Au fond, il suffirait peut-être de tirer un trait sur telle ou telle addiction pour trouver enfin de nouvelles pistes d’exploration. On emprunterait alors des chemins de traverses au bout desquels de nouvelles portes s’ouvriraient, dégageant d’autres vues sur des jardins, sinon interdits, disons plutôt secrets : territoires aux sols moins foulés que d’ordinaire où s’offrir, au hasard d’une rencontre imprévue, l’intense bonheur de retrouvailles avec ce dont on aurait finalement fait semblant de se débarrasser. Je ne sais si ce que je viens d’écrire est clair, mais c’est un fait : les traits que l’on tire, les lignes que l’on trace, les contours que l’on esquisse, devraient toujours être non fermés. Ces quelques tentatives critiques, dont ce – comment dire ? Texte, article, essai, fragment de journal… Disons par dérision – papier, tentent de faire en sorte de laisser les choses ouvertes, d’où peut-être leur côté déceptif, puisqu’il ne s’agira jamais, ni d’expliquer, ni de hiérarchiser, mais bien plutôt de rêver avec les moyens de l’écriture, établissant ainsi quelques décalages, même si au plus près de la matière dont on se préoccupe. Et tout cela pour, au final, produire du commentaire ! Mais non… Agir de préférence en montant des morceaux d’écriture : notations furtives, petites pensées instantanées… Automatisme psychique, production d’idioties que l’on espère fulgurantes, puis relectures infinies, tissant peu à peu la page de signes fragiles, mais résistants : la tapissant de fruits mûrs, de poussières portées par le vent ou d’objets chus, dépôts d’un travail où luttent en permanence joie et mélancolie. C’est reparti : Saison 1, épisode 2. À portée de main, une petite pile de livres de bande dessinée, pas nécessairement du genre mickey ou roman graphique, qui ont en commun d’irradier le regard, témoignant d’une singularité éclatante, mais sans faire le moindre tapage, comme des fleurs s’épanouissant à bruit secret.
1.
Saint Rose à la recherche du dessin ultime est une bande dessinée en 62 planches, écrite, dessinée par Hugues Micol, mise en couleurs par Isabelle Merlet et publiée par Futuropolis. Chez le même éditeur, il y a deux ans, nous avions eu la belle surprise de Scalp, un western en noir et blanc de quasiment deux cents pages où la qualité du trait et le sens de la composition crevaient les yeux (relevons aussi en 2008-2009 le magnifique Terre de feu en deux volumes sur scénario de David B.). Fin 2018, ses grands dessins du livre Whisky, chez Cornélius (où cinq autres ouvrages d’Hughes Micol ont paru depuis 2001), ont été accrochés sur les murs de la galerie arts factory à Paris. Ils se montraient stupéfiants de virtuosité, parfois à la limite d’un “trop-plein expressif” (ce qui pouvait parfois tenir à distance quelque regardeur dans mon genre, tout en en attirant irrésistiblement d’autres, amateurs de ce qu’on pourrait tenter de définir comme une aspiration au carnavalesque), mais toujours magnifiquement construits. Qui l’a vu dédicacer sur place n’a pu que saluer son aisance au pinceau, son talent à développer de beaux gestes graphiques, quasiment comme un oriental, même si les images qu’il composait semblaient plutôt surgir de remémorations nord-américaines.
Saint Rose, son dernier opus à ce jour, est d’une grande originalité, même si s’inscrivant dans une belle lignée d’ouvrages apparemment plus “classiques ” – de nombreux liens s’établissant, page après page, avec d’autres livres conservés dans cette idéale bibliothèque où se greffent, çà et là, des souvenirs du temps des lectures d’enfance dont certaines se trouvent hélas au bord de ce précipice qui a pour nom oubli. Ce qui va contribuer in fine au tissage d’une immense toile d’araignée dans la constellation du rêve écrit et dessiné, c’est d’abord l’idée d’aventure – bien entendu “à l’ancienne”, sans autre souci que d’entraîner le lecteur, de le faire passer par toutes sortes d’états, donc de lui en faire voir de toutes les couleurs, pour le simple plaisir de se trouver à ferrailler avec certains poncifs, mais de manière singulière, sans jouer la carte de la parodie. Lisant, on se saisit de tout ce qui nous est offert comme autant d’invitations à y mettre aussi du notre. C’est drôle, étrange, et apparemment dépourvu de toute forme de message (mais on y trouve quand même quelques remarques bien trempées, imprégnées d’auto-ironie, sur la terrible condition d’auteur de bande dessinée).

