Présences indiennes dans la littérature du Canada (3) : Nancy Huston et Eric Plamondon

Cantique des plaines et Taqawan : entre 1993 et 2018, 25 années marquent la différence d’approche de « l’indianité » ou des premières nations, dans les fictions de deux écrivains canadiens, Nancy Huston et Eric Plamondon. Deux romans forts, deux perspectives, deux sorties de l’invisibilité des Amérindiens du Canada.

Nancy Huston, romancière, essayiste et musicienne, est née à Calgary en 1953. Elle a étudié aux États-Unis et en France où elle vit depuis 1973. Alain Girard-Daudon affirme que « les dates égrenées d’une vie n’ont pas nécessairement plus d’importance, ni de vérité que les mensonges de la fiction », cette vérité est peut-être « dans ce que dit Nancy, dans ses romans » comme de Calgary « ville de l’Alberta, un pays de plaines, « une terre remplie de vide et de langues étrangères » où les gens s’étourdissent de rodéos et n’en finissent jamais de commémorer un passé récent de pionniers ». [Ce que dit Nancy, n° 10, mars 2001, Initiales).

« Quatre générations d’une famille d’immigrants, les Sterling, ont pris souche dans les plaines de l’Alberta (Canada), entre la fin du siècle passé et les années soixante de celui-ci. L’un d’entre eux, Paddon, a tout connu de leur existence. Mais quand commence ce roman, Paddon vient de mourir. Et c’est à ce grand-père adoré, fils de pionniers en terre indienne, que la narratrice, Paula, adresse un ample récit en forme d’adieu.
L’enfance de Paddon, ses démêlés avec son père, son mariage avec la vertueuse Karen, ses déconvenues de chef de famille, ses déboires d’enseignant, son chimérique projet d’écrire un traité philosophique du temps, sa rencontre avec l’indienne Miranda, amante prodigue qui le bouleverse en lui révélant enfin l’envers de la civilisation blanche et la vraie beauté du monde – tout ce qu’a vécu cet homme si magnifiquement, si exemplairement ordinaire – est ici évoqué avec un lyrisme sans pareil ».

La quatrième de couverture dit l’essentiel de ce roman, le dixième ouvrage de l’écrivaine, qui représente une étape importante dans son écriture car il témoigne d’une sorte de récupération par la romancière de sa langue maternelle et d’un « jeu » très créatif entre ses deux langues. A son propos, la romancière a déclaré : « Il m’est arrivé une drôle d’histoire avec ce livre, parce que c’est mon premier livre écrit en anglais. Après neuf livres en français ! (…) Je m’étais coupée de mes racines, comme on dit, en tout cas de mon enfance, de la langue de mon enfance. Petit à petit, je me suis dit qu’il me fallait récupérer ça, que je ne serais pas un écrivain « sérieux » si je me privais de toutes ces émotions liées à la langue anglaise, et donc, de façon un peu volontariste, je me suis mise à lire sur l’histoire de l’Alberta. Sans y retourner, je me suis replongée dans ce monde et j’ai écrit Plain song dans une très grande exaltation, un grand bonheur de retrouvailles, avec la langue anglaise. Et puis, je n’ai pas trouvé d’éditeur. Cela a duré deux ans (…) Alors, la mort dans l’âme, je me suis mise à le traduire ; et là j’ai découvert que la traduction pouvait m’aider à réviser (…) C’est depuis ce temps-là que je fais toujours une traduction dans les deux sens avant de donner mes manuscrits ».

Une fois le roman écrit dans les deux langues et Nancy Huston reprend sa recherche d’éditeur : « Tous les grands éditeurs parisiens, Gallimard, Le Seuil, Grasset le refusent. Cela a été dur pour mon ego. Mais la fin de l’histoire, comme vous le savez est heureuse, puisque c’est Actes Sud en France, Leméac au Canada, enfin Harpers Collins pour la version anglaise qui le feront paraître simultanément à l’automne 93 ». Le retour à la langue anglaise a libéré la mémoire familiale, celle des origines et le livre qui s’écrit retrace l’histoire des siens, dans l’Alberta, à Calgary, à l’ouest du Canada en donnant la parole à la petite fille Paula qui écrit à travers l’histoire de son grand-père celle de toute une famille d’émigrants.

