Benoît Peeters : Grandeur d’Hergé

Hergé en 1937 (collection privée courtesy © Benoît Peeters)

Quelques mots pour saluer Hergé, en ce 10 janvier 2019 qui marque les 90 ans de Tintin.

Sa grandeur se laisse entrevoir très tôt, dès la première aventure du reporter du Petit Vingtième, même si elle fut longtemps déconsidérée. Bien sûr, Tintin au pays des soviets est le résultat d’une commande idéologiquement très marquée de l’abbé Norbert Wallez, le directeur du quotidien belge Le XXe Siècle. Bien sûr, le récit est rudimentaire et les maladresses nombreuses, surtout dans les premières pages. Mais quand on se penche sur la planche fameuse des élections truquées, deux qualités frappent immédiatement. La première concerne l’usage de la bande dessinée. Pas d’explication, pas de texte de commentaire dans ces trois cases panoramiques. Tintin et Milou sont là, dissimulés derrière la palissade, ne signalant leur présence aux lecteurs que par quelques signes de ponctuation. Rien qui vienne insister ou souligner. La lecture se fait à travers trois images au format et au cadrage presque identiques, trois images indissociables, à la lisibilité parfaite. La seconde qualité est d’ordre politique. Le public écoute avec attention l’orateur qui se tient debout, au centre de la tribune : « Camarades, trois listes sont en présence… L’une est celle du Parti Communiste ! ». Les regards se baissent, au moment où les armes sont brandies : « Que ceux qui s’opposent à cette liste lèvent les mains !… Qui donc se déclare contre cette liste ? ». Les visages s’inclinent plus encore, même si les armes sont maintenant dissimulées : « Personne ??… Je proclame donc la liste communiste votée à l’unanimité ! ». Tout est dit sur le mécanisme d’une élection truquée, en URSS ou ailleurs, hier ou hélas aujourd’hui. Il n’y a pas de quoi rougir, donc, d’avoir dessiné en 1929 une séquence comme celle-là.

Grandeur d’Hergé d’avoir très vite cru aux possibilités de ce langage spécifique qu’il n’appelait pas encore la bande dessinée. Bien sûr, il ne l’avait pas inventé. Mais en Europe en tout cas, les modèles étaient peu nombreux et pour la plupart balbutiants. Ce langage, il fallait le perfectionner et parfois l’inventer ou le réinventer. Regardons, dans sa version originale noir et blanc, cette scène de Tintin en Amérique où, après l’enlèvement de Milou, Tintin s’élance à sa recherche, gravissant les escaliers d’un immeuble de grande hauteur. Hergé parvient à nous donner le sentiment d’une ascension, alors que notre regard ne cesse de descendre. Ce paradoxe, qui est au cœur de la bande dessinée, Hergé le résout à la perfection. Cette page est un miracle de simplicité et d’efficacité. La bande centrale est particulièrement remarquable : seul le haut du corps de Tintin est visible à la première image, seules ses jambes le sont à la quatrième. Le décor est réduit à sa plus expression, pour que rien ne vienne perturber l’énergie de l’ascension. La ligne claire est déjà là, bien avant que Joost Swarte ne propose la formule.

Grandeur d’Hergé bien sûr, au moment du Lotus bleu. Avec cette chance qu’il a su saisir dans toutes ses dimensions, éthiques, esthétiques et politiques : celle de la rencontre avec Tchang Tchong-jen, le 1er mai 1934, puis de leurs séances de travail, dimanche après dimanche. C’est le moment où Hergé cesse d’être le petit Belge pénétré des certitudes de son milieu et accueille, comme personne et comme créateur, la venue de l’Autre. C’est le moment où le récit dépasse les stéréotypes du roman populaire et gagne en authenticité comme en intensité. C’est le moment où le dessin s’affine avec les pinceaux chinois, conciliant élégance et efficacité, précision et simplicité. Souvenons-nous de cette page célèbre où Tintin, dans sa chambre d’hôtel, s’apprête à boire une tasse de thé qui pourrait lui être fatale. Et souvenons-nous de l’analyse exemplaire qu’en avait proposé Pierre Sterckx. Dès le milieu des années trente, Hergé, qui n’a pas grandi dans un milieu privilégié, qui n’a pas poussé ses études au-delà du secondaire, qui n’a pas fait d’école d’art, sait comment composer une image et une page, mais aussi comment donner à l’enfant le sentiment de la beauté d’une civilisation lointaine. Si Hergé dès cette époque est un artiste, au sens le plus fort du terme, il ne l’est pas à côté de la bande dessinée, mais bien dans sa façon de s’y engager en profondeur.