Alors l’histoire (une fois de plus : est-il vraiment nécessaire de la raconter) ? Eh bien, disons qu’un certain Hughes Micol (sur qui l’auteur a plaqué ses propres traits – mais est-ce bien lui, ou plutôt son empreinte rêvée, entre fantôme et simulacre ?), qui se dit “auteur, travailleur indépendant dans un monde du livre en crise”, est brutalement immergé dans un bain qui a pour nom aventure, c’est-à-dire : balancé de lieu en lieu, projeté de péril en péril, à la recherche de quelque chose (un McGuffin, cependant plus problématique qu’il n’y paraît à première vue – on y revient vite) qui ne pourra le mener qu’en direction d’une sorte de piège, en bord de mer, à l’écart des grandes villes où il devra se confronter à ses désirs, notamment à ce devenir-adulte qu’il ne cesse de fuir (son choix de faire de la BD en étant la preuve). Tout commence par une “soirée privé sur le thème des impressionnistes” où il “faisait le Van Gogh au milieu des fêtards”. Quand soudain, alors que “la nuit déjà bien effacée, je décidais – dit-il – de dessiner pour moi (…) miracle ! Un trait nouveau, une piste graphique, pleine de promesses… Une épiphanie !”. Épuisé, il s’accorde une petite pause afin de reprendre sa respiration. De retour, la salle s’est vidée de ses derniers noceurs et la “planche a disparu”. “Restait juste une plume sur mon établi…”
La sous-titre du livre est À la recherche du dessin ultime. Autrement dit : le dernier dessin, celui qui pourrait clore cette vieille affaire à laquelle on a donné un beau jour le nom de bande dessinée. Évidemment, on peut l’interpréter comme prétexte, ou programme ayant le pouvoir d’entraîner ce héros, au comportement non-héroïque, mais assoiffé de péripéties, jusqu’au bout du monde, et toujours en belle compagnie, celle d’aventuriers qu’il a de lui-même convoqués pour retrouver cette planche miraculeuse : une sorte de bellâtre hollywoodien portant fines moustaches et toujours impeccablement habillé (Santorin Saint Rose), un géant portant costume marin avec bonnet à pompon et marchant pieds nus (Motte Piquet), un maître-queux Papou “tout à fait civilisé” (Comment), une poule dentée dépourvue de nom et un cochon en habits, “fin lettré, malin comme un singe et fort comme un bœuf” (Conchobhar O’Muc).
En aparté : je parlais de souvenirs de lectures d’enfances que le lecteur pourrait bien retrouver en parcourant cette bande dessinée et qui ne sont pas forcément les mêmes que celles de l’auteur. En ce qui me concerne, ça remonte au temps de mes cinq-six ans. Au début des années 1960, comme on m’avait offert mon premier recueil du journal Spirou (le n°79), j’avais été frappé par une BD d’Eddy Ryssack et Michel Finas aujourd’hui injustement oubliée. Elle se nommait Patrick Lourpidon, du nom de son “héros”, un jeune garçon, qui effectuait un voyage dans l’espace, accompagné par sa sœur et son ours en peluche doué de vie, un autre garçon un peu plus grand prénommé Antoine, un fantôme, l’araignée Hortense et le rat Basile. Et – comme dirait Charlie Schlingo – il leur arrivait bien des aventures à nos héros !

Maintenant revenons à cette affaire de planche dérobée. Ce dessin ultime, on en a déjà entendu parler. On pourrait en égrener d’innombrables déclinaisons, comme par exemple : le dernier tableau. On le retrouve en reprise permanente dans le cadre de débats plus ou moins théoriques et fortement politisés ayant trait à la fin de l’art, dont certains prophètes de malheur sont allés jusqu’à souhaiter la rapide venue (cette obsession de la fin qui a animé et continue d’agiter toute une horde de roseaux pensants). Certes, le point culminant de cet intéressant fourvoiement a eu lieu au vingtième siècle. Cela peut sembler aujourd’hui loin derrière nous. Mais ces clichés ne cessent de revenir de manière plus ou moins spectrale, notamment en bande dessinée. Avec Saint Rose, bien entendu, il s’agit de manifester un goût pour l’absurde, voire le nonsense. Même quand il sera retrouvé, ce dessin ultime (ce chef d’œuvre encore inconnu), on ne pourra pas davantage en avoir la vision concrète que pour le tableau de La Belle Noiseuse dans le film de Jacques Rivette. Et pour cause ! Il s’agit bien d’un McGuffin, et ce dernier album d’Hughes Micol est d’abord un divertissement, certes non dénué de réflexion, mais toujours teintée d’ironie. Contre la grosse artillerie hollywoodienne ici convoquée (à travers magnat, vedette féminine glamoureuse et éléphant star de l’écran), la bande dessinée demeure un artisanat modeste qui pourrait bien lui survivre en cas d’effondrement culturel avancé.
