Je parle aux murs ? Portrait de l’enseignant à l’ère des gilets jaunes (et des « stylos rouges »)

Je parle aux murs ? Tout enseignant l’aura pensé, au moins une fois. Je regarde mes élèves, je les écoute parler, je ne comprends rien. Sauf ceci : une distance immense, des kilomètres, des siècles. Plus : la certitude qu’aucun geste de ma part, ni de leur part, ne pourra jamais la réduire cette distance. De quoi s’agit-il ? Ça veut dire quoi que je parle aux murs ? Trouble de l’attention ? Distance générationnelle ? Culturelle ? Sociale ? Que puis-je faire ? Peut-être, au fond, rien.

Je parle aux murs, la métaphore dit sans doute quelque chose d’essentiel de la posture. L’enseignement porte en lui cette inévitable expérience de solitude : il y a quelque chose qui échappe toujours et irrémédiablement le contrôle, un point qui résiste et qui est au cœur de l’expérience de l’enseignement. D’ailleurs, Freud l’avait déjà dit en 1925 dans sa préface à Jeunesse à l’abandon d’August Aichorn, lorsqu’il décrivait celui de l’enseignant comme l’un des métiers « impossibles », avec celui de gouverner et celui de guérir. Enseigner, donc, métier impossible ?

Et pourtant. Ça se produit comme ça, sans préavis, toujours hors attente, ça arrive, c’est tout : la main levée de J. qui m’adresse une question sur son avenir en employant des mots que je reconnais, car il les a empruntés à la leçon du jour ; ou bien M., C. et I., qui s’attribuent une heure de retenue supplémentaire parce qu’ils veulent apprendre comment on fait pour « ne pas lâcher quand on aime quelque chose ». Une fois l’événement s’est manifesté sous les traits de T., lorsqu’elle a voulu rester en classe après la fin de l’heure avec un petit groupe recruté exprès pour pouvoir donner « son cours à elle sur comment on fait une rédaction». Parfois, cela arrive avec cette sensation d’avoir été surpris et, en sortant de cours, d’avoir moi-même appris quelque chose. Encore : quand un jour A. lève la main et dit : « mur dur : la métaphore de l’amour ».

J’aime enseigner. Ce petit texte se veut un éloge du métier d’enseignant. « Enseignement » est avant tout un nom de la rencontre. Si la formation est un parcours toujours irrégulier, tortueux, c’est que ce parcours est fait avant tout de rencontres. On pourrait dire que la formation est un effet des rencontres d’une vie, mais on pourrait dire également qu’une vie est la somme des rencontres que nous avons faites, la forme inédite qu’elles nous ont données et que nous avons su leur donner.
Dans ce contexte, lorsqu’on parle de l’école, on oublie trop souvent le plus essentiel : non seulement que l’école est le lieu où l’événement de la rencontre peut toujours advenir, mais aussi que la richesse de ce métier vient précisément de la rencontre entre un enseignant et chacun de ses élèves, dans une salle de classe, chaque jour de l’année : le métier trouve là sa dimension intarissable et humaine, son point d’infini qui fait dire « encore », et qu’aucune dérive normative ou scientiste, aucune bureaucratisation du métier ne pourront jamais effacer.

Mais la richesse du métier ne justifie pas l’économie des moyens. Souvent discrédités, humiliés économiquement, socialement et politiquement, les enseignants font désormais un travail de frontière. D’un côté, ils sont pris dans une logique de gestion désormais réduite à un vocabulaire qui n’est plus celui de la tradition humaniste de l’école qui articule étroitement découverte et formalisation, où on apprend à penser en développant sa capacité à inventer des situations génératrices de sens : aujourd’hui, le vocabulaire de l’école est celui de l’entreprise, celui dont s’approprie une pédagogie néolibérale qui réduit l’enseignement à une accumulation d’objets-savoir-faire prêts à la consommation, selon une démarche pseudo-scientifique qui prétend expliquer l’événement complexe de la transmission exclusivement par les lois du « fonctionnement du cerveau ». De l’autre, les enseignants doivent de plus en plus suppléer des familles inexistantes ou angoissées, avec des parents qui sont de plus en plus souvent les alliés des enfants, rompre la tendance à l’isolement ou à l’adaptation hébétée et conformiste de beaucoup de jeunes, contraster le monde mort des objets et le pouvoir de séduction des nouvelles technologies. Comme si cela n’était pas assez, à l’avancée inexorable du discours scientiste triomphant et à l’émergence du caprice mondialisé, se mélange, dans un cocktail létal, la généralisation d’une conception de l’homme et de la communauté qui réhabilite la ségrégation et la racine ethnique, le sang et l’hypertrophie identitaire. Comment continuer à faire advenir l’événement imprévisible d’une rencontre, dans ce contexte d’automatismes pervers obéissant exclusivement, tant sur le plan subjectif que social et politique, à une logique qui fait de la pulsion de consommation la matrice du comportement humain ? Quelle place pour les enseignants dans un monde où le libéralisme marchand ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire ? Enseigner, aujourd’hui plus que jamais, métier impossible ?