Paula s’adresse à son grand-père qui vient de mourir et ce « tu » ne peut qu’interpeller fortement le lecteur qui se retrouve ainsi en position d’interlocuteur. Paula ne suit pas l’ordre de la vie du grand-père mais celui, psychologique, du dévoilement, pour elle, pour lui : elle ira du plus dicible au plus enfoui. Dans la logique d’une récupération de mémoire, Nancy Huston commence par explorer le moule d’origine et par en prendre toutes les dimensions pour pouvoir construire sa propre identité à partir d’un regard lucide sur l’épopée des pionniers et les « programmations » qu’elle a engendrées.

Ce re-dimensionnement se traduit par une invention particulièrement heureuse et vraisemblable – sinon véridique –, au cœur du texte, d’un personnage porteur du métissage et donc de l’altérité, l’altérité indienne, reconnue en partie aujourd’hui mais en marge du pays comme les réserves où les Indiens vivent toujours. Ainsi Cantique des plaines introduit la figure à la fois référentielle et poétique de Miranda l’Indienne, amour de Paddon – un couple rêvé –, et permet de dire un désir de rencontre et de métissage heureux [qui ne soit pas viol ou liaison honteuse] que le réel a occulté ou dégradé. La marginalité de Miranda montre que le discours de la narration reste dans le domaine des faits attestés. Le « mentir-vrai » trouve alors sa fonction : penser/panser le point sombre de l’origine.

Ainsi, Nancy Huston apporte une pièce intéressante au débat qui occupe toute colonie de peuplement : l’identité du dominant peut-elle se construire en faisant fi de l’autre ? Les histoires des uns et des autres peuvent-elles cohabiter sans interférer ? Qu’est-ce qui bloque pour que des fusions au plan des individus ne parviennent pas à se transférer au niveau collectif ? Pour répondre à ces questions occultées souvent mais lancinantes dans l’histoire construite sur une mise à l’écart, sur une exclusion massive, il faut ne pas se limiter à l’histoire des ancêtres pionniers mais parvenir à faire entrer les Indiens dans la fiction car ils font partie de cette histoire. Le début du roman qui est aussi le début du récit des ancêtres de Paddon raconte la difficile implantation d’émigrants qui ont cru à l’Eldorado et sont tombés dans un pays hostile dont ils n’avaient pas les clefs. Mais grâce à Miranda, l’histoire de la spoliation des Indiens est insérée également et redonne à l’histoire des pionniers toute sa complexité et son sens et éclaire une société au carrefour de conflits ethniques de type colonial avec ses conséquences, une culture de la violence et du machisme, de l’ignorance de l’autre ou de son infériorisation puisqu’on a besoin de ses terres et non de son savoir sur ces terres.

Pour faire sentir cette réalité canadienne où il n’y a pas eu convergence mais élimination et cohabitation codifiée (les réserves) du peuple d’origine et du peuple envahisseur, Nancy Huston adopte la perspective de l’amour, de la religion, de l’éducation, de l’art : l’hétérogène fait sentir, dans le rythme même des phrases, très concrètement, l’impossible syncrétisme et l’impossible négociation. Ainsi sans le personnage de Miranda, Cantique des plaines n’aurait été qu’une banale histoire de pionniers désenchantés et une nouvelle confrontation des deux langues, anglaise et française, qui, ici au contraire, participent à la même duperie vis-à-vis des Indiens. Autant que ce qui est dit, la manière de le dire participe à la mise en évidence « du mal du pays » par l’adoption, à tous les niveaux du roman (structure, personnages, traitement de la chronologie, etc.) d’une poétique du dédoublement. Presque à la fin du récit, Paula fait part à Paddon d’un rêve épouvantable qu’elle vient de faire : elle était dans la rue, il y a eu des coups de feu et la foule se disperse laissant apparaître un corps immobile : « Je vois que c’est une femme. Est-ce qu’elle est morte ? Je demande en m’approchant – et, parce que j’ai posé cette question, elle meurt. Incapable de retenir ma curiosité et de mettre fin à la scène, je m’approche encore. Des mains invisibles soulèvent la femme pour me permettre d’inspecter ses blessures et, lorsqu’elles tournent le cadavre vers moi, je vois avec épouvante qu’il s’agit de Miranda. Elle est nue, plus grande que nature, il n’y a pas de sang sur son corps; elle est en train de retourner à la terre, elle semble faite de glaise. C’est le Golem, me dis-je tout bas. Mon regard se met à parcourir son corps à la recherche de blessures et, partout où il tombe, une blessure surgit parce qu’il est tombé là. Il tombe sur ses yeux et ses yeux se transforment en trous béants ; il tombe sur sa poitrine et une plaie profonde se creuse dans la chair au-dessus d’un sein. Frappée d’horreur, je me détourne avant que mon regard n’ait pu lui mutiler le reste du corps ».

