Après la littérature, la science-fiction

Blade Runner 2049

La science-fiction connaît un développement et un engouement sans précédent, notamment hors des frontières francophones. En France, la centralité est trop forte et tout se joue souvent autour d’un arrondissement au bénéfice d’une littérature tournée vers des intrigues personnalistes, des états d’âme limités à l’auto-fiction, à une scène familiale dont Moix, pour prendre un exemple récent, constitue le souffre-douleur sans doute le plus caricatural ou le plus comique.

Ce qui manque à ces communes étroites, ce sont les vastes déserts que connaissent les grands auteurs américains, anglais, australiens ou chinois. Ce qui nous manque en France, c’est un peu d’air, les paysages d’un monde travaillé par l’infini et la détérioration des frontières, tourné vers l’extérieur. Est-ce à dire que la science-fiction est une pure et simple réactualisation des récits d’action redonnant à l’épopée ses titres de noblesse ? S’agit-il seulement d’une bouffée de réalisme ou peut-on y déceler d’autres enjeux ?

Certes, les premières tentatives de la SF sont généralement des récits de voyage. Un scénario intergalactique y prédomine et l’invraisemblable, l’épisodique en constituent le cœur. Mais il faut bien reconnaître que les auteurs devenus les classiques du genre ont tous connus d’autres voyages que ceux de la déterritorialisation. A commencer par Van Vogt dont Le cycle du non A est en vérité un récit qui ne migre pas seulement d’une planète à une autre mais bien d’une identité, définissant un personnage, à une autre allure. Nous voici embarqués sur une autre formulation de notre définition, comme si l’essence d’un caractère n’était plus possible et que A ne pouvait se constituer qu’à travers une aventure qui passe par tous les « non A » qui le concurrencent. Une véritable aventure logique aussi puissante que celle de Hegel qui en inspire d’ailleurs la trame.

Mais bien avant la promotion du non A, avant cette méprise d’un personnage, Kafka déjà jouait de la fonction K pour donner à cette variation de l’identité une variable nouvelle. Quant à Fritz Lang, depuis Metropolis, on voit se déchaîner une fonction comparable sous le nom de M. On y ajoutera encore un film de Terry Gilliam où les choses ne vont pas mieux lorsqu’il suffit d’écraser un insecte sur un document administratif pour décimer une consonne et transformer par cette tache le nom de Tuttle en Buttle, la fonction B pour ainsi dire qui consonne avec Brazil et qui va rejouer le destin de tous les personnages de l’intrigue.

La science-fiction accorde ici un privilège incontestable à l’épopée, à l’épopée d’une lettre, d’un énoncé ou d’une formule pour prendre des expressions de Deleuze. Et, sous ce rapport, on se voit sans cesse débordé par une étrange grammatologie, une saga des formulations les plus hybrides. Ce qui travaille le scénario de science-fiction est voué à la dissémination, à la répétition, à la différence sans cesse affirmée d’un retour, d’une suite qui peut faire prequel ou sequel. Une espèce d’automatisme, de machination qui deviennent spirituels, qui échappent par conséquent à la loi de leur mécanique, à la loi de leur logos, lequel peut devenir hiéroglyphique autant que chiffrage voué à une mémoire archéologique si ce n’est numérique, comme c’est exemplairement le cas de l’ouverture de Prometheus.

Le plus intéressant reste sans doute qu’on ne peut décider de cette Saga ou de ce Cycle. Le cycle du non A, Le cycle de fondations ont donné lieu à une reprise pour des raisons qui échappent à leur auteur et qui tiennent certes du succès, mais plus profondément d’un devenir. Notamment sous ce hasard que Terry Gilliam confère à une mouche capable de s’écraser sur une consonne. Comme si le créateur devenait tributaire de la mouche, versant positif du cloporte de Kafka. Et ce que porte cette mouche, c’est bien sûr un public qui n’appartient à aucun arrondissement, un public qui rêve et prend les commandes d’une œuvre dont les fils échappent à la petite vie personnelle de l’écrivain, les personnages ayant finalement raison de lui. On a le public qu’on mérite. On peut se rendre responsable de la destruction de tout public et la marchandisation des titres, des prix littéraires de plus en plus ridicules, il faut l’avouer, n’y est pas pour rien.

Autant de choses promotionnelles dans l’auto-fiction où l’auteur prétend à la gloire d’un personnage, s’imposant comme une exception qu’il ne saurait devenir, sauf à échapper comme Rousseau à son lieu de naissance, par sa propre folie, donnant à la paranoïa une vérité que reconnaîtra plus profondément l’œuvre de Philip K. Dick. Et que dire encore de la folie de Nietzsche qui s’identifie à Zarathoustra ou encore Hermann Hesse qui donne à Siddhârta tous les noms de l’histoire ? Le devenir, précisément, passe ailleurs que par le nombrilisme. On ne décide pas de donner une suite à Alien par simple caprice d’auteur mais c’est le monstre, c’est Alien qui se montre et qui impose la suite d’une variable qui va migrer de réalisateur en réalisateur comme pour donner bien du fil à retordre à la suprématie de celui qui s’y aliène.