La place du hasard. La question avait déjà titillé l’esprit d’Aristote, qui avait décomposé le hasard en tuchê et automaton, deux notions reprises par Lacan dans son introduction au séminaire sur « La lettre volée ». Il y a donc la rencontre, tous ces événements heureux ou malheureux, incidents, accidents, circonstances, opportunités, occasions, imprévus ou contretemps, contingences, coïncidences, la tuchê, qui sème sur notre chemin des choix, des éventualités ou des alternatives. Et  il y a le discours qui se répète, l’automaton, réglé comme une équation, arbitraire comme les lois de la nature et de l’économie, comme nous le démontrent mathématique, physique, chimie et biologie, avec leurs nombreuses équations qui régissent l’organisme humain. Si on ne peut programmer la tuchê ou forcer le hasard de la rencontre à se manifester, nous allons voir comment les enseignants – loin de n’intervenir que comme les agents d’une bureaucratie dispensant un savoir atomisé et réduit au rôle utilitaire d’un catalogue de compétences –  peuvent incarner eux-mêmes, avec leur corps et leur voix, ce point d’infini qui subvertit les règles bien dressées de l’automaton, et laisser apparaître une disparition ou une perte, enfin, une tuchê : ce réel insaisissable de la rencontre qui contredit le déterminisme et introduit ce qui ne peut être deviné à l’avance, ni prédit, encore moins calculé. On peut dire qu’il y a un paradigme déterministe avec une continuité, une logique de cause-effet, qui résiste dans certaines approches cognitivistes réduisant l’apprentissage à la métaphore informatique de l’algorithme (rapport action-réaction), et puis qu’avec la discontinuité qu’introduit le hasard de la tuchê, un enseignant intervient plutôt comme un lapsus qui produit une ouverture dans la ligne de causalité du discours de tous les domaines que régit une logique d’anticipation ou de prédiction. On ne se situe plus ainsi dans une logique de la cause linéairement déterminante, qu’elle soit psychique ou organique, mais plutôt du côté de la réponse possible du sujet, une réponse qui, dans un devenir diachronique, sera toujours imprévisible. (l’actualité critique du dialogue entre neurosciences et psychanalyse contribue à éclaircir remarquablement ce changement de paradigme : Ansermet F., Magistretti P., A chacun son cerveau, 2011).

Un lapsus ? Il s’agit, bien évidemment, de préserver la dimension de l’effort pédagogique pour soutenir l’enfant dans ses apprentissages, mais aussi que cet effort ne vise pas à destituer le savoir que l’enfant peut détenir. Ce savoir, en effet, lui permet de traiter, avec ses propres solutions, si fragiles soient-elles, parfois vouées à l’échec, le réel auquel il est confronté en arrivant à l’école. Ce qui se présente à lui est alors la nécessité de perdre quelque chose de sa jouissance, c’est-à-dire d’une certaine façon de disposer de ses objets et d’entrer en relation avec l’autre dans l’environnement singulier qui est le sien. Là, se joue un rapport à l’acquisition des connaissances qui constitue le point aveugle des idéologies cognitivistes. La répétition du déjà dit, du déjà connu, déjà su, voudrait en effet, en essayant de faire taire l’erreur, en brandissant le spectre de l’échec (souvent par le biais de son corollaire : la réussite), faire exister une transmission privée du risque que comporte cette exposition, et faire évacuer cet état de crise, d’effondrement, du réel comme rencontre. C’est Deleuze, dans Différence et répétition, qui précise que la pensée de l’élève (et de l’enseignant) ne surgit pas de la volonté intentionnelle de penser, mais naît d’un « choc », de la rencontre avec quelque chose, dit Deleuze, qui nous « oblige à penser » (« ‘Tout le monde’ sait bien qu’en fait les hommes pensent rarement, et plutôt sous le coup d’un choc que dans l’élan d’un goût »).