Pas d’inquiétude, on ne va pas tout révéler, d’autant plus que ça ne servirait à rien. Il faut découvrir le résultat imprimé sur papier, apprécier d’aussi près que possible le trait, les couleurs, saisir comment l’histoire (et pas seulement la narration) avance au fur et à mesure de la tourne des pages, pour enfin s’apercevoir à quel point, après avoir refermé le livre, l’envie de le relire autrement, de livrer sur ses planches un autre regard, nous tiraille, ce qui est toujours bon signe. L’ultime anecdote qu’il est en mon pouvoir de proposer (histoire de faire semblant de conclure), c’est qu’une nuit récente, j’ai rêvé de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, exactement comme ils apparaissent dans Saint Rose : simulacres, masques de carnavals, intellos de pacotille, et cependant irrésistibles. Une scène pour exemple ? Simone, pointant une arme lourde en direction de Micol venu délivrer une horde de starlettes retenues derrière de solides barreaux, et lui disant : “Alors l’amateur, on vient délivrer les femmes en détresse ?” Et lui, de répondre : “Je… je veux juste… mon dessin.” Quand on retrouve des traces de ses lectures en rêve, c’est que l’original est marquant et qu’on ne l’oubliera pas de sitôt.
2.
L’Amour dominical est un récit écrit et dessiné à quatre mains par Dominique Goblet et Dominique Théate, initié par la « S » grand atelier (Anne-Françoise Rouche) et publié par “FRMK et Knock Outsider !” Il y a une dizaine d’années, on avait déjà pu en découvrir les premières pages dans un livre collectif intitulé Match de catch à Vielsalm proposant des rencontres graphiques sur le même support entre des “artistes du centre d’art CEC LA HESSE, tous porteurs d’un handicap” et “des auteurs emblématiques du FRÉMOK.” “Dans les éclats de récits composés à quatre mains, vous verrez handicap et non-handicap disparaître sous les coups de HULK HOGAN (…) Littérature graphique brute, bande dessinée outsider, plaisir pur… vous n’aurez pas à choisir.” Tel était le projet de départ et le moins qu’on puisse dire est qu’il aura été tenu de manière exceptionnelle. L’Amour dominical n’est pas le premier de ces livres à quatre mains (ou parfois davantage) publiés dans le cadre de ce travail de longue haleine (entre autres merveilles, l’extraordinaire Nos terres sombres de Rémy Pierlot et Paz Boira ; ou, plus récemment, L’Évangile Doré de Jésus Triste, réinterprétations d’images bibliques de Gustave Doré par un collectif de la « S » Grand Atelier, coordonné par Yvan Alagbé), mais c’est un des plus forts. Ou peut-être des plus attachants ? Les deux Dominique dialoguent avec autant de finesse, de subtilité, que d’humour, naïf, sauvage, percutant, délicieux.

Commençons par présenter Dominique Théate. “Né en 1968, il est victime en 1987, alors qu’il s’apprêtait à intégrer l’Académie des Beaux-Arts de Liège, d’un accident de moto qui provoque de graves lésions cérébrales. En 2001, il intègre la « S » grand Atelier, renouant avec les aspirations créatrices qui étaient les siennes quinze ans plus tôt.” Son univers est clairement obsessionnel, prétexte à d’infinies variations. Le catcheur Hulk Hogan en est le personnage central. Après un match où il a malmené son adversaire, la femme à barbe bleue, au point de lui casser des dents, alors que, saisi par la culpabilité, il l’accompagne chez l’orthodontiste, il en tombe amoureux. Elle devient aussitôt “sa fiancée particulièrement bien aimée.” Peu après l’avoir épousée (dans une cathédrale) et affronté un centaure dans le zoo du Bronx, il ligote lors de leur nuit de noces “son épouse (laquelle étant la magnifique Barbe Bleue) aux montants de leur lit nuptial à baldaquins constitué en un bois étant ciré à l’aide de plusieurs chaînes verrouillées de cadenas et de menottes.” Après s’être “nudifié complètement pour qu’elle puisse découvrir de ses propres yeux le tronc d’arbre lui servant d’appendice sexuel (pour la roder à ce qu’elle va encaisser)” et une fois “l’épouse soumise”, ils partiront en voyage de noces hors l’atmosphère terrestre où ils rencontreront E.T., avant de revenir sur le plancher des vaches affronter les Hells Angels.

