eut la seconde vague d’industrialisation au passage du XIXe au XXe siècle, puis vint le temps des Fronts Populaires préludant aux nazismes, enfin la période autour de 1965-70. À chaque fois, ces convulsions en appelèrent aux enquêtes sur la condition ouvrière vue sous tel ou tel angle. Et nous en sommes venus ainsi et période après période au triste temps actuel des populismes dressés face aux immigrations.

Toujours est-il que, pendant près de deux siècles, le monde ouvrier fut donc l’objet de démarches investigatrices diverses à intention remédiatrice touchant à l’hygiène et à la santé, au niveau de vie et à l’alimentation, aux conditions du travail. Par ailleurs, les enquêtes en question furent commanditées par diverses instances et, en parcourant le beau volume que publient Éric Geerkens et ses collègues,  on les voit portées tour à tour par des administrations gouvernementales ou par des associations médicales, par de hautes figures critiques comme celles de Friedrich Engels (depuis l’Angleterre) et de Max Weber, ou bien encore par des réseaux militants comme la Société fabienne en Grande-Bretagne, les Cahiers de Mai en France, les Quaderni Rossi en Italie. En diverses occasions, on vit même des journalistes ou des militants faire le choix d’entrer en usine pour partager le sort des travailleurs exploités ou des prolétaires en lutte. Il y allait d’une double volonté, celle d’observer de près et celle de partager. Quelques-uns s’engagèrent dans cette ligne de conduite quelque peu héroïque. On pensera ici, pour la France, à la philosophe Simone Weil entrant chez Renault ou, plus tard, à Robert Linhart sociologue devenu ouvrier chez Citroën. De leurs expériences émouvantes sont restés de précieux témoignages à valeur d’enquêtes de proximité.

Mais il y eut aussi des artistes, romanciers ou cinéastes, qui choisirent de faire de leurs fictions des témoignages vivants. Et Jean-Pierre Bertrand de parler ici avec bonheur de la plongée naturaliste en milieu ouvrier qu’osèrent Émile Zola et ses disciples dans le dernier quart du XIXe siècle. Il aurait sans doute fallu adjoindre à ce précieux rappel cet autre moment que fut le néoréalisme italien au cinéma et dans les lettres (ah ! le De Sica du Voleur de Bicyclette !).

© Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre

Occasion pour moi de rappeler ici l’extraordinaire documentaire que donna Paul Meyer, homme de radio, avec son Déjà s’envole la fleur maigre  de 1960. Commandité par le ministère de l’Instruction belge, il était censé donner un court-métrage sur les émigrés italiens installés dans le Borinage et sur leur adaptation prétendument réussie. Or, il finit en long métrage et l’État retira sa mise. Restait à Paul Meyer à rembourser ses dettes et au grand film issu de l’opération de quitter l’affiche pour des années. Ce coup d’audace plaide à lui seul pour les enquêtes ouvrières de dévoilement et de protestation comme il y en eut bien d’autres et dont plusieurs sont évoquées dans le présent volume.

Ainsi le riche travail de récolte et de mise en valeur entrepris par Éric Geerkens et par ses amis demande à s’enrichir encore et à se préciser mais, tel qu’il est, il constitue une direction de recherche foisonnante et un témoignage de haut rang sur la vie ouvrière.

Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, sous la dir. d’Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna, La Découverte, coll. « Recherches », décembre 2019, 456 p., 28 €.