De plus, il y a des choses que le savoir ne sait pas, et c’est précisément ce point qui résiste à l’interprétation qui produit le « choc », comme dirait Deleuze, qui rend possible la pensée. Un enseignement n’est pas seulement mise en scène virtuelle et stratégique en vue d’une transmission efficace d’informations, comme le croit la moderne philosophie de l’efficacité des compétences, mais une pratique didactique qui se doit de maintenir un contact avec la vie avec ce qu’elle a de plus réel parce qu’irréductible et hors attente. Un enseignant qui veut maintenir un contact avec la vie et son mystère, s’engage à préserver soigneusement dans son cours un impossible à savoir et à transmettre, l’espace d’une tuchê insaisissable, qu’aucun savoir n’en déloge. Il introduit dans sa classe cette discontinuité irréductible de la contingence qui donne à la rencontre le pouvoir de créer des mondes. S’il sait maintenir ouvert le lieu du savoir comme lieu d’un manque constitutif, en s’opposant à l’illusion qui le veut faire exister comme un tout-plein, cet enseignant aura su transformer l’élève en lui renvoyant la responsabilité du savoir qu’il recherche en lui. D’objet passif et inerte sur lequel s’applique le savoir du maître, chaque élève, au singulier, sera ainsi mis dans les conditions de pouvoir répondre au mouvement de son désir particulier, et devenir sujet qui recherche activement ce qui lui manque, qui se sent ravi, appelé vers un savoir nouveau.

Métier impossible ou métier de l’impossible ? Inversement, la négation de son caractère absolument contingent conduit à bannir le sujet et le savoir de la rencontre didactique (j’évite le mot « relation » parce que précisément il fait penser à une circulation stable et continue, sans interruptions, sans écarts, sans obstacles). L’emploi désormais généralisé des slides dans la pratique de l’enseignement à tous les niveaux, peut être lu par exemple comme le symptôme de cette difficulté à s’exposer à l’événement imprévisible de la parole. Si tout est déjà écrit, la transmission consistera en sa répétition ordonnée, prévue, fatalement bureaucratisée. Au fond, chaque enseignant le sait bien, il ne doit pas avoir peur de cette dimension irrémédiablement contingente de son travail, ce quelque chose qu’il ne maîtrise pas, et qui, pourtant, pour cette raison précisément, l’appelle, le capture et le ravit. Il sait bien que cette rencontre signe une révélation touchant au nerf le plus vif de son métier, et peut-être non seulement. Bien au contraire, il sait faire allusion, évoquer, rendre présente cette limite, le manque, l’excédent. Il fréquente cette limite, en devient familier, sans jamais la réduire à un objet que l’on peut maîtriser. Il s’y expose, l’intègre dans ses actes, la théâtralise même, la révèle dans les formes obliques de la parole, mais également dans ses éclipses et ses silences. L’enseignant en témoigne (témoignage est certainement un mot clé de l’enseignement) notamment dans le silence de la relation singulière et créative qu’il sait établir à chaque fois avec les objets de sa matière, comme dans une recherche sans fin qui montre aux élèves qu’il y a des choses qui peuvent donner un sens à sa vie, une direction (c’est pourquoi, contrairement à ce que l’on entend parfois dire, on ne peut pas enseigner n’importe quelle matière). D’ailleurs, les enseignants dont on se souvient ne sont pas ceux qui nous ont rempli la tête d’un savoir déjà constitué, donc en quelque sorte déjà mort, mais ceux qui dans notre tête ont su faire plutôt des « trous », afin d’animer un nouveau désir de savoir. Ils n’exigeaient pas l’uniformité de leurs élèves, mais savent valoriser les différences, la déviation que chacun représente, ils savaient animer la curiosité de chacun, porter et donner la parole, cultiver la possibilité d’être ensemble et faire exister la culture comme possibilité d’une Communauté. On se souvient de enseignants qui ont su déstabiliser, au moment même où ils enseignaient, ce qu’ils savaient eux-mêmes de ce qu’ils enseignaient : ils savaient qu’un bon cours ne se prépare pas jusqu’au bout. C’est clair, leurs cours étaient soigneusement préparés, mais ils savaient bien que l’heure en classe est le moment aussi de l’exposition au manque, au risque de l’événement de la parole, de l’improvisation, où on met de côté le texte écrit pour que la voix puisse manifester l’enseignement aussi comme un saut dans le vide. pour ne pas en être étouffés. C’était le philosophe Giovanni Gentile qui affirmait comprendre d’avoir réussi un cours lorsqu’il en sortait avec la sensation d’avoir lui-même appris quelque chose qui lui échappait avant de le commencer. C’est l’effet inattendu et rétroactif d’un gain de savoir qui donne au maître la sensation qu’un effet de transmission s’est produit. Un maître qui apprend quand il enseigne, redonne de la vie à tout ce qui l’a formé. C’est une expérience de décentrement radical qui – outre que d’éviter à l’enseignant de se faire écraser par la bureaucratie des programmes scolaires – définit, des niveaux les plus élémentaires de la transmission du savoir jusqu’à l’excellence, l’art de l’enseignement.