Cette difficulté d’écrire l’autre histoire est répétée tout au long du récit. Ainsi : « Tu as écrit, et je n’ai aucun moyen de savoir quand :
Miranda est morte maintenant. Oui, maintenant elle est morte.
A moins que je ne choisisse, ce qui est toujours possible, de penser à un autre maintenant.
Et pour moi Paddon, ton maintenant à toi aussi est devenu un alors, et toi aussi, comme Miranda, tu ne peux continuer de vivre que dans mes mots. (…) Parviendrai-je à insuffler, à cette Histoire qui si rapidement se fane, assez de vie pour qu’elle devienne une histoire ? »

Miranda est bien au centre de cette reconstitution comme le laissait penser le fragment recopié du grand-père : il tient Miranda dans ses bras et les phrases de celle-ci, au lieu de s’écouler avec douceur et régularité, « sortaient comme un bloc de sons solide, un seul et unique cri rauque, inachevé mais définitif ». Si Miranda et, à travers elle, les Indiens sont le contre-point incontournable de cette histoire, ils ne sont pas les seuls. De façon continue, Paula montre que Paddon a été « fait » par les femmes: sa mère, Mildred, sa femme, Karen, la jeune voisine Sara ou Mara, l’amante indienne Miranda et pour terminer la chaîne féminine, Paula qui lui donne existence définitive par l’écriture. Sur la voie de la reconstitution de l’origine, les femmes, blanches ou indienne, sont porteuses de valeurs positives, laissées en friche au niveau collectif.

Mais l’irruption de Miranda dans la vie de Paddon a un poids particulier. Elle est comme une évidence qui repousse l’échec qui « avait défoncé tous les nerfs de ton être ». Prenant place dans une file autour des éventaires de légumes, Paddon a remarqué : « une femme qui a de la peinture dans les cheveux. C’est une métisse sinon une Indienne à part entière et à la différence des autres elle ne porte pas de chapeau en laine, ses cheveux sont longs épais et ondulés, noirs et enchevêtrés, émaillés de minuscules mouchetures de couleur brillante à neuf heures du matin, un samedi du mois de décembre. Elle se tient là avec un petit air amusé et, alors que tu t’approches du groupe compact des commères, elle attrape ton regard et tu attrapes le sien, vos regards se fondent l’un dans l’autre et tu t’arrêtes net. Jamais, Paddon, tu ne te serais attendu à une telle chose. Tu l’aimes, voilà tout ». Nancy Huston imagine une belle scène de coup de foudre sur fond d’hiver glacial et d’achats de quelques navets : « il est clair que tu vas passer le reste de la matinée et puis le reste de ta vie à découvrir l’univers de cette femme ».

Progressivement, par la bouche de Miranda, le lecteur, comme Paddon, découvre l’autre histoire du Canada, celle des Indiens. Auparavant, la mention d’Indien n’intervenait que dans des images ou des expressions convenues. Aussi, cette place centrale que prend Miranda dans cette histoire de vie, oblige à relire plus attentivement la seconde partie du premier chapitre, à partir du moment où la grand-mère a envoyé à Paula les papiers épars dans une grande enveloppe, « LIVRE DE P. » Il y a là véritablement un contrat d’écriture qui entraîne évidemment un contrat de lecture. Le premier geste retenu est celui du legs : « tu m’as légué ces pages et maintenant il est à moi ton livre, la responsabilité est toute à moi ».

