Hobbes et Marx chez Bruce LaBruce: Kevin Lambert, Querelle

Détail de la couverture du livre © éditions Points

Querelle n’est pas seulement le nom d’un des personnages du roman de Kevin Lambert. Querelle est le terme qui condense la logique de ce roman : tout ou presque y est conflit, dispute, différend, agression. Querelle compose un monde défini par l’intérêt particulier où les discours autant que les corps se heurtent, s’entrechoquent, se rejoignent parfois mais sans se départir d’une volonté de soumettre et, finalement, de tuer. Querelle propose un constat ou un diagnostic de la société néolibérale contemporaine, de sa logique, de ses implications, de ses conséquences. La question que pose le roman, mais qu’il laisse ouverte, est : comment agir politiquement à l’intérieur de cette société néolibérale et contre elle ?

Le personnage de Querelle, bien qu’il donne son titre au livre, n’en est pas pour autant le « personnage principal ». Il n’y a pas de personnage principal mais un ensemble de personnages, de situations, de faits, de logiques qui coexistent, s’affrontent, s’opposent. L’affrontement le plus général qui traverse le livre voit s’opposer le patron d’une scierie et ses employé.e.s en grève. Deux intérêts s’entrechoquent et sont l’occasion d’une lutte : celui, financier, capitaliste, du patron, et celui, vital, des ouvriers. L’un lutte pour son enrichissement, les autres luttent pour ne pas demeurer ou être précipités dans une précarité dangereuse pour leur survie au sein d’une société économiquement, socialement et politiquement néolibérale.

Dans le roman, la logique néolibérale est celle de l’intérêt particulier et de la production d’argent : cette production nécessite la prise en considération du seul intérêt financier du patron, du propriétaire ou bénéficiaire du moyen de production, au détriment de la survie des travailleurs ou outils de la production. Les travailleurs ne sont que des outils, des machines, des moyens dont il est possible d’user, voire d’abuser jusqu’à épuisement, comme on pourrait le faire d’un objet utile et jouissif. Les ouvriers ont-ils intérêt à ce traitement ? Au contraire : leurs intérêts, d’abord vitaux, s’y opposent, et cette opposition donne lieu à un affrontement des discours comme à une guerre des corps.

Il n’y a pas d’intérêt général défini ou de convergence claire et définitive dans Querelle, mais des affrontements, des conflits, des guerres – et, comme conclusion de ces guerres, il y a la destruction et la mort. Le rapport politique est pensé comme un rapport violent, conflictuel, meurtrier, ce rapport étant présent autant au niveau macrosocial qu’à celui des relations interpersonnelles, des désirs, des paroles, des épidermes.

C’est cette représentation du politique et de tous ses degrés qui sous-tend le roman de Kevin Lambert, celui-ci l’exhibant et la dépliant dans toutes ses composantes. La société néolibérale – comme, d’ailleurs, le roman lui-même – est ainsi, à la fois, un vaste film porno dans lequel chacun ne pense qu’à jouir pour son compte et une fresque animale où chacun est hanté par l’angoisse de sa survie. Si le personnage de Querelle contracte ses deux dimensions – faire jouir frénétiquement sa bite et combattre avec les autres pour garantir la nourriture et le loyer –, celles-ci se partagent également entre les autres personnages de manières différentes et à des degrés divers. Même le patron, finalement, ne pense-t-il pas qu’il en va de sa survie et de la survie des siens lorsqu’il veut accumuler du capital financier et qu’il est prêt pour cela à empoisonner, à commander des attentats, à tuer ?

La société néolibérale décryptée par Kevin Lambert ressemble à l’état de nature tel que pensé par Hobbes – un Hobbes augmenté de Marx autant que de Joe Gage ou Chi Chi LaRue. La condition comme la conséquence de cette société est l’absence de solidarité. Les liens solidaires qui se créent sont motivés, là encore, par l’intérêt particulier : ceux qui possèdent et leurs alliés (médias, politiques, syndicats, etc.) sont solidaires pour détruire toute solidarité entre les groupes ou individus qui s’opposent à eux, et ceux-ci ne s’allient entre eux de manière nécessairement brouillonne et conflictuelle que contre les intérêts des « riches » ou jouisseurs d’une société de la consommation – du plaisir – égoïste.