Enseigner, l’impossible. Ou la métaphore de l’amour. Freud savait bien que les meilleurs éducateurs sont conscients de cette dimension impossible qui est inhérente à leur métier, et ne s’identifient pas dans la position idéale de l’éducateur. Autrement dit, ils sont en contact avec leur insuffisance, et ont fait l’expérience de l’impossibilité de contrôler de manière déterministe et disciplinaire en adéquation avec un modèle ou une mesure. Ils sont conscients du danger que cela représenterait, en raison des enjeux complexes qui se nouent à leurs gestes professionnels. Leur rôle apparaît alors d’autant plus important et d’actualité à une époque qui ne fait plus cette distinction entre l’impossible comme lieu de rétrécissement et oppression d’une vie (je ne peux pas faire ceci, donc je suis mutilé d’une possibilité) et impossible comme rappel et indice de la loi du langage, qui interdit l’accès à la jouissance dans le Réel et permet de tenir loi et désir ensemble. La parole semble au contraire avoir perdu aujourd’hui son poids symbolique, c’est pourquoi il est temps de tenter de redéfinir les enjeux associés à la figure de l’enseignant, et de resserrer par là le nœud qui les lie consubstantiellement à son rôle :

Enjeu de transmission. On l’a vu : si enseigner est un nom de la rencontre, c’est que ce geste exclue que la transmission puisse être réduite à une reproduction passive, conformiste, transparente, sans restes, de la parole du Maître : son événement montre que le savoir n’est point un objet tout-plein contenu dans le contenant de l’Autre qu’il suffirait de verser dans la tête vide de l’élève, mais l’effet d’un parcours que chacun trace de son côté, sans qu’il soit défini à priori.

Enjeux subjectif. Dans l’enseignement on raconte en somme toujours la même histoire : celle du rapport idéal et toujours irrésolu – le je-parle-aux-murs –, entre un enseignant et chacun de ses élèves. Ce rapport est impossible à écrire puisque traversé par la rencontre « traumatique » avec la limite que l’expérience du langage rend possible : un « choc » qui met la pensée en mouvement. L’existence du langage sépare d’une jouissance sans bornes et sans perte dans le Réel, et impose à ceux qui habitent son horizon le deuil de la Chose de cette jouissance, incestueuse et mortifère. En ce sens vaste, la formation n’est jamais à confondre avec la répression ou avec le bridage disciplinaire de la pulsion, mais agit plutôt comme une nouvelle canalisation de la force pulsionnelle qui ne se contente plus du circuit du déjà connu et du familier, mais exige des ouvertures inédites. Face à l’interdit symbolique de la Loi qui confronte la vie avec le mur de l’impossible et à la rencontre traumatique avec l’expérience de l’exil de la Chose, la pulsion ne peut plus court-circuiter avec les objets familiers, mais elle devra naviguer à l’extérieur de la famille pour trouver des formes de satisfaction non incestueuses et ouvertes à l’échange social.