Elle récapitule alors les quatre choses importantes que Paddon lui a apprises. En premier lieu, son rêve d’écriture comme le rêve du musicien qui, de notes jouées au hasard, crée une mélodie. Il lui a appris aussi à reconnaître les voix, donc les langues, du pays : « Quand j’avais huit ans, tu as pris un atlas sur l’étagère du haut et, l’ouvrant à la carte de l’Alberta, tu m’as enseigné les différentes voix qui chantaient dans les noms de ton pays, cet édifice bancal qu’on avait échafaudé sur trois piliers inégaux ». Suivent alors trois énumérations de toponymes dans l’ordre suivant : en algonkin, en anglais, en français.

Troisième souvenir de Paula : le refus absolu de Paddon d’entendre chanter « Cette contrée est à toi » : « le jour où je suis rentrée de la colonie avec cette chanson sur les lèvres a été le seul jour où tu as braqué ton courroux contre moi […] Par-dessus ce ruban de route Je vois à l’infini la céleste voûte A mes pieds la vallée dorée Pour toi, pour moi, Dieu fit cette contrée ».

Ce contrat de lecture/écriture se termine par l’affirmation, quatrième certitude transmise par Paddon, de l’amour du pays, même lorsqu’on est le dernier arrivé : « Et pourtant Paddon, toi tu l’aimais, cette contrée ! […] tu aimais son énormité, ses étendues vides et plates, son ouverture absolue au ciel, le froid mordant et stimulant de ses hivers, sa neige dont la blancheur te faisait mal aux yeux (…) L’Alberta et le Montana […] nomination prétentieuse de trente-cinq mille hectares de prairies pour une pompeuse princesse britannique qui n’avait jamais mis les pieds hors de son île natale, (cela) ne changeait pas d’un iota l’âme véritable de cet endroit : c’était le pays du Grand Ciel.
Hit the road, Jack, and don’t you come back no more… Tu n’as jamais pris la route, Paddon. Pas une seule fois tu n’as quitté l’enceinte de ta province. Et maintenant tes propres os reposent dans la terre d’Alberta.
Cette contrée est donc à moi, enfin ».

Dans la version française du roman, ce sont surtout les chansons qui sont citées en anglais et sans doute le rythme des phrases et des chapitres mimé sur cette langue. Dans les deux versions, ce qui demeure inchangé est la place de la langue et de la culture indienne qui nous retient ici, le plus inégal des trois piliers qui constituent le Canada.

Miranda livre, par touches successives, des informations sur son peuple. La première que Paula choisit de restituer est celle du suicide du père puis l’histoire de l’origine de Miranda : « Elle avait grandi à la réserve de Gleichen, au sud-est de la ville. Son père était un Blackfoot pur, petit neveu du grand Crowfoot lui-même ; sa mère, le résultat du viol d’une Sarci par un Blanc. Elle ne t’a pas raconté cette histoire-là non plus, pas encore, ce n’était que le deuxième jour, mais elle t’a montré le manuel scolaire blackfoot-anglais qui avait appartenu à son père en 1886, un an à peine après l’achèvement de la voie ferrée.
I been workin’ on the railroad. All the livelong day, I been workin’ on the railroad just to pass the time away… Je travaille au chemin de fer, toute la sale journée, Je travaille au chemin de fer, Juste pour voir le temps passer – Les Blackfeet, dit Miranda, ont accepté d’aller dans la réserve après que la moitié d’entre eux avaient crevé de faim, mais ils étaient encore fermement décidés à arrêter les arpenteurs du Canadian Pacific Railway ».

Miranda campe avec humour le portrait du missionnaire chargé de les civiliser mais évoque avec tristesse la manière dont les Indiens ont été achetés et décimés. Paddon et Miranda lisent ensemble la lecon XIV, « échangeant vos rôles respectifs de sorte qu’elle lisait en anglais tandis que toi tu balbutiais les syllabes gutturales de l’algonquin ». Cette leçon de soumission déclenche deux pages d’une extrême violence dénonciatrice de la conquête de l’Ouest, pages dont l’énonciatrice n’est pas l’Indienne mais la voix de la narratrice : « Go West Young Man – ah ce fantasme fabuleux de défoncer les frontières comme des jupons, ce viol indéfiniment prolongé des terres vierges par des muscles et par des flingues – Va donc dans l’Ouest – et ce disant, nous nous précipitons vers l’avant, poussant et bousculant les indigènes devant nous – dans l’Ouest, vous dit-on – leur plaquant le dos contre les Rocheuses… »