Grandeur d’Hergé dans son intelligence des médias. On se rappelle le rôle que jouent dans les Aventures de Tintin, très tôt, la radio et la télévision. Souvenons-nous aussi du jeu plein d’humour avec la photographie, dans les premières cases de L’Île noire (je renvoie une nouvelle fois à la version originale en noir et blanc). Tintin semble désormais à ce point célèbre que même lorsqu’il ne fait rien, les journaux parlent de lui. Voici donc une coupure de presse : « Le fameux reporter Tintin se repose actuellement à la campagne. Le voici en promenade avec son inséparable Milou. » Tintin et Milou, dans cette image, sont figés par la photographie. Mais la bande dessinée, c’est tout le contraire : Hergé nous le démontre aussitôt, en faisant bondir Milou. Au sens propre, il s’extrait de l’immobilité photographique ; il quitte le passé de la célébration pour entrer dans le présent et se lancer dans un récit trépidant.

Grandeur d’Hergé telle que la révèlent ses carnets de la fin des années trente. Après avoir eu un peu de mal à boucler cette histoire jubilatoire et compliquée qu’est L’Oreille cassée, Hergé se met à prendre des notes pour préparer ses futurs scénarios. Ce sont, comme l’indique la couverture du premier carnet, des « éléments Tintin ». Des débuts d’intrigue parfois, mais surtout des germes de séquences, des gags rapidement esquissés. Ainsi de cette page où Hergé se lance dans une série de variations sur le thème « Milou et les os ». C’est d’abord une esquisse graphique : Milou, au Musée d’histoire naturelle, s’empare d’un os gigantesque de dinosaure.

Une page des carnets de scénario d’Hergé (© Moulinsart)

Hergé, qui est un homme de mots en même temps que d’images, ne cesse de glisser des notations écrites aux notations graphiques. « Où y a-t-il encore des os ? » se demande-t-il. « Homme de Neandertal. Morgue. Hôpital : squelette. » Puis, passant de l’os réel à l’os représenté, symbolisé, il esquisse un drapeau de pirates : « Milou emporte le drapeau. Victoire ! ». Il suggère des poubelles, Milou qui y farfouille, et c’est le début du Crabe aux pinces d’or qui est en train de s’inventer. Enfin, en lettres rouges, cette trouvaille, sans doute née de la relecture des notations précédentes : « Rayons X ! ». Une idée qui trouvera un tout autre emploi dans Objectif lune, une quinzaine d’années plus tard : « Et le squelette, Wolff, c’était vous ? ». Voici l’un de ces gags, nés des « accidents du crayon », par lesquels Hergé nous prouve qu’il est n’est pas seulement un excellent dessinateur doublé d’un brillant dialoguiste, mais bien un auteur de bande dessinée au sens le plus fort du terme. Et même la bande dessinée faite homme.

Grandeur d’Hergé, en 1938, dans Le Sceptre d’Ottokar, d’avoir inventé ces pays imaginaires que sont la Syldavie et la Bordurie pour mieux traiter de la sombre actualité du moment, celle de l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Habileté d’Hergé qui a su rendre concrète et crédible la Syldavie, son histoire, sa géographie et son régime politique, sa bataille de Zileheroum, ses rois et son eau minérale. Intelligence d’Hergé qui a donné du corps à ce pays avec une brochure touristique dont nous découvrons les trois pages en même temps que Tintin et qui va nourrir toute la suite du récit. Humour d’Hergé qui forge la langue syldave à partir du patois marollien de sa petite enfance, offrant à ses lecteurs bruxellois la jubilation d’une couche de lecture supplémentaire. Intuition d’Hergé qui décrit avec dix ans d’avance ce que les Belges appellent « la Question royale » : l’abdication, qui menaçait Muskar XII, deviendra réalité pour Léopold III.

Faiblesses indéniables d’Hergé, certes, pendant la Seconde guerre mondiale : dans sa collaboration au Soir « volé », dans les strips antisémites de L’Étoile mystérieuse, dans le personnage du banquier Blumenstein, dans un anti-américanisme lourd de sens. Mais grandeur d’Hergé, malgré tout, ces années-là, de s’être tenu loin de l’actualité dans Le Crabe aux pinces d’or, Le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge et Les 7 boules de cristal, proposant à ses jeunes lecteurs de vrais instants d’évasion. Génie d’Hergé, oui, génie, dans la création de ces nouveaux personnages que sont Haddock et Tournesol et dans la manière insolite de les introduire dans son univers : le capitaine est assommé par Tintin avant de fondre en larmes, le professeur est contraint d’embarquer sur le « Sirius » comme un passager clandestin. Hergé n’a pas fabriqué ces nouveaux personnages, il les a adoptés (pour reprendre le terme qu’il employait dans une de ses premières interviews).