Enjeux politique et social, ou l’école de la confiance. Le texte du « Socle commun de connaissances, de compétences et de culture », d’ailleurs nous le rappelle : l’école a une responsabilité particulière « dans la formation de l’élève en tant que personne. » Donner à l’élève les moyens de « s’engager » en « interaction avec le monde […] d’échanger avec autrui », ne correspond pas à leur montrer qu’il existe une possibilité, toujours renouvelée, d’animer son rapport avec le savoir ? Aider les élèves à « conquérir leur autonomie et […] leur liberté », ne consiste pas précisément à les engager dans un protocole qui prend en compte le rapport que des objets de savoir peuvent entretenir avec sa propre vie, avec ses mystères et la beauté de ses contresens? Cette responsabilité particulière, je ne peux l’entendre que si je me place, en tant qu’enseignant, en ce point d’infini qui ouvre les têtes des élèves, ouvre les yeux, les oreilles, perce des trous dans les discours tous prêts, ouvre des ouvertures impensées avant, génère des effets infinis de subjectivation. C’est une «humanisation de la vie », comme dirait Françoise Dolto, qui, en restituant sa centralité à la dimension de l’absence, réanimer les désirs, les projets, les élans, et réhabilite l’importance de la culture. C’est aussi le« mur dur » de la métaphore de l’amour de mon élève A. : Julia Kristeva l’appellerait une « révolution subite » (« S’il vit, votre psychisme est amoureux. S’il n’est pas amoureux, il est mort. […] L’effet de l’amour est le renouveau, notre renaissance. […] rapport dynamique, essentiellement ouvert et perpétuellement à refaire, indécidable. » Histoires d’amour, 1983), qui peut transformer une erreur en errance, renouvellement, remodeler, refaire, ressusciter un corps, une mentalité, une vie. Il y a toujours un mur qui sépare l’homme et le monde, l’homme et la femme, vérité et savoir. Et pourtant ce mur – le mur du langage – n’est pas seulement un mur qui sépare : il est aussi le terrain qui engendre le don de la parole et permet de s’inscrire dans un rapport narratif avec soi-même et les autres, avec son corps et celui des autres : rend possibles la poésie et l’amour, la rencontre, l’apprentissage et la connaissance. C’est pour cette raison que nous nous rappelons si bien des voix de nos maîtres : enrouée et chaude, sonore et métallique, noble et ferme, celle qui ne tient qu’à un fil, chirurgicale. Dans la voix apparaît l’éros, la chair de la parole : quelque chose parle qui transcende la parole et vient à la parole. La voix est le corps du maître, le mur palpitant de paroles entre l’élève et le monde, qui réanime perpétuellement le savoir et le rend vivant. Mais, pour qu’un savoir soit vivant, pour qu’il puisse véritablement venir animer une vie, il faut savoir non seulement le désirer, mais aussi s’obstiner, savoir différer, ne jamais céder sur ce désir. Aujourd’hui on ne se laisse pas le temps de désirer quelque chose, il n’y a pas d’éducation à l’attente. La crise de la dimension de la parole entraîne dans notre civilisation une dictature de l’instant : hier c’est déjà il y a un siècle et demain est un horizon tellement loin que le temps qui passe paraît du gaspillage. Tout ce qui se met de travers entre le sujet et son exigence de jouissance, disons de satisfaction immédiate de sa pulsion, tout ce qui introduit une médiation entrave l’accès du sujet à sa propre jouissance immédiate et est vécu comme un dérangement, un abus de la loi. La loi même est vécue comme une injustice. Dans notre temps, qui est celui du vide, de l’évaporation de la loi symbolique, de la crise des institutions, d’un rapport controversé à la loi et notamment à celle de la parole, le renonciation n’a plus de sens. Renoncer à quelque chose est considéré comme une occasion perdue. On oublie le fait que pour atteindre des objectifs il faut passer à travers des expériences de renonciation où la satisfaction est renvoyée à plus tard. Mais à une époque où règne le refus de la loi, poussé par la volonté de satisfaire immédiatement sa pulsion, où tout devient possible, on ne connaît plus le désir. Pour faire l’expérience du désir, l’expérience la plus radicale du désir, l’expérience de la loi est nécessaire : seulement celui qui fait l’expérience de quelque chose qui est impossible, peut vivre l’expérience du désir comme possible. Notre époque haït le manque, rejette l’inquiétude du manque, veut se satisfaire sans manque : rien ne vaut plus que l’expérience réelle de la jouissance, de l’objet (objet technologique, drogues, soi-même, etc..), dont l’une des évolutions actuelles les plus inquiétantes réside dans l’installation au poste de commandement d’une vision purement économique du problème de l’école, élaborée et développée à l’échelle internationale (ce que résume l’écho donné aux résultats des enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves – PISA –, pilotées par l’OCDE ), qui réduit le savoir même à des objets de consommation selon des conceptions très discutables du type de performances auxquelles doivent tendre les systèmes éducatifs. D’où l’obsession des compétences et ce que Philippe Meirieu dans Le Monde appelle un « productivisme scolaire » (Contre l’idéologie de la compétence, l’éducation doit apprendre à penser, Le monde du 2/09/2011). Il n’y a pas ici un enjeu fondamental de l’école de la confiance, selon l’expression employée par leministre de l’Éducation nationale, dans un document diffusé lors de la rentrée de cette année scolaire 2018-219 (Blanquer, J.-M., Ensemble pour l’École de la confiance) ? Le mot confiance est un emprunt, avec francisation d’après fiance, au latin classique confidentia,qui dérive de confidere, « confier ». Avoir confiance en quelqu’un, signifie lui confier quelque chose. Quoi ?Appelant tous les personnels à un « engagement », le ministre emploie un mot qui, lui-aussi, fait allusion à quelque chose que l’on dépose entre les mains de quelqu’un en garantie. En garantie de quoi, si ce « gage » ressemble davantage à un trou ouvrant dans le tissu déchiré du savoir une voie que chacun ne saurait suivre qu’en la déplaçant, puisque chacun des fils à tirer est au singulier ? Loin d’être entente et point de réconciliation du sujet avec lui-même, le gage de la confiance est point de rupture, un objet qui ne sert qu’au titre d’assurance-manque comme dirait Safouan (La psychanalyse). En réintroduisant le temps de la crise comme moment fondamental du processus de formation, une école de la confiance qui se veut authentique, suggérerait un état d’instabilité où l’individu cesse d’être indivisible et accepte de se perdre dans l’autre et pour l’autre, au-delà de toute idéologie de la performance cognitive et de l’utile, de l’atomisation des compétences et de l’injonction d’efficacité propres à la pédagogie néo-libérale dominante. Contraster l’hyper-hédonisme contemporain qui, avec son culte de la présence, promet une jouissance toujours présente, à disposition, à porté de main, d’oreille, de bouche, adhérente au corps du sujet, voilà l’enjeu majeur de prévention que recouvre une véritable école de la confiance. Ce court-circuit incestueux de la pulsion oublie la voie longue à la satisfaction que pour Freud prend la forme élective de la sublimation. Comme le dit le philosophe Marcel Gauchet, à l’heure actuelle, « l’essentiel est d’inventer une école qui soit délibérément un espace de décélération ». Un parcours qui devrait être accompagné par toutes les figures du discours éducatif réunies dans cette mission : se faire gardiennes de la Loi de la parole et montrer qu’en tant qu’êtres humains, êtres de langage, on est soumis à l’expérience d’une perte de jouissance et de présence d’objets supposés combler un vide. On est confronté au quotidien au risque que cette évaporation de la loi symbolique devienne la marque caractéristique de notre époque. Pour cette raison, la défense et la revalorisation du rôle symbolique de l’enseignant, acquière une dimension politique qui, il faut le dire avec force, ne peut pas être supprimée.

