Le dispositif cinématographique de Nos défaites, sorti en salle mercredi 9 octobre, s’il émane d’une intention louable voire passionnante, peut sembler problématique. Le film offre une prise qu’il est facile d’apprécier : nous y voyons des lycéens de la banlieue parisienne, tous élèves de spécialité cinéma-audiovisuel, encadrés par Jean-Gabriel Périot — qui signe l’ensemble —, reproduire des scènes de films politiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. On retrouve là, incarnés par des adolescents qui, le plus souvent et de leur propre aveu, ne comprennent pas grand chose à ce qu’ils disent, des extraits, entre autres, de La Chinoise, d’À bientôt, j’espère ou du discours de l’ouvrière face aux syndicalistes dans La Reprise du travail aux usines Wonder. Chaque élève incarne plusieurs passages, parfois rejoués par d’autres. Entre ces scènes, le réalisateur, qui reste hors champ, interroge les élèves face caméra sur le propos qu’ils ont appris et représenté, sur leur vision du monde et de la politique, sur leur conscience sociale.

C’est sur ce point précisément que le film se torpille de l’intérieur, à force de bonne volonté suspecte. Preuve qu’il n’y a pas besoin de comprendre ce que l’on joue pour bien le jouer, les adolescents sont parfois impressionnants de vérité et d’empathie avec les personnages qu’ils incarnent, mais la conscience politique des uns et des autres varie de manière notable et c’est cela que la voix doucereuse et hors champ du réalisateur met en évidence avec une insistance qui confine au malaise. Loin de faire advenir le langage, il le force ; loin de créer les conditions pour qu’apparaisse une parole, il l’enclot dans un questionnement parfois juste et intéressant, souvent maladroit par sa lourdeur innocente. Cette jeune femme par exemple à qui le réalisateur demande ce qu’est l’anarchie et qui l’ignore véritablement, opérant de multiples confusions avec d’autres notions — de toute évidence le mot est pour elle une coquille dépourvue de signifié. Ce sont pourtant quatre questions que le réalisateur lui pose à son propos, la dernière étant, peu ou prou : « quelles sont les valeurs de l’anarchie ? » A quel point énonciatif se situe l’intervieweur qui, sans tenir compte de la personne en face de lui, ignore si superbement ce qu’ils ont en partage au point de vouloir simplement, on le sent, lui dire ce mot de liberté, sans prendre un moment ensuite pour restituer avec elle à l’écran ce que l’anarchie en fait et les moyens dont elle se dote pour la défendre ?

Reste que, sincères et touchants, ces adolescents ne se dérobent pas à leur ignorance et ne feignent pas de savoir de quoi il retourne lorsqu’on leur parle par exemple de syndicats. Certains même déploient une conscience politique forte : Swan, qui rit de ses dérobades, parvient en quelques phrases moins maladroites que ce qu’il croit à exposer des notions claires relatives à notre histoire récente et notre société actuelle ; Ghaïs, orateur qui s’ignore, a compris les arcanes viciées et les sources néo-libérales de la politique actuelle avec une acuité et une clarté qui forcent l’admiration.
Le film permet que se déploie une parole sincère et directe dans son dernier quart d’heure, filmé six mois plus tard : afin de protester notamment contre Parcoursup, les élèves font le blocus de leur lycée et reproduisent, en la filmant, la terrifiante scène qu’une vidéo a fait accéder à une triste célébrité : celle de lycéens alignés au sol, agenouillés par le pouvoir policier, les mains derrière la tête et dont on se félicite hors champ qu’ils sont désormais sages. Dans toute cette dernière partie, la voix de l’intervieweur se tait, et ce qui pouvait arriver de mieux aux jeunes gens ici filmés : qu’on laisse leur parole avoir lieu dans le cadre d’une action qui dit tout à la fois la sidération et le désir, et où chacun comprend qu’il fait société. Six mois avant, aucun d’eux, interrogé sur ce point, ne souhaitait une révolution, par peur des lendemains qui déchantent.

Le film met donc en scène la victoire d’une parole qui surgit hors de l’héritage social du passé, dont la composante politique n’a pas été léguée, mais dans l’action, car c’est elle qui révèle ces adolescents au monde. C’est la force des dernières minutes du film, qui ne rend pas moins gênantes les trop longues et insistantes séquences d’entretien de la pénible première partie : elles sont, dans leur mécanique, l’inverse d’une parole à laquelle on donne sa chance.
Nos défaites, Jean-Gabriel Périot, 1h27, octobre 2019 — Lire ici l’entretien de Joffrey Speno avec le réalisateur