Dominique Goblet, née en 1967, donc de la même génération que Dominique Théate, n’a publié que peu de livres (moins d’une dizaine à ce jour), mais plus marquants les uns que les autres. L’Amour Dominical est son troisième à quatre mains (après Chronographie en 2010 avec sa fille Nikita Fossoul et Plus si entente en 2014 avec Kai Pfeiffer). Comme il est écrit dans la page de présentation de l’éditeur, “cela aurait pu être l’ouvrage d’une auteure talentueuse et reconnue qui, dans une démarche empreinte de bon sentiments judéo-chrétiens, se serait mise au service d’un artiste brut dont la jeunesse s’est fracassée dans un accident de moto… L’Amour Dominical n’est rien de cela.” Dominique Goblet se montre continument à l’écoute. Elle dessine, peint, à sa manière, tandis qu’elle recueille, puis monte, non seulement les bandes dessinées de son comparse, mais aussi le journal qu’il tient au rythme des saisons. Curieusement, Dominique Théate interroge les frontières d’une pratique (la BD) dont Dominique Goblet semble de plus en plus clairement se détourner, chacun des dessins qu’elle produit tenant – la page, le mur, l’espace environnant – par lui-même. Et c’est cela qui est magnifique : de ne plus se préoccuper de genre, mais d’art en gestation – en métamorphose… Et peu importe que cet art soit classé mineur ou majeur, savant ou foutraque. On dira qu’il témoigne d’une puissante fragilité, ou d’un vœu de légèreté, avec détermination, et sens accompli de la déconstruction des clichés fictionnels et graphiques. En écho (fragment du Journal de Dominique Théâte) : “Voici justement que je reviens de mon (artistique activité) durant laquelle j’ai entamé la réalisation d’une œuvre artistique composée d’une (« soi-disant ») / (« bande dessinée »).”
Ce qui est le plus magique dans ce livre, c’est que les rencontres entre deux esthétiques (deux manières de tracer, de déposer, des traits, des figures ; deux manières de raconter, de recouvrir la surface, d’envisager la succession des images) se font presque naturellement, sans que l’on ne doive s’interroger sur leur pertinence, comme si le pari ne pouvait qu’être gagné, justement, grâce à une volonté commune de ne pas nier leurs différences. Le parcours s’accomplit par alternance entre deux modes de relations entre le verbal et le dessin. Huit parties : quatre (les parties impaires) suivant l’ordre ses saisons (associant le Journal de Théate aux images en couleurs de Goblet qui ne sont pas des illustrations, mais plutôt un contrepoint, au sens quasi-musical) ; quatre (les parties paires) composées de petites bandes dessinées, dont la dernière forme un épilogue en forme de happy end étrangement comique “Le couple ultra-célèbre grimpe dans un carrosse spatial tiré par des hippocampes”. Si la bande dessinée est un sport de combat où l’amour ne peut que triompher, c’est clairement gagné…
3. Loto est un recueil de douze fascicules de huit pages ayant quelque lien avec ce qu’on entend par bande dessinée composé par Alexis Beauclair et publié par les Éditions Matière. Chaque planche qui le compose propose un quadrillage de 4 fois 3 cases non séparées par des blancs (tant pis pour ceux que l’exploration de l’espace intericonique a le don de mettre en transe). Et à chaque fois, on observe une progression graphique, tant de case à case (si on suit le sens de lecture que la bande dessinée nous a inculqué) que de page à page (si on arrive à prendre suffisamment distance avec ce mode de lecture pour enfin envisager l’espace de manière strictement visuelle, donc non-verbale). Au début, les pages des fascicules étaient dessinées à la main. Puis l’ordinateur a pris la relève (et, dans Loto, afin de “rester dans l’épure”, l’auteur a “pris le parti, pour la présente édition, d’uniformiser le traitement en redessinant à l’ordinateur” les planches manuscrites).
Alexis Beauclair nous raconte dans une postface à son ouvrage avoir pris, alors qu’il était encore étudiant dans une école d’art, la décision de ne faire que ce qui lui plaît en bande dessinée : “ Ce fut une libération, provoquant un élan long de deux semaines durant lesquelles je remplis un carnet entier de cases aux compositions (d’apparence) abstraites. L’idée directrice était de s’affranchir de tout ce à quoi on identifie communément la bande dessinée : histoire, personnages, décors, etc. Qu’allait-il rester ? Bien vite, sur les pages de ce carnet, la réponse m’apparut, évidente : le mouvement – ou plutôt un certain type de mouvement, le mouvement lu.” De manière assez différente de Lewis Trondheim proposant de petites bandes dessinées apparemment abstraites, mais dont il est nécessaire d’interroger les possibilités narratives (comme La Nouvelle pornographie ou Bleu), ou de José Parrondo et Nina Cosco qui viennent de fonder les merveilleuses Éditions Abstraites (ce qui est encore autre chose : comme un manifeste), Loto nous laisse entièrement libres d’interpréter ces douze fois huit planches : expérience de délivrance totale avec possibilité d’y revenir autrement au gré de son désir d’exercer son regard sans contrainte : de l’aiguiser au plus vif. Mais aussi de lui offrir du repos, ce qui est, on en conviendra, plus qu’appréciable.