A l’ère des gilets jaunes, les enseignants rejoignent la vague des revendications, et demandent un système éducatif plus humain et efficace : l’humanité étant au cœur du métier, sa richesse étant inaliénable, il s’agit de restituer aux enseignants ce qui leur appartient. Le moment est historique, l’occasion à ne pas rater. C’est pourquoi, à l’heure où les reformes Blanquer répondent à une fois de plus à une logique de production et de l’économie de moyens, il est inadmissible de vouloir limiter les revendications des enseignants à l’augmentation de leur salaire, sans donner à ces revendications aucune dimension politique. Non seulement cette démarche, que semble être la direction choisie par le mouvement des « stylos rouges », se révélerait contre-productive, mais elle relève d’une grave méconnaissance des enjeux politiques qui se nouent au métier d’enseignant. L’école, on l’a vu et les enseignants le savent bien, a une vocation culturelle qui dépasse la somme des compétences techniques qu’elle permet d’acquérir. La valeur du rôle de l’enseignant est une question de société qui appelle un véritable débat démocratique, une affaire qui concerne au plus haut point la vie publique, qui engage l’avenir de nos sociétés et ne peut être traitée que comme une responsabilité collective qui nous concerne tous, et pas seulement le salaire des enseignants. Pour toutes ces raisons, une lutte pour la revalorisation économique, sociale et politique du métier d’enseignant, ne pourra commencer que par l’abrogation des reformes et les démissions du Ministre de l’éducation nationale.

Un mur dur. Comment restituer tout son poids symbolique et, par là, politique, à la parole ? L’école, en tant qu’institution, a, aujourd’hui peut-être plus que jamais, un rôle à jouer. Elle doit être en ce sens un lieu de résistance : résistance de la loi symbolique du langage, et résistance, avec elle, de cette part d’impossible, disons le mystère d’une rencontre, qui demeure le cœur pulsant d’un enseignement qui a véritablement confiance, parce qu’il veut faire d’une vie une vie humaine.