Intelligence et habileté d’Hergé d’avoir su, à l’instigation de Casterman, accepter un passage à la couleur dont il s’était d’abord méfié, d’avoir mis au point avec son éditeur une technique – le bleu de coloriage – et un format – 64 pages – qui allaient ouvrir ses albums au marché français, puis international, et bientôt s’imposer comme un standard à travers toute l’Europe.

Grandeur d’Hergé, après les années difficiles de l’immédiat après-guerre, après les accès mélancoliques et les fugues à répétition, après ces moments de doute où il confie à Germaine, son épouse, que Tintin et ses aventures appartiennent au temps révolu de la jeunesse et de l’innocence, d’avoir su puiser en lui-même une nouvelle énergie pour se lancer de nouveaux défis. « Fini de rire, mon garçon, au travail ! », lui lançaient les Dupondt en le ramenant à sa table, menotté, sur une couverture de 1949 de l’hebdomadaire Tintin. Eh bien, ce Hergé pour qui le travail n’est plus une évidence, pour qui l’invention joyeuse et spontanée appartient au passé, va trouver dans cette difficulté matière à un récit d’une ambition démesurée : le diptyque formé par Objectif lune et On a marché sur la lune. Ce n’est pas seulement la technologie la plus contemporaine qui entre dans l’univers de Tintin, mais aussi le noir, la nuit, l’angoisse, la mort. L’échelle du dessin se modifie, les personnages sont confrontés à un univers qui les dépasse, un univers qu’il n’est pas question de conquérir mais seulement d’arpenter. Perdu dans une case immense et obscure, Tintin a conscience de l’événement : « Ça y est, j’ai fait quelques pas !… Pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, ON A MARCHÉ SUR LA LUNE ! » Ce « on » est superbe de justesse, car il nous inclut dans l’épopée : tous, avec Tintin et ses compagnons, seize ans avant Neil Armstrong, nous avons marché sur la lune.

Grandeur d’Hergé dans Tintin au Tibet, en 1960. Après Coke en stock et le retour carnavalesque de presque tous les personnages de la série, Hergé se met en quête d’une dimension qu’il avait longtemps crue – les lettres à Germaine en témoignent – inaccessible à la bande dessinée : l’émotion, l’aventure intérieure. Une dimension qui lui importe d’autant plus qu’elle est au cœur de ce qu’il vit depuis sa rencontre avec Fanny, depuis qu’il se sent déchiré entre son passé et son avenir, entre sa culpabilité et son désir de vivre, depuis qu’il tente – comme le lui a suggéré le Dr Riklin, lors d’une unique séance de psychanalyse – de tuer en lui « le démon de la pureté ». Tout cela va trouver place dans Tintin au Tibet, lors d’une scène bouleversante où Haddock, suspendu dans le vide, supplie Tintin de couper la corde qui les relie, puis dans l’abandon final du yéti, après les retrouvailles avec Tchang. Si dramatique soit-il, cet arrière-plan autobiographique ne pèse jamais. Oui, Hergé a mis « toute sa vie dans Tintin », mais sans jamais nous imposer de la connaître.

Grandeur d’Hergé enfin, là où ne l’attendait pas forcément. Lui à qui l’on peut reprocher le colonialisme, sinon le racisme, de Tintin au Congo (même s’il ne faut pas oublier que l’album fut créé en 1930, alors que sévissait une colonisation belge autrement plus cruelle), le voici dans Les Bijoux de la Castafiore qui prend le parti des romanichels, ces exclus d’entre les exclus. Dans cette histoire où l’on ne voyage pas, mais où c’est l’Autre qui vient chez vous, Hergé propose de subtiles variations sur l’hospitalité. Tout ce qui concerne les Tziganes, de la première méfiance du capitaine à leur départ précipité de Moulinsart, en passant par les tentatives infructueuses de Tintin de se rapprocher d’eux, est d’une remarquable finesse qui évite les pièges d’un humanisme de pacotille. Bien des ministres de l’intérieur, bien des préfets et bien des maires devraient se souvenir de cette phrase des Dupondt : « C’est bien notre chance. Pour une fois que nous tenions des coupables, il faut qu’ils s’arrangent pour être innocents ! »

Grandeur d’Hergé qui, avec Les Bijoux de la Castafiore, a su se renouveler une fois encore, déconstruisant l’univers des Aventures de Tintin et réalisant un pastiche à ce jour insurpassé. Grandeur de ce dessinateur au trait si maîtrisé qui joue avec ses propres codes dans la séquence fameuse du Supercolor Tryphonar. Grandeur de ce champion de la ligne claire qui invente le « shimmy dans la vision ».

Oui, Hergé méritait bien des traductions dans le monde entier, de grandes expositions, des livres par centaines, un musée à Louvain-la-Neuve, et notre gratitude de lecteurs éblouis.

Une première version de ce texte a été prononcée à Louvain-la-Neuve au colloque Tintin au XXIe siècle, le 20 mai 2017.