Il y a, dans ce roman, de véritables pages d’anthologie sur la dénonciation d’une entreprise de colonisation, ici la conquête de l’Ouest. Cette dénonciation historique ne continue pas immédiatement. Paula choisit d’intercaler un portrait plus achevé de Miranda en s’arrêtant à sa peinture et à sa philosophie de la vie et de la mort ; puis l’histoire de l’échec du couple Paddon/Karen. Alors, la narratrice peut avancer plus loin dans la rencontre impossible et pourtant rêvée entre Miranda et Paddon.

« Elle ne te détestait pas. Tu t’étonnais de voir que Miranda ne nourrissait à ton égard aucun grief personnel pour ce qui s’était passé naguère entre vos peuples respectifs. Mais toi tu détestais de plus en plus tes cours d’histoire, surtout l’indifférence vitreuse de tes élèves envers la raison d’être des choses ».

A nouveau, dans les pages qui suivent, Paula donne directement la parole à Miranda qui, avec humour et lucidité, raconte l’histoire de son peuple, celle de l’école qu’elle a désertée, celle des dissensions entretenues par les Blancs entre les Indiens, celle de leur lente mais sûre agonie par des moyens directs ou indirects. Les exemples dont elle émaille son récit sont de nouveau donnés en algonkin et en français. De petits heurts traversent la vie du couple et sont chaque fois surmontés : ils sont toujours en rapport avec leur appréhension différente du monde. La période est celle de la seconde guerre mondiale. Á Paddon qui veut lui faire partager son horreur du génocide juif, elle n’oppose qu’une indifférence qui le met hors de lui : « C’est pas si étonnant, vu la manière dont les chrétiens ont toujours traité les autres ». Peut-être qu’Hitler n’est pas chrétien mais il a grandi dans cette civilisation : « Cette manie chrétienne de pousser et de bousculer les autres en déclarant qu’on est les meilleurs, et de convoiter la terre des autres et de la prendre en massacrant tout ce qui se met en travers de votre chemin ». Miranda revendique le territoire canadien dont les Indiens ont été spoliés.

Nancy Huston choisit de faire disparaître Miranda par la maladie et la perte de mémoire : elle qui a représenté l’irruption des « peuples premiers » dans le roman, devient le symbole de leur oubli et de leur occultation. Mais comme ce n’est pas l’ordre chronologique qui est retenu, Miranda rebondit en quelque sorte dans le texte après sa mort, pour raconter la mort de son père, les légendes de ses ancêtres et leur conception du temps. Paddon est émerveillé et s’exclame qu’il aurait dû naître blackfoot. La colère de Miranda est alors mémorable : « Si tu étais né blackfoot t’aurais pas été toi et je ne t’aurais pas aimé. Tu serais un guerrier. Tes bras seraient couverts de dessins au couteau […] Tu me baiserais et puis mon mari me tuerait d’avoir baisé avec toi – ou bien il me couperait le nez sous prétexte qu’il avait donné deux chevaux à mes parents pour être le seul à pouvoir me baiser ». Elle exprime sa pensée jusqu’au bout : « j’en ai marre des Blancs qui se sentent tellement coupables de nous avoir détruits qu’ils ont besoin de se dire qu’on était parfaits ». Comme le dit Miranda, les choses ne sont pas simples et il faut accepter ce qu’elles sont, sans nostalgie stérile pour le passé mais en lucidité constructive pour le présent.