Immersion est un livre de Léo Quiévreux publié chez le même éditeur (Matière) qui fait suite – qui égrène de nouvelles variations sur les mêmes thèmes – à un premier volume, paru il y a trois ans, intitulé Le Programme Immersion (intéressant, d’un livre à l’autre, cet effacement de deux mots, comme si le programme étant en marche, on devait s’immerger encore davantage en surface dans ce nouveau volume de manière quasiment inconsciente). À la lecture de ce nouvel opus se passant toujours dans un “futur proche mais non déterminé” me reviennent ces mots qui concluaient une première recension du Programme : tout me parle et – ce n’est pas un paradoxe – me rend muet. Notant quand même, après avoir exploré dans un premier temps les pages de ce livre comme on le ferait d’une œuvre abstraite, essentiellement génératrice de sensations : ce matin, j’ai repris ma lecture en évitant cette fois de me laisser fasciner par certaines matières, certains blancs, ces pages “muettes” formidables qui pourraient suffire à mon bonheur. Et j’ai enfin écouté l’ange du bizarre qui est un des narrateurs de ce programme complexe qui évoque tant de choses, charrie tant de souvenirs, de références si apparentes qu’on pourrait se croire en terrain familier, alors que tout, en réalité, est singulier dans cette affaire.

Immersion est irracontable – une fois de plus. Toute tentative d’en résumer l’affaire risquant de la réduire à une suite de clichés, on ne peut qu’encourager les amateurs à aller y voir de plus près. Donc les inciter à toucher le papier du regard pour avoir la révélation matérielle de ce qui est peut-être d’abord cosa mentale. S’il y a bien du familier qui s’y déploie, ce n’est que pour mieux nous inciter à perdre nos repères et nous apprendre à prendre distance avec notre addiction au commentaire. Plus ça se joue, du moins en apparence, purement en surface, plus nous nous immergeons, comme malgré nous, dans d’insondables profondeurs. Immersion s’achève par une longue séquence muette où ce qui pourrait être définitivement – et très utilement – broyé serait en premier lieu la possibilité de d’interpréter ce qui vient d’advenir de manière univoque. Autant reprendre ces mots du programme accompagnant Immersion : “l’enjeu de ce récit-piège n’est plus, depuis longtemps, de garantir le succès des missions contradictoires qu’il a cru ordonner mais de survivre à sa propre logique dévoratrice, d’endiguer la dynamique implosive par laquelle il progresse…” Et ainsi s’abandonner à ce vertige fixé (comme dirait Genette) que Léo Quiévreux crée par la perfection glacée d’un trait qui a cependant, entre autres vertus, le pouvoir de ranimer chaleureusement notre recherche du plaisir – donc de l’imperfection.
Coda.

Avant de refermer cette nouvelle page d’un journal critique en perpétuel inachèvement, j’aimerais juste indiquer quelques pistes à suivre en citant quatre-cinq parutions récentes qui mériteraient d’être explorées de près. D’abord l’étrange Lucarne, livre d’un auteur londonien, Joe Kessler, que L’Association vient de sortir et qui développe un sens inédit de la couleur, du moins en bande dessinée, ce qui ne l’empêche pas de nous intriguer par ce qu’il raconte et qui a trait au sensoriel – ce qui est suffisamment rare pour mériter d’être, même si trop rapidement, signalé.
Ensuite, la réédition augmentée d’un des ouvrages les plus étonnants de Willem : Les Aventures de l’art chez Cornélius. Ou celle d’Enfer Portatif de François Ayroles à La Pastèque, enfin tiré des griffes infernales de l’oubli, que les aficionados de bandes dessinées singulières seraient bien avisés de mettre en haut de la pile des ouvrages à lire urgemment.
Et enfin, les deux dernières productions des Éditions 2024 à Strasbourg dont le parcours exemplaire ne cesse de sidérer : La Traversée de Clément Paurd et Boule de feu, rencontre improbable, mais réussie, entre Anouk Ricard et Étienne Chaize. On y revient bientôt ici-même, à travers un grand entretien avec les deux fondateurs de 2024, Olivier Bron et Simon Liberman.