Nous sommes donc sans cesse entraînés sur une ligne de fuite qui se détourne de « la fonction auteur » au bénéfice d’une variable comme K ou M… Variable qu’on ne peut aborder sous le biais de l’auto-fiction, laquelle n’a rien d’épique. Que dire autrement de M le maudit ou encore du docteur Mabuse ou de Moloch dans l’œuvre de Fritz Lang ? Quels dangers y affronte celui qui se laisse ainsi entraîner par un monstre ? Alors que la tragédie grecque faisant du monstre un sphinx dont on peut venir à bout dans le déchiffrement d’une énigme ou d’une métaphore, Alien revient des morts, renaît sans cesse de ses cendres dans un déplacement plus vaste que toute métaphore, formule d’une métamorphose qui passe par des extrêmes qu’aucune nature ne saurait conjoindre ou supporter.

Ce serait donc une erreur de rabattre les cartes de cette répétition sur la seule vertu de l’épopée et de l’action sachant que le caractère épique de la littérature consiste le plus souvent à valoriser un personnage déjà célèbre, issu d’une caste exceptionnelle, comme on le voit dans la tragédie où dans la noblesse qui peut se payer le luxe de déchainer un malin génie dont on ne risquera pas grand-chose tant la catharsis nous préserve de perdre le nord. L’épopée nouvelle de la SF chante la gloire des clodos ou des criminels, des tolards ou des gens de rien. Chevaliers de la foi d’une certaine manière, chevaliers errants ou pirates de l’espace dont aucune noblesse ne sanctifie leur improbable naissance.

Pour revenir à Alien qui ne cesse de faire retour, il faut bien reconnaître que Ripley également relance une touche comme on appuierait sur riplay, homonyme de son nom. Une autre variable, un autre énoncé pour un type de héros, pour une héroïne dont on voit bien qu’elle n’est pas Antigone, qu’elle n’est pas liée à la chute d’une famille royale, mais à l’équilibre d’un monde. Voici sans doute ce qui fait la nouveauté de l’épopée revisitée par Ridley Scott et la fiction dont les épisodes redonnent à l’épisodique leur part de hasard, sans restaurer une situation initiale, sans que l’action ne répare aucun dégât, l’action se montrant au contraire dans une forme d’intensification du chaos à la manière de Han Solo qui dans Star Wars conduit un vaisseau en suivant d’improbables chemins, dans un monde où l’humanité, loin d’être une essence spécifique, est partagée par des machines et des animaux d’une incroyable diversité.

Certes, dans une telle Saga, on reste voué encore à une forme de voyage, voyage supraluminique qui résorbe l’infini en un saut fini. En une fraction de seconde, on se libère de l’espace qui sépare un point d’un autre. Nul besoin d’être immortel pour traverser l’immensité sans bord de l’univers. Et c’est déjà bien… Mais la science-fiction ne se laisse guère réduire à ce saut quantique. Les formes les plus abouties des récits qui nous sont désormais proposés nous font passer du voyage intergalactique, externel disons, à un voyage intérieur, virtuel, internel, pénétrant par là dans la matière de l’image. C’est l’image qui s’impose désormais dans la forme du voyage, comme pour une console de jeu, la planéité d’un écran qui nous appelle selon une aventure en profondeur, ou mieux pour une quatrième dimension de l’espace. L’action se produit là, tapie dans l’image pour de nouvelles configurations épiques qu’Orson Scott Card avait dépliées en tant que stratégie, La stratégie Ender.

On comprendra par là que la figure de l’écrivain comme genre mythique et noble telle qu’elle domine en France appartient encore à un classicisme désuet sans aucun rapport avec la création. Il faudrait bien parler de la fin de la littérature, d’un « Après la littérature », pour reprendre selon un autre propos l’expression de Johan Faerber dans un ouvrage récent, et non plus d’une littérature du soin ou du développement personnel. Du moins s’agira-t-il de la fin de cette littérature qui prétendrait à la littéralité authentique de celui qui écrit et qui prodiguerait par là une sagesse exemplaire.

La science-fiction n’est pas le fait d’une leçon de morale. Elle nous enfonce au contraire entre les limites d’un monde où celui qui œuvre se trouve lui-même abîmé dans la profondeur d’un espace qui se traverse de part en part en y laissant sa peau, au bénéfice d’une autre. Ainsi d’Egan qui nous propose de verser dans l’image, de passer la frontière et d’habiter dans la virtualité d’une conscience qui s’effeuille avec, à chaque division, à chaque feuillet, un autre monde, une autre faune. Et Bear ou Wilson de même nous peuplent de moi partiels, d’entités électroniques qui prennent le relais, non pas au nom d’un transhumanisme, mais d’un humanisme dépassé, d’une humanité autre que l’humanité, transgenre d’une certaine manière, aussi bien dans la fusion avec la machine que dans la manière de redéployer de nouvelles facultés animales.

Le vieux Hugo est mort et l’auteur ne saura se cacher derrière sa barbe comme s’il pouvait s’excepter du peuple qu’il décrit. Il est un peuple, un peuple de molécules, un peuple de planètes qui lui font perdre son visage pour de nouvelles lumières dont nous n’avons encore pas idée.