Nancy Huston a fini, avec Paula, de dessiner le retour sur le territoire des ancêtres et, symboliquement, le récit s’achève par le moment de la conception de Paddon, retour à la communauté blanche et pionnière. Elle a construit une biographie en ménageant la complexité de la vie ordinaire d’un fils de pionnier, en rendant visible le patchwork canadien qui n’a pas intégré la culture des Indiens dans le paysage du XXe siècle. En choisissant une femme créatrice, porteuse d’amour et de tolérance, elle a esquissé ce qu’aurait pu être une rencontre interculturelle qui n’a pas eu lieu. En inventant et en peignant ce couple, elle en a montré les potentialités et les impossibilités : Miranda ne garde pas l’enfant qu’elle a de Paddon, Miranda meurt amnésique et Paddon vit encore presque l’autre moitié de sa vie, soutenu par ces dix années d’amour mais sans rien changer dans la société qui est la sienne. A travers les personnages de Cantique des plaines et l’histoire de son pays d’origine qu’elle a affrontée, Nancy Huston a fait le point, en partie, sur le Grand Nord dont elle garde, dit-elle dans Nord perdu, « la marque indélébile ». Ce point douloureux, elle a pu le faire grâce à l’exil. Comme Crowfoot, le grand chef des Blackfeet, comme Miranda, elle a sauvé « ce qui pouvait l’être ».

Dans Une enfance d’ailleurs, en 1993, Nancy Huston était assez péremptoire, affirmant : « Pour parler du Canada, il faut toujours commencer par parler d’autres pays. (Sauf bien sûr si on veut parler des Indiens du Canada avant l’arrivée des Européens, mais alors il vaut mieux se taire parce qu’ils ne s’appelaient pas des Indiens et cela ne s’appelait pas le Canada et il n’y a aucune raison que ce soit nous qui racontions leurs histoires). »
Avec Cantique des plaines, la perspective qu’elle adopte est plus nuancée : ce n’est plus « eux » et « nous » mais « nous sans eux » et ce que ce « sans » a signifié.

Né en 1969 au Québec, Eric Plamondon, en 2017, écrivant Taqawan, son quatrième roman, ne pense pas « il n’y a aucune raison que ce soit nous qui racontions leurs histoires » puisqu’elles sont partie incontournable de l’Histoire du pays. Commençons par le résumé de l’éditeur : « Ici, on a tous du sang indien et quand ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains. Le 11 juin 1981, trois cents policiers de la sûreté du Québec débarquent sur la réserve de Restigouche pour s’emparer des filets des Indiens mig’maq. Émeutes, répression et crise d’ampleur : le pays découvre son angle mort.
Une adolescente en révolte disparaît, un agent de la faune démissionne, un vieil Indien sort du bois et une jeune enseignante française découvre l’immensité d’un territoire et toutes ses contradictions. Comme le saumon devenu taqawan remonte la rivière vers son origine, il faut aller à la source…
Histoire de luttes et de pêche, d’amour tout autant que de meurtres et de rêves brisés, Taqawan se nourrit de légendes comme de réalités, du passé et du présent, celui notamment d’un peuple millénaire bafoué dans ses droits ».

Le résumé privilégie d’emblée la phrase choc que prononce le vieux fermier qui a loué sa « maison en planches vertes » à la Française, Caroline, au mitan du roman. Sa condensation sémantique de l’histoire du Canada – Spoliation criminelle et/ou métissage – en faisait effectivement un blason pour inciter le lecteur à ouvrir le roman. Le récit se construit à partir des événements de Restigouche, de la répression policière contre les Indiens de la réserve défendant leur droit de pêche, en 1981.

Eric Plamondon déclarait à Chantal Guy (La Presse – Canada avril 2017) : que sa « vision de la littérature, c’est que c’est le seul endroit où tu peux avoir la totalité des discours et des points de vue sur un même sujet ». Et c’est vraiment ce traitement en kaléidoscope et mosaïque qui est la grande originalité de la structure adoptée pour ce roman sur ces événements de 1981, où les Mi’gmaq ont affronté les policiers de la Sûreté du Québec. Comme dans ses livres précédents, Eric Plamondon fait se succéder des fragments : ici, 68 fragments, plus ou moins longs où le lecteur passe de la fiction principale aux différentes informations nécessaires à l’éclairage des événements et, plus largement, à la plongée dans l’Histoire du Canada.

Dès l’exergue, le ton est donné par la citation de l’ouvrage de Benjamin Sulte, Histoire des Canadiens français, de 1882. Il y a juste avant un dicton mi’gmaq, traduit en français : « Pour frayer un saumon doit d’abord remonter la rivière ». La citation revendique sans complexe les méfaits de la colonisation comme bienfaits pour « la race blanche » : les « Sauvages » qui ne savaient pas cultiver, ne pouvaient rester propriétaires de ces terres dont ils abusaient. On comprend, comme ce fut le cas dans d’autres colonisations, que l’opposition sédentarité vs nomadisme est la justification au profit du premier terme de la « mise en ordre » de ce territoire par les Blancs.