Le néolibéralisme fonctionne par ses alliances particulières, égoïstes – donc, fragiles – et implique une fragmentation du social en une infinité d’intérêts individuels qui entrent en conflit. Au lieu de la solidarité et contre elle, existent des liens stratégiques, guerriers, toujours prêts à être dissous si nécessaire : le néolibéralisme est une machine à défaire, à isoler, à détruire. La question politique qui s’impose est : comment créer des liens, comment créer des solidarités durables, comment abolir cette logique néolibérale de la société et des existences ?

Querelle multiplie les cas de cette fragmentation, de cet affrontement généralisé. Prédomine une absence de relations qui dépasseraient le seul intérêt particulier : les groupes sociaux comme les individus s’opposent, se disputent, s’agressent, sont à l’affut de stratégies de domination et d’écrasement (y compris entre dominés, comme le souligne le roman en mettant par exemple en avant le sexisme que subissent les ouvrières de la part des ouvriers). Même le rapport à la nature est au service de l’argent, soumis à la logique de l’appropriation et de la destruction. Et même Querelle, dans son rapport à ses nombreux amants, recherche essentiellement sa jouissance selon une stratégie consumériste qui implique la multiplication de ceux-ci, leur réduction à certaines zones fantasmatiques et jouissives de leur corps (le cul, l’anus, la peau), leur soumission et domination, des rapports sexuels agressifs – et, au final, leur éjection au profit d’autres corps anonymes, stéréotypés comme des objets industriels, d’une valeur orgasmique certaine.

De ce point de vue, le personnage de Querelle ne se différencie pas de la logique néolibérale qui façonne la société, les esprits, les individus et rapports individuels, les corps, les désirs, les sexes : il la répète, en est un rouage et, en un sens, s’y soumet (« Vraie ou fausse, on croit à cette histoire, car on sait bien, à sentir son avant-bras nous étouffer, qu’il étranglera un jour l’un des nôtres, qu’il l’égorgera d’une lame dentelée en lui giclant dans les tripes »).

La double finalité d’une telle société ne peut être que l’argent et la mort : l’argent – et la jouissance qu’il permet – pour tous ceux qui peuvent en avoir, la mort pour les autres, ceux et celles qui ne peuvent en gagner suffisamment, ceux et celles qui doivent être exploités – comme l’est la forêt –, qui doivent souffrir et mourir pour que d’autres puissent s’enrichir et poursuivre leur plaisir. En un sens, le personnage de Querelle – ou celui de Jézabel, dont le prénom peut renvoyer à la Jézabel malfaisante et criminelle du nouveau Testament – incarne l’ensemble de la société néolibérale : dominateur et dominé, bourreau et victime, animal traqué et chasseur assassin. Dans le livre de Kevin Lambert, Querelle n’est pas du tout un personnage simple qui s’opposerait au mal : il est aussi le mal, tout en étant, en un sens, celui qui veut lui échapper et le détruire.

En reprenant le nom du célèbre personnage de Jean Genet, Kevin Lambert ne se contente pas de faire un emprunt anecdotique, il prélève aussi chez celui-ci la logique générale de son œuvre : incarner le mal pour affirmer l’envers de la société et pousser à sa limite, dans toutes ses conséquences, cet envers. Mais cet envers – enfer – de la société est encore la société elle-même, et par l’incarnation radicale de cet envers, la société est à la fois révélée et fissurée, en voie de destruction. Genet exalte la destruction, non la révolution. Et il en va de même du personnage du roman de Kevin Lambert qui n’est subversif qu’en répétant ouvertement, jusqu’à l’extrême, la société néolibérale (son homosexualité et sa recherche des jeunes ados apparaît, par exemple, comme la réalisation d’un fantasme homosexuel général des pères pour leurs fils…). Le rapport entre ce personnage et la société néolibérale ne relève pas d’un binarisme simpliste mais de la logique complexe, autant littéraire que politique et existentielle, de Genet. Le livre lui-même, dans sa construction, inclut cette complexité : Kevin Lambert, dans un chapitre, intervient en tant qu’auteur pour affirmer son soutien non aux grévistes mais au patronat néolibéral…

Si l’égoïsme et l’isolement individuel règnent chez tous, Querelle trace pourtant un autre fil rouge, celui de la recherche du lien, du rapport altruiste – rapport difficile et trouble, car toujours alourdi par la recherche du seul intérêt personnel. Si les ouvriers grévistes reçoivent le soutien de la population, ce n’est que pour un temps. Les grévistes s’efforcent de produire une solidarité réelle entre eux mais aussi au nom d’un combat général contre la logique néolibérale – combat qui ne cesse d’être remis en cause par les impératifs du confort néolibéral ou de la survie. Querelle désire une relation qui serait durable, autre que simplement sexuelle, il a parfois le sentiment d’être utile à ses amants en les baisant comme il le fait, mais ce sentiment est aussitôt recouvert par le désir frénétique d’autres culs adolescents dans lesquels éjaculer.

