Plus de vingt ans après la première édition de Fetishism and Curiosity, la nouvelle maison d’édition Brook, fondée par Rosanna Puyol et Jessica Bambal Akan, nous en offre une traduction française par Guillaume Mélère. Pourquoi, après tant d’années, ce travail qui mêle féminisme, psychanalyse et analyse filmique, est-il toujours d’actualité ?
Les tensions entre le féminisme et le monde du cinéma sont dans le contexte actuel très palpables. Il suffit de rappeler que le mouvement #MeToo est parti des nombreuses accusations contre le producteur américain Harvey Weinstein, et que c’est encore et toujours le monde du cinéma qui est l’objet d’un certain nombre de prises de parole publiques comme celle, récente, de l’actrice Adèle Haenel.
Cinéma et féminisme
Du point de vue de la représentation des femmes au cinéma, on aurait pu croire que les choses allaient mieux et que les femmes étaient passées du statut d’objet pour un regard masculin à celui de sujet. On aurait pu croire, en effet, que le concept de Male gaze inventé par Laura Mulvey dans son article « Visual Pleasure and narrative cinema » (1975) avait été pris en compte. On aurait pu le croire, mais force est de constater que malgré quelques progressions locales, les femmes sont encore souvent présentées exclusivement comme objet du désir masculin hétérosexuel. Et du point de vue de leur présence derrière la caméra, nous sommes toujours dans une situation catastrophique.
Rosanna Puyol, co-éditrice de Fétichisme et curiosité n’est pas très optimiste : « Je suis très enthousiaste à l’égard de tout ce qui se fait, tout ce qui s’écrit, tout ce qu’on peut faire ensemble, collectivement. Mais en terme de discours dominant, je n’ai pas l’impression que ça change. Qu’on résume tout ça à partir de #MeToo comme si c’était des revendications qui avaient émergées il y a deux ans, ça me désespère. En terme de lutte féministe et antiraciste, je ne suis pas du tout optimiste, encore moins par rapport au cinéma ».
Elle décide cependant d’agir à sa mesure en publiant des textes comme celui de Mulvey, premier livre de sa maison d’édition, qui publiera aussi Cruising Utopia de Jose Esteban Muñoz et Airless Spaces de Shulamith Firestone. Tous ces textes lui ont été conseillés par des artistes et représentent pour leurs pratiques des textes fondateurs.
Ainsi, publier ce texte de Mulvey, même plus de 20 ans après sa sortie en langue anglaise, constitue un geste important dans le contexte français où la question des discriminations de genre dans le cinéma est brulante. L’approche de Mulvey permet de traiter principalement la question de la représentation des femmes. Mais elle offre aussi des outils pour penser l’importance de la valorisation des femmes dans les métiers du cinéma.
Les textes de Mulvey produisent une conversion. Ils nous font retraverser l’évolution par laquelle est passée Mulvey elle-même dans les années 1970 : d’une passion du cinéma (qu’elle appelle cinéphilie) à un rapport critique au cinéma, cherchant à toujours en savoir plus et à développer « une politique des images ». L’autrice de Fétichisme et Curiosité est une nouvelle Diotime, nous faisant passer de l’amour du beau à la connaissance de celui-ci. Elle est tout aussi bien Pandore, dont elle analyse le mythe dans le 4ème chapitre de l’ouvrage. Pandore qui, d’image stéréotypée de la curiosité féminine est transmuée, par Mulvey, en image de la curiosité féministe, celle qui ouvre la boite, et cette fois la boite de la caméra.
Le fétiche : entre Freud et Marx
Le titre même de l’ouvrage, Fétichisme et curiosité, oppose deux attitudes qui concernent les pulsions associées à la vision. La curiosité est la pulsion épistémophilique de voir dedans, de voir ce qui s’y passe, pulsion de connaitre par la vue. À l’inverse, le fétichisme désigne un processus complexe par lequel il s’agit de ne pas voir. Le fétiche est un objet dont la fonction est de recouvrir une réalité que nous ne voulons pas regarder en face. Et le fétichisme constitue une dé-négation : à la fois connaissance d’une réalité et refus de reconnaitre cette réalité.
Mulvey construit son concept de fétichisme à travers la psychanalyse freudienne et le matérialisme dialectique de Marx. Chez Freud, le fétiche est ce par quoi la réalité du sexe de la mère (soi-disant castrée) est niée en même temps que reconnue par l’enfant. La pulsion éprouvée à l’endroit de cet organe va être déplacée sur d’autres parties du corps ou sur des objets. Chez Marx, « le fétichisme de la marchandise » désigne l’oblitération du travail humain requis pour l’existence d’un objet. C’est le processus par lequel nous oublions que, derrière les marchandises que nous acquérons, il y a du travail humain, et des humains mis dans des situations de travail parfois mortelles.