L’Histoire principale couvre pratiquement les deux tiers du roman, 140 pages sur les 211 du récit. Elle est datée : le 11 juin 1981, début de la révolte mais aussi date de l’anniversaire de la jeune fille indienne, Océane qui fête, ce jour-là, ses quinze ans. Elle est située : les écoliers et collégiens reviennent de l’école anglaise vers la réserve par le « pont Van Horne qui relie la province du Québec à celle du Nouveau-Brunswick » pour passer la rivière Ristigouche. Elle se termine en 1991, à Montréal. La voix du narrateur n’hésite pas à interrompre le récit pour insérer une information ou un commentaire : « Il y a le Québec et le reste du Canada, la réserve et le reste du monde. Dix générations plus tôt, ils étaient partout dans la péninsule gaspésienne. Dix mille ans plus tôt, ils s’étaient installés ici, à la fin des terres, Gespeg. Ce sont les Mi’gmaq. Les premiers Français les appelaient les Souriquois. Puis on a écrit leur nom de différentes manières : Miquemaques, Mi’kmaqs, Micmacs ».

En 1981, le choc entre les Indiens et les flics est violent. Immédiatement après l’amorce de l’histoire, le second fragment introduit tout autre chose : la présentation de Céline Dion à la télévision, à l’âge de 13 ans, le 19 juin 1981 : « pendant que des milliers de Québécois regardent Céline à la télé pour la première fois, des centaines d’Amérindiens fortifient les barricades autour de la réserve de Restigouche en prévision d’une seconde descente ». Cette ponctuation ironique se renouvelle plus tard quand le narrateur, après nous avoir à plusieurs reprises décrit le savoir de la pêche des Indiens, rappelle comment la reine Cléopâtre pêchait…

Le troisième fragment est consacré à l’Histoire des Indiens sans lien immédiat avec l’histoire d’Océane. D’autres fragments seront consacrés à cette Histoire pour bien donner toute sa profondeur aux événements de 1981 qui ne sont pas arrivés par hasard. Ainsi : « Sauvages
Des Indiens, ce sont des Indiens. On les a appelés comme ça parce qu’on croyait être arrivé en Inde. Mais non, on était arrivé en Amérique. Avec le temps, on s’est mis à les appeler des Amérindiens. Plus tard, on dira des autochtones. Avant ça, on les a longtemps traités de sauvages. On les a surnommés comme ça, des hommes et des femmes sauvages. Il faut se méfier des mots. Ils commencent parfois par désigner et finissent par définir. (…) Quel monde pour un peuple qu’on traite de sauvages durant quatre siècles ? »

Ces fragments d’Histoire et de sociologie s’attardent sur la chasse à l’outarde, sur la pêche de nuit, sur le saumon, sur le bison et sur d’autres animaux chassés comme les Indiens : « Dans l’Ouest, l’homme blanc a réussi à éliminer les Indiens en éliminant les bisons. Dans l’Est, il y avait les saumons. On les a pêchés à coup de barrages, de nasses et de filets jusqu’à l’épuisement des stocks. Les Indiens aussi sont épuisés ».

Tout au long du roman, le lecteur sera familiarisé avec la langue mi’gmaq et avec tous les contresens qu’entraîne une absence réelle de communication. On s’attarde aussi sur la manière de vivre, de se nourrir – un fragment donne la recette de la soupe aux huîtres –, de se vêtir des Mi’gmaq. Au centre du roman, le 32e fragment ouvre tout un débat en une interrogation sur l’appartenance : « Terre natale
C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours : défendre son territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ? Pourquoi mourir pour tout ça ? »

