Billet proustien (15) : baiser infirme

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Marcel va enfin obtenir d’Albertine le baiser espéré, un baiser gorgé de souvenir. Il sera donné dans la chambre de Marcel à Paris :

« J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. »

Le voilà donc prêt à goûter enfin à la rose inconnue que forment les joues d’Albertine, rose sottement manquée au Grand Hôtel. Pour cela, il lui faudra approcher du visage de son amie et faire la connaissance de celui-ci par les lèvres. Or, ce n’est pas aussi simple. Car une telle connaissance est pauvre, tant donné que l’être humain ne possède pas d’organe vraiment dévolu au baiser, ce que Marcel déplore :

« je n’avais pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent, il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. »

Ainsi le jeune homme s’avise de son infirmité et de ce qu’il ne pourra atteindre la joue désirée qu’imparfaitement. Rien n’est agréable dans ce baiser : le nez s’écrase, la vue se perd, la bouche ne goûte rien :

« D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. »

Voilà qui est peu satisfaisant et rangerait facilement l’apparence d’Albertine au musée des toiles cubistes. Mais les choses s’arrangeront plus tard et, dans Sodome et Gomorrhe (Folio, p. 229), la langue entrera en jeu à l’initiative de la jeune fille :

 « En attirant ma tête pour une caresse qu’elle ne m’avait encore jamais faite et que je devais peut-être à notre brouille finie, elle passa légèrement sa langue sur mes lèvres qu’elle essayait d’entrouvrir. Pour commencer, je ne les desserrai pas. »

(Le Côté de Guermantes, Folio, p. 353-54)