Max Porter : Lanny, « le bourdonnement de son nom occupe le moindre recoin de l’espace mental »

Eric Ravilious, The Westbury Horse (1939), détail

Nous avons découvert Max Porter avec La Douleur porte un costume de plume, fabuleux livre, d’une poésie dense et rare, plus qu’une histoire une atmosphère et un ton. Et voici Lanny qui, tout en s’installant dans le même espace noir et poétique, ajoute une pierre singulière à l’œuvre, de celles qui promettent de beaucoup compter.

Quand Lanny débute, le Père Lathrée Morte, « aussi vieux que le temps », écoute s’élever les voix du monde, « les hymnes de la terre ». La créature protéiforme est une chambre d’échos, un esprit du lieu, « il est invisible » et infini. C’est à travers lui que nous entendons « la musique du brouhaha » qui se déploie sur la page en éclats de voix, de prose quasi calligrammes. Quasi puisque tout le récit se tient sur un entre-deux entre conte et roman, légende et réel, cette tonalité qui est la patte de Max Porter et rend sa voix proprement unique.

Le village s’apprête à se coucher et le Père Lathrée Morte écoute, recueille cette « symphonie anglaise » le bruissement poétique d’un infraordinaire, les vibrations discursives, cadavre exquis de bruissements du monde, manière pour lui (et à travers lui pour nous) de prendre, par bribes, « des nouvelles de l’absurdité laborieuse, lyrique et concrète » des existences villageoises, du plus ordinaire — « Agnetta a pris du poids » — au plus ouvertement poétique, avec ces « peaux de mandarines dans la rue comme une chasse au trésor ». Lathrée Morte est le « chef d’orchestre » de ce chœur indécis, il lèche et « boit ce lieu qui est sien », cherchant « le délicieux bruit de son favori, le garçon ». Là se lève la menace : la créature tout ouïe « aimerait trancher dans le village et en retirer l’enfant ».

 

Ce garçon, c’est le fantasque Lanny, un gamin qui a un « drôle de cerveau », selon son père, un « petit bonhomme géothermique », selon sa mère ; il est le centre vibrant du lieu pour le Père Lathrée Morte, un môme sensible et fascinant qui s’imbibe des « bruits de ce monde pour en tisser les fils d’un autre ». L’enfant, « coqueluche excentrique du village », apprend à dessiner chez Pete Blythe, un artiste reconnu, voisin de ses parents, qui nettoie des squelettes d’oiseaux pour en faire des mobiles et moule des écorces qu’il installe « dans des boîtes accompagnées de fragments de textes », comme une image en petit de ce livre qui plie, replie et déplie voix, légendes et récits. Pour écrire un thriller, la mère dépose son fils dans l’atelier de l’artiste, au grand dam du père qui travaille à Londres, dans la City. Pete prend l’enfant sous son aile, lui apprend à dessiner, le conduit à la National Gallery, lui montre des tableaux. Lanny est obsédé par Le Doge de Bellini ou Le Cheval de Westbury de Ravilious, dont Pete a une reproduction sur son frigo, une carte postale envoyée par un ami.

Eric Ravilious, The Westbury Horse (1939)

Le livre s’édifie sur ces recueils d’histoires, celles du passé et du présent que recueille le Père Lathrée Morte, celles que se raconte Lanny, le scenario du roman noir « avec serial killer » qu’écrit la mère de l’enfant. Tout bruisse et un malaise croît, une angoisse qui naît de ces légendes, du poids de cet être labile et noir au-dessus du petit village, des forces de la forêt, de ces présences qui semblent hanter les lieux, jusqu’au moment où Lanny disparaît. L’angoisse sourde se mue en certitude du drame, le récit épouse la quête angoissée de la mère qui cherche en vain son fils. Les villageois commentent la disparition de Lanny, celle de Pete, les errements de cette mère étrange qui a « perdu son fils bizarre ». Les chœurs poétiques laissent place aux atroces accents de la rumeur, du fait divers, du commentaire itératif et vain de ceux qui ne savent rien mais jugent. Le réel faisant irruption dans la poésie est atroce. Pete est arrêté, le roman qu’écrivait la mère semble devenu le scénario à suivre, les médias s’arrachent les pages à paraître et s’emparent du fait divers captivant, Twitter aussi avec hashtags #Lannynews. Qu’est devenu Lanny et qui l’a enlevé, qui est responsable, la mère avec son éducation pas comme il faut, ce drôle d’artiste qui ne vit pas comme tout le monde ? Toute l’Angleterre des tabloïds et des plus folles rumeurs entre dans le récit, se mêle aux voix des légendes, à la magie des contes, en un précipité fascinant et angoissant.

Il est impossible de dire ce livre, il faut y entrer comme on ouvre une boîte à musique et se laisser emporter par sa folie maîtrisée, sa singularité sidérante, la manière inouïe dont il tisse légendes et rumeurs contemporaines, les unes comme les autres voix du réel et de la fiction, d’une puissante forme de fable aux accents parallèles de féroce critique sociale. Mi conte, mi thriller implacable, Lanny hante et impose un univers magique, atrocement merveilleux, d’une étrangeté pourtant familière, à l’image du cheval de Ravilious, collision inquiétante de l’ancien et du nouveau, anamorphose d’une angoisse abstraite dans le réel.

Max Porter, Lanny, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Seuil, août 2019, 240 p., 20 € — Lire un extrait