Il n’en demeure pas moins que cette volonté de liens solidaires existe, même si ceux-ci échouent ou sont toujours révocables – et elle existe peut-être comme une forme de réponse politique au broyage de tous et de tout par la dynamique néolibérale (comme elle existe chez Genet dans sa volonté d’une solidarité avec les voleurs, avec les Black Panthers, avec les immigrés, avec les Palestiniens, etc.). Là encore, Kevin Lambert développe une géométrie complexe et mobile plutôt que binaire et simple : la logique politique du livre réunit des forces antagonistes qui s’opposent, se débattent, s’affrontent, s’interpénètrent tout en se faisant violence.

© Fassbinder, Querelle

Dans le roman, ce désir de liens solidaires est sans doute le plus clairement incarné par un trio de jeunes adolescents complices dans le crime et amants frénétiques, passant leurs nuits à se baiser et à incendier, formant une sorte de communauté à part, marginale, violente et sexuelle, radicale dans sa volonté de destruction comme dans son désir d’être ensemble. Ces trois ados doivent autant aux raggazi de Pasolini qu’à Larry Clark, Genet, ou Bruce LaBruce (un passage du roman les mettant en scène résonne avec une scène sexuelle et perverse du cinéma de Bruce LaBruce). Ils sont, dans le roman, un lumpenprolétariat non pas extérieur au social mais comme sa pointe ultime, la limite où la société néolibérale s’emballe, devient folle, s’enfonce toujours plus loin dans sa propre logique – jusqu’à la mort, l’autodestruction.

Dans Querelle, l’écriture tend vers cette recherche du lien tout en incluant l’opposition, le conflit. L’articulation complexe de la voix narrative, de points de vue externes et internes, des pronoms et des sujets de l’énonciation, participe de cette logique. De même, la juxtaposition, l’alternance ou la confusion d’un style oral très marqué et de traits qui empruntent à la littérature volontiers précieuse de Genet, font coexister, se différencier et se confondre des niveaux de langue et des références qui se heurtent et s’associent.

Evidemment, Kevin Lambert n’imite pas le style de Genet mais il lui emprunte certaines caractéristiques qu’il greffe sur un texte dont le style est aussi très réaliste, relevant d’une langue qui leur est hétérogène – ce que Genet, d’ailleurs, faisait lui-même. L’écriture de Querelle produit des chocs autant que des alliances qui dynamitent l’ordre académique de la langue et font fonctionner ensemble des dimensions habituellement séparées autant dans l’esprit des académiciens que dans celui du prolétaire (qui peut être, à sa façon, un académicien). L’oral et le très écrit s’agencent, comme le réalisme et l’imaginaire, la description et le fantasme, le lyrique et le pornographique… L’ordre pluriel de la langue et de la pensée se trouble, les catégories exclusives se conjoignent – la logique d’ensemble de ce parti-pris générant, de manière toujours dynamique et complexe, du lien autant que de la destruction…

Cette alliance conflictuelle qui définit le style de ce roman se retrouve dans le choix d’inclure un point de vue ou un imaginaire pornographique. Les descriptions des coïts de Querelle ou de ceux des trois ados relèvent d’une esthétique et d’un esprit qui renvoient aux pornos gays standards, et l’accumulation des partenaires dans le cas de Querelle semble aussi mimer la consommation infinie de pornos que permet aujourd’hui internet. L’imaginaire convoqué est ici celui de l’imagerie de ces pornos avec ses stéréotypes et ses figures – imagerie qui relèverait moins d’un désir autonome, spécifique et séparé, que du néolibéralisme actuel dont elle est aussi un effet : logique capitaliste de la production cinématographique, exploitation des corps pour le plaisir personnel du voyeur, reproduction à l’infini à partir des mêmes modèles, etc.