Le 43e fragment brocarde l’évangélisation des Indiens accompagnée de souvenirs historiques. Ainsi, en juxtaposant à l’histoire fictive, celle d’Océane et de son viol, l’Histoire des Indiens, l’Histoire coloniale, les événements du Canada du XVIIIe siècle à aujourd’hui, Eric Plamondon oblige le lecteur à une agilité de lecture pour le faire réfléchir. Le récit principal suit un ordre chronologique mais il est sans cesse interrompu par d’autres fragments qui donnent leur force au projet. Car, ce qu’a voulu le romancier, c’est remonter « le long fil de l’Histoire » pour réfléchir à ce qui peut être fait aujourd’hui. Il remonte, comme un saumon, « à la source de cette sanglante Amérique, dans un roman beaucoup plus sombre et violent que tout ce qu’il a pu écrire avant. D’ailleurs, pendant ses recherches, l’actualité l’a rattrapé. Il y a eu la bataille de Standing Rock au Dakota, il y a eu aussi les révélations sur les agressions sexuelles de femmes autochtones par des policiers à Val-d’Or ». Juxtaposer les faits et visions contradictoires oblige à dépasser les clichés.

Mais Taqawan raconte aussi une histoire, celle que le lecteur va découvrir. Elle se construit autour de cinq personnages : Océane qui nous fait entrer dans la fiction et sera présente à son dénouement ; elle a 15 ans et elle en aura 25 ans en 1991 et nous regardons alors avec elle, à la télé, les événements d’Oka. Pierre Pesant, l’anthropologue qui semble tout dévoué à la cause indienne et se révélera bien sombre et traitre. Yves Leclerc, agent de la faune, quitte son métier pour se réfugier dans la solitude de la forêt, dégoûté par ce qu’il a vécu : « Il aimait être dans les bois et, par certains traits, on aurait pu croire qu’un peu de sang indien coulait dans ses veines. Mais ça, à son époque, c’était de l’ordre du tabou. Tellement tabou que le grand-père d’Yves Leclerc n’a jamais su que ce sont les Indiens qui ont découvert comment fabriquer le sirop d’érable, sismòqonabu en mi’gmaq. Aujourd’hui, pour son petit-fils, cette ignorance donne au sirop un petit goût d’injustice ».

Caroline Seguette est la jeune enseignante française venue une année au Québec et qui est sur le point de rentrer en France. Sa trajectoire inverse de celle de l’auteur est un clin d’œil glissé dans le roman : « Elle a quitté le sud-ouest de sa France natale pour venir enseigner dans un coin reculé du Québec, dans le nord-est de l’Amérique. C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée au confluent des rivières Matapédia et Ristigouche, à la frontière entre la Gaspésie et le Bas-Saint-Laurent ».

Enfin, William Metallic, le vieil Indien, efficace et énigmatique, rendra Océane aux siens. L’histoire racontée est violente et le viol d’Océane en est la vérité et le blason dans le 40e fragment : « – ça doit te changer, de faire ça avec moi plutôt qu’avec ton père pis tes oncles, hein ? Vous faites ça entre vous autres d’habitude, hein ? Ben, profites-en, ma belle, tu vas voir qu’une queue de Blanc, c’est bien meilleure ». Le narrateur, pénétrant dans l’esprit de la jeune fille, lui fait formuler, dans l’horreur du viol : « Mais dans la nuit noire, les yeux fermés, elle percevait tout de même comme une lueur, quelque chose qui brillait faiblement dans sa tête, comme les premières étincelles d’un feu qu’on allume, un feu qui, elle le sentait, embrasait la certitude de la vengeance ».

Et, tout au long du récit, le saumon est la clef des interrogations qu’il faut mener à leur terme. Yves, Pierre et William observent le poisson : « Le saumons qui bondit et lutte, un même spectacle pour trois hommes différents, trois rêves pour un même poisson, chacun y projetant sa propre histoire, chacune différente mais tournée vers un même but : saisir quelque chose qui nous échappe ». Océane, comme le saumon a réussi à remonter le cours du fleuve et sait, ce sont les derniers mots du roman, qu’elle ne se contentera plus de vivre mais qu’elle recommencera à exister.

Nancy Huston, Cantique des plaines, Léméac et Actes Sud, 1993. Babel, 1995, « J’ai Lu », 1998.
Éric Plamondon, Taqawan, Le Quartanier, 2017 / Quidam éditeur, 2018, Le Livre de poche, 2019.