Le Journal secret de Malaparte : « Sens interdit »

Curzio Malaparte, Journal secret 1941-44 © éditions Quai Voltaire

« Que l’on considère donc ce journal comme le lieu de la confession ; j’y exprime tout ce qui m’habite, tout ce qui me préoccupe, tout ce dont, d’une façon ou d’une autre, je sens l’urgence de me libérer. » Ainsi Curzio Malaparte, en s’inscrivant dans la tradition littéraire des confessions, instaure le pacte de lecture de son journal dans un fragment inaugural intitulé « Sens interdit ».

Dans ce fragment sans doute daté de 1939, Malaparte a décidé de reprendre la rédaction de son journal à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale alors qu’il est en train de se battre avec les mots dans le chantier de la magistrale villa de Capri et qui sera le cadre du film Le Mépris de Jean-Luc Godard en 1963. « Sens interdit », le titre du journal initial, « C’est le sens que j’interdis aux autres, le sens vrai, l’unique, des faits et des heures de ma vie, de mes mots, mes pensées et mes sentiments. » déclare Malaparte dans ce fragment où il s’avère d’ores et déjà que l’auteur ne pourra pas honorer son pacte. Posture contradictoire et irréconciliable, puisqu’il avoue se sentir incapable d’oublier qu’il est écrivain tout en se prévalant de parvenir à l’épuisement total de la parole. « Lorsqu’il écrit son journal, l’écrivain se confesse, il n’a plus rien à écrire. Tout a été dit, il s’est libéré. »

Le journal secret de 1941-1944, paru en février chez l’éditeur Quai Voltaire, est totalement inédit. C’est à Stéphanie Laporte, son éditrice et sa traductrice, que l’on doit la découverte de ce journal conservé au sein d’une fondation privée, Biblioteca di Via Senato, à Milan, avec l’ensemble des archives de Malaparte. L’ouvrage est complété par les chroniques que Malaparte a envoyées au journal Corriere della Sera durant cette période et de quelques lettres. À la faveur de ses traductions Viva Caporetto en 2012 et de Prises de bec en 2016, la traductrice a pu consulter les archives de l’auteur. Elle y déniche dans un carton 3 cahiers manuscrits reliés sous le titre « journal secret » dont elle photographie toutes les pages. Stéphanie Laporte relève d’emblée le défi de révéler au public francophone ces pages d’une valeur sans précédent tant par la force poétique de l’écriture que par l’authenticité émotionnelle de son témoignage. Il lui faudra 2 années pour convaincre l’ayant-droit de faire traduire et publier ce journal en français et dont à l’heure actuelle il n’existe encore aucune publication en italien.

La traductrice a tenu à conserver intacte la présentation du texte original de l’auteur qui a si souvent été amputé par sa sœur dans les publications posthumes. « Tout a été gardé, se félicite Stéphanie Laporte, les annotations dans la marge, les citations d’auteurs étrangers en finnois, en allemand, en anglais, les croquis, même la liste des contacts téléphoniques. » Quand Malaparte s’arrime à l’écriture quotidienne de son journal en 1941, il est accrédité en tant que reporter et photographe de guerre par le journal Corriere della Sera pour suivre la progression de l’armée allemande en Europe du Nord. De Sofia en 1941, il poursuit son périple en Allemagne et en Pologne en 1942, où apparaît pour la première fois dans son journal la mention du roman Kaput, ajouté à l’encre violette et orthographié avec un seul t, jusqu’à sa publication en octobre 1944 sous le titre Kaputt. La deuxième partie du journal se poursuit en Finlande, en Laponie et en Suède pour s’achever à Capri en juin 1944.

L’explosif manuscrit de Kaputt a été soigneusement dissimulé pendant son voyage et transportée dans la doublure de son uniforme pour être acheminé par ses amis en pièces détachées jusqu’à Capri en 1943 après le débarquement des alliés à Salerne. Le journal secret, atelier du roman Kaputt rédigé en catimini sur le front nord, aura préservé dans un double jeu de vérité et de dissimulation, la vision cauchemardesque de son roman. Paradoxal exercice de vérité où le journal s’emploie à exposer le positif des mondanités et des discussions littéraires sur le front qui sera ensuite transposée en négatif dans Kaputt où l’auteur brosse avec un regard cynique et un humour féroce le spectacle d’une Europe décadente et acharnée de cruauté : le pogrom de Iasi, le ghetto de Varsovie ou encore le kolkhoze ukrainien. À la différence du journal tronqué, ce roman constitue la froide réalité de cette période de terreur et d’horreur, dont la part magique inspirée de la description des paysages envoûtants du journal semble offrir un contre-point émerveillé à l’insoutenable réalité.