© Bruce LaBruce : L.A. Zombie

L’industrie du cinéma porno gay est justement une industrie dont le but est l’argent, qui repose sur l’exploitation, qui implique la recherche de l’intérêt et du plaisir égoïstes… Pourtant, à l’intérieur de cette industrie et de ses codes, peuvent exister des cinéastes réellement cinéastes, comme par exemple Joe Gage ou Bruce LaBruce. Querelle est proche du cinéma de Bruce LaBruce, et la référence implicite à celui-ci dans la scène du viol nécrophile de Querelle par les trois ados souligne cette proximité. En utilisant les codes du porno, en réalisant des films pornos gays avec ce que cela implique de conformité à ces codes, Bruce LaBruce produit pourtant des films politiques qui explorent de manière ambivalente, trouble et complexe, les limites de l’imaginaire néolibéral gay comme des sociétés occidentales actuelles (un imaginaire incluant bien sûr des dimensions matérielles, idéologiques, économiques, etc.).

C’est cette voie que l’on retrouve dans Querelle et dans l’inclusion d’une dimension pornographique : faire bander et faire vomir, exhiber par le biais des codes convenus la limite de ces codes, le lieu où ils basculent dans ce qui les subvertit, montrer les rapports globaux d’exploitation et la violence qui habite le social, etc. La présence, dans Querelle, d’une culture pornographique néolibérale et dérangeante pour le néolibéralisme, participe de la volonté d’opposer et de lier qui traverse l’ensemble du livre : inclure de l’hétérogène dans ce qui est attendu d’une langue littéraire, l’inclure comme le versant obscur de cette attente, faire fonctionner les deux ensemble, solidairement…

On l’aura compris, Querelle ne peut que mal finir. Et, effectivement, tout ça finit très mal, dans une destruction généralisée qui est l’aboutissement extrême du néolibéralisme – tel un scorpion qui, se piquant lui-même, mourrait de s’être injecté son propre venin. Ce déchaînement du mal, de la destruction, de la mort, est l’effet du néolibéralisme sur lui-même lorsque ce qu’il est est radicalisé, lorsque sa violence mortifère constitutive se met à exister pour elle-même et fait s’effondrer son propre système. Querelle ne sort pas de la logique néolibérale, il la pousse jusqu’à la destruction : l’évolution du roman fait apparaître contre le néolibéralisme des armes qui proviennent du néolibéralisme lui-même. Il s’agit de détruire, non de révolutionner.

L’on voit ici en quoi la référence à Genet ne se limite pas à une posture, à un emprunt superficiel, mais informe l’ensemble du roman de Kevin Lambert qui réactualise pour son compte la logique politique de la haine à l’œuvre chez Jean Genet : haine de la société pour les voleurs, les PD, les colonisés, haine que les voleurs, les PD, les colonisés, prennent sur eux et renversent, qu’ils utilisent contre une société qui fantasme leur existence comme leur mort. Genet rêvait d’une alliance entre les parias, d’une convergence des haines contre un ordre du monde impliquant leur existence maudite et leur mise à mort. Contre le néolibéralisme, le roman de Kevin Lambert utilise la violence de celui-ci, la violence haïe qui ne reçoit en retour que cette haine et la violence qui l’accompagne, jusqu’à la destruction de l’ordre néolibéral. Là encore, comme chez Genet : destruction plutôt que révolution. Querelle est-il pour autant un roman nihiliste ? Il serait plutôt un roman qui se tient au niveau d’une politique des affects, une politique qui met en avant le potentiel politique des affects.

Si le roman ne va pas au-delà de cette politique, c’est aussi parce qu’il ne lui appartient pas de le faire. Le romancier se fait clinicien, il diagnostique, fait le tableau de l’évolution de la maladie mais ne propose aucun remède – sans doute car il revient à ceux qui subissent cette maladie de déterminer collectivement, par eux-mêmes, le meilleur moyen de guérir. L’écrivain ne guide pas le peuple, il désire, comme le peuple, l’advenue d’un peuple qui doit s’inventer lui-même – ce qu’indiquerait aussi Querelle par les éléments de son diagnostic politique comme par l’insistance sur le désir de liens, de relations, de nouvelles solidarités qui ne peuvent être décrétées, qui ne peuvent qu’être construites par ceux qui les désirent…

Kevin Lambert, Querelle, éditions Le Nouvel Attila, août 2019, 256 p., 18 €