Opposer fétichisme et curiosité, c’est donc opposer deux processus : l’un qui cherche à maintenir une réalité dans l’obscurité, l’autre qui cherche à faire la lumière. Il y a d’un côté la croyance et de l’autre le savoir. Et à ce titre, Laura Mulvey est portée par un idéal très moderne, qu’elle hérite des Lumières et qui implique de traquer les symptômes de l’obscurantisme et de la croyance illégitime. Le déchiffrement des hiéroglyphes, des codes de la culture visuelle dominante, se fait en vue d’une émancipation politique.
Mais cet idéal échappe à l’anachronisme lorsqu’il est conjugué à la problématique féministe. Ce n’est pas la même chose de dénoncer abstraitement l’obscurantisme au nom d’une raison universelle (en vérité masculine) et d’essayer « de penser une esthétique de la curiosité (…) un regard actif, investigateur mais associé au féminin ». Cette volonté de valoriser une curiosité féminine et féministe produit une complexification de « Visual Pleasure and narrative cinema » où le Male gaze était conceptualisé à travers une opposition entre un regard voyeuriste masculin et une image exhibitionniste féminine.
En dehors de Freud et Marx, un certain nombre de références reviennent régulièrement au fil des articles, quasiment de manière obsessionnelle. C’est le cas de l’usage par Barbara Creed du concept d’abject par Julia Kristeva. Pour Creed, le monstre au cinéma est notamment monstre féminin, ou monstre du féminin, renvoyant à l’abjection primordiale du corps de la mère par l’enfant, nécessaire, selon Kristeva, pour qu’il construise les limites de son corps propre. Cette persistance de certaines références donne une cohérence à un travail en constante mutation.
Un travail perfectible à s’approprier

Dès la préface, en effet, Mulvey nous rappelle que son travail est historiquement situé et par là imparfait, donc perfectible. D’abord, Fétichisme et curiosité représente une évolution par rapport à « Visual pleasure and narrative cinema » parce qu’il cherche à complexifier le rapport entre le genre et le regard (en prenant en compte les films faits pour des spectatrices, comme le mélodrame de Douglas Sirk), et cherche à intégrer davantage d’éléments de contexte historique dans ses analyses filmiques (plutôt que de critiquer, en général, le cinéma narratif).
Mais surtout, elle est très consciente des limites de Fétichisme et curiosité. Tous les articles datant du début des années 90, ils ne pouvaient pas prendre en compte les évolutions technologiques qui allaient profondément transformer notre expérience du cinéma en tant que spectateurs et spectatrices. Elle admet donc que, d’une certaine manière « Ce livre ne s’occupe pas du futur, et pas davantage du présent. Dans ce livre, les différents fétichismes se rejoignent sur l’écran du cinéma, qui n’est plus, depuis un certain temps, le mode de production culturel dominant ni le cœur de l’industrie du divertissement. »
Rosanna Puyol est admirative de cette capacité à se rendre compte de ses propres limites : « Mulvey est très forte pour reconnaitre que telle lecture qu’elle a faite lui permet de faire telle ou telle analyse, mais aussi que telle lecture qu’elle n’a pas encore faite lui permettrait certainement d’emmener encore plus loin sa pensée. Parfois elle explique qu’elle n’a pas encore pensé à telle question, mais qu’elle y réfléchira plus tard. Je trouve cela admirable, on perçoit la méthode de recherche, la formation d’une réflexion tout en résonance ».
Cette réflexivité vis-à-vis de ses propres limites, elle s’exprime aussi concernant des problématiques contemporaines que Mulvey est consciente de ne pas prendre le temps de traiter. En effet, bien que les textes datent du milieu des années 90, on constate l’absence d’une remise en question de la catégorie de « femme », questionnement ayant émergé à la fin des années 80 et au début des années 90 avec les théories queer, et une quasi-absence de réflexion autour de la question de la race. Ces deux questionnements, portés notamment par Teresa de Lauretis et bell hooks, dans le cas du cinéma, on ne peut que déplorer que Laura Mulvey ne les intègre pas à sa réflexion personnelle.
Rosanna Puyol propose de penser cette lacune en réinscrivant Mulvey dans un contexte qui lui est propre, tout en cherchant à appliquer les outils qu’elle fournit pour traiter un ensemble plus large de problématiques : « À mon sens, c’est une question de génération. Il me semble que Laura Mulvey est très consciente de ce qu’elle transmet et de ce qui est à faire après elle, à continuer, à critiquer. Et ce que j’aimerai lui demander, c’est : comment situer cette pensée qui est la sienne et l’utiliser dans une recherche queer et post-coloniale ? »
Espérons que la publication en français de ce texte donnera des idées pour répondre à cette question.
Laura Mulvey, Fétichisme et curiosité, préface de Clara Schulmann, traduit de l’anglais par Guillaume Mélère, éditions Brook, octobre 2019, 368 p., 22 €.