 

Comme le regrette Stéphanie Laporte, Malaparte est un auteur injustement méprisé et méconnu. Et pour cause, il adhère au parti fasciste en 1923 se revendiquant du fascisme révolutionnaire de 1919 et après l’assassinat de Matteotti en 1924, il se signale parmi les défenseurs les plus enthousiastes des « escadrons des intransigeants ». En 1925, il appelle Mussolini à durcir la dictature et soutient ardemment le « Manifeste des intellectuels fascistes ». C’est à cette époque que Curt-Erich Suckert change son état civil pour Curzio Malaparte en reniant son origine paternelle allemande, après avoir lu un pamphlet de 1869 intitulé I Malaparte e i Bonaparte. Malaparte disait, à propos de son pseudonyme : « Napoléon s’appelait Bonaparte, et il a mal fini : je m’appelle Malaparte et je finirai bien » Mais ses relations avec le régime de plus en plus réactionnaire se détériorent dès lors que Mussolini, dont il critique l’égocentrisme, se compromet avec la bourgeoisie et avec le Saint-Siège. Dans son livre, Technique du coup d’État (publié en France chez Grasset en 1931), il dénonce la montée au pouvoir d’Adolf Hitler et prophétise l’élimination des SA par Hitler lors de la nuit des Longs Couteaux. Exclu de La Stampa et du PNF en octobre 1933 pour « activités antifascistes à l’étranger », son livre est interdit de publication en Italie et en Allemagne. Malaparte sera maintenu en résidence surveillée aux îles Lipari et remis en liberté conditionnelle en 1935. 

La première partie du Journal secret rédigé en Allemagne et en Pologne égrène quotidiennement les menus faits de l’auteur, les descriptions de lieux, les appréciations artistiques et met surtout en exergue la vie mondaine de Malaparte parmi les notables de l’armée occupante dont il mentionne scrupuleusement les noms. Sans doute est-ce par sa factualité onomastique que cette partie se révèle la plus troublante comme si le journaliste ne collaborait à cette comédie humaine raffinée que pour dénoncer les noms des tortionnaires dont il s’appliquera à hurler l’ignominie dans kaputt. En revanche, la deuxième partie du journal qui se déroule en Finlande et en Laponie tisse le rhizome de l’expérience intime de Malaparte où se mêlent des considérations ethnographiques, politiques, métaphysiques, existentielles d’une sensibilité captivante et singulière. Malaparte, très affecté par la mort de son chien Febo, s’enfonce dans la solitude des paysages métalliques de Laponie où il puise une consolation esthétique au dégoût que lui inspire l’homme allemand. « (Au sauna). C’est la première fois que je vois des allemands complètement nus. Totalement blancs, mous, sans défense, impuissants, flasques. Comme s’ils n’avaient pas de peau. Leur peau d’un blanc laiteux, parsemée de taches de rousseur plus roses que jaunes. (…) Une éruption cutanée lumineuse en quelque sorte, une gale lumineuse. » Ce qu’il recherche dans l’homme, c’est son animalité dont manquent crucialement les allemands. La danse, la grâce, la musicalité. Le monde animal est son refuge planté entre ciel et terre où il erre parmi les spectres des saumons, des rennes, des oiseaux, des chevaux massacrés et sacrés par la pensée de la mort. L’animal comme trait d’union entre l’homme et Dieu comme son chien Febo l’a été dans la prise de conscience de son sens religieux. Religieux, certes, mais anarchiste, rajoute-t-il. Une religiosité du vivant où l’animal et l’homme se partagent en commun le non-sens de leur destinée mortelle. Une fraternité anthropomorphique engendrée par la solitude gigantesque des paysages où il est plus probable pour un homme de rencontrer un animal qu’un autre homme. La rencontre de deux hommes est comme la rencontre de deux rennes. Ils frottent dans leurs mains la main de l’autre, ils se dévisagent en silence, ils se reniflent. Ils parcourent des dizaines de milles à pied pour voir un homme, pour être ensemble « une heure », avec leurs semblables. En Laponie, le vide béant cédé par les  hommes invite les éléments naturels à surexposer leur présence. Malaparte entend s’échapper la voix du fleuve, le cri des pierres et de l’oiseau dans la forêt qui se fait complice de ce silence ancestral. Le promeneur solitaire se sent rejeté de ce paysage nordique sans horizon, drapé dans la lumière sourde d’un jour sans nuit, oppressé sous la vacuité du ciel. Rejeté comme un mur refuse un son, un objet. Étranger à cette nature hostile comme il est étranger à cette guerre monstrueuse, il s’enfonce dans la mémoire des spectres de la forêt dans laquelle la bêtise et l’ignorance de la civilisation bourgeoise s’engloutissent. Au cours de ce périple dans les terres nordiques, l’écrivain réaffirme constamment ses convictions politiques au contact des personnages européens de rencontre. Notamment avec son ami le comte de Foxà, diplomate espagnol en Finlande, également écrivain et journaliste, qui rapportera kaputt en Italie à l’insu des allemands, sauvant non seulement le manuscrit mais aussi la peau de son personnage dans le futur roman. L’attachement de de Foxà aux valeurs catholiques lui semble abscons et réactionnaire. Pour le comte, la patrie n’est pas le territoire national, ni la langue espagnole, ni les ouvriers espagnols, sa patrie est la classe à laquelle il appartient et les individus qui lui ressemblent, c’est à dire ceux qui gouvernent, l’État auquel Malaparte oppose sa patrie extérieure, une entité anarchique très forte, autrement dit son esprit libertaire. L’auteur croit fortement en la possibilité de créer l’alternative d’une justice sociale et populaire à l’ordre bourgeois catholique. Les deux amis évoquent le « journal secret » de Azaña qu’il a rédigé en prison durant la guerre civile en Espagne, et où il note en chroniqueur exhaustif les évènements les plus insignifiants et les comportements les plus abjects des hommes politiques, courtisans, seigneurs et autres potentats cyniques. De toute évidence, Malaparte qui a eu connaissance de ce « journal secret » y voit le modèle de résistance intellectuelle dont il voudrait réitérer le geste. La troisième partie du journal, alors que Malaparte est rentré en Italie, se poursuit dans la langueur monotone de la discipline de travail entrecoupée de ses visites chez des amis et des soubresauts de son aventure érotique avec l’infidèle Loula. Le journal truffé de citations littéraires, notamment en anglais, montre que durant son périple Malaparte n’a pas cessé d’être un lecteur assidu et de dialoguer avec les écrivains dont il faisait sienne la patrie. Malgré l’autocensure que s’est imposée l’auteur dans ce contexte périlleux, Le journal secret n’en pas moins un témoignage vibrant de spontanéité et de sensibilité.

Aussi vaste que fut la patrie imaginaire de Malaparte, aussi contradictoire que fut sa patrie politique, l’homme a été à bien des égards l’héritier la tradition humaniste italienne et de son identité toscane dont il était si fier : « Apprenez des Toscans à cracher dans la bouche des puissants, des rois, des empereurs, des évêques, des inquisiteurs, des juges, des seigneuries, des courtisans de toute espèce, comme on a toujours fait en Toscane et comme on fait encore. (…) Apprenez des Toscans qu’il n’y a rien de sacré en ce monde, à l’exception de l’homme. » écrit-il dans Ces sacrés toscans. Alors qu’il se meurt d’un cancer du poumon en 1957, il se convertit au catholicisme et réitère sa demande d’adhésion au Parti communiste qui est enfin acceptée. A-t-il ressenti avant de mourir la satisfaction « de finir bien » comme il l’avait appelée de ses vœux en changeant son patronyme ? 

Curzio Malaparte, Journal secret 1941-44, édition et traduction de Stéphanie Laporte, éditions Quai Voltaire, février 2019, 336 p., 23 € 70