Certain.e.s disent attendre cela depuis mai 68… même si nous avons connu des revendications massives depuis 50 ans, le mouvement Gilets Jaunes semble une exception. Voici un mois que ce combat anti-gouvernement Macron a débuté : il semblait donc intéressant de donner la parole à quelques militantes. Sarah, Lola et Marie-Luce, toutes profondément engagées depuis des années (l’une d’entre elles a participé à mai 68) ont accepté de nous répondre.
Présentez-vous rapidement et dites-nous quelques mots sur vos convictions politiques.
Sarah : Je suis maman d’une petite fille et fonctionnaire après avoir travaillé 9 ans dans le privé. Je fais partie de l’ultra-gauche, pour utiliser les termes des grands médias, et défends fortement le féminisme intersectoriel, la décroissance et l’anticapitalisme.
Lola : Je suis juriste en droit de la protection sociale et engagée dans les mouvements de lutte contre les oppressions systémiques, particulièrement féministes, LGBT, antiraciste et anti-spéciste. Politiquement, ce sont surtout les luttes contre les inégalités sociales, la protection de la planète, et la remise en cause des dysfonctionnements du capitalisme qui sont pour moi au cœur des urgences actuelles.
Marie-Luce : Retraitée après l’essentiel de mon parcours pro dans la fonction publique (fonctionnaire puis contractuelle), je suis soucieuse de l’intérêt collectif d’abord mais aussi individuel (lutte pour les sans-papiers, les migrants, les retraités…).
Comment résumeriez-vous ce mouvement « gilet jaune » ?
Marie-Luce : Comme une révolte citoyenne spontanée des classes pauvres et moyennes contre l’injustice fiscale suite à la taxe de trop. Ceci après des dizaines d’années à réduire ses besoins pour faire face à la baisse constante du niveau de vie, jusqu’à l’insupportable, et face au manque d’actions des gouvernements successifs pour s’attaquer à ce problème et à leur surdité aux formes d’expression classiques (grèves, manifestations autorisées…).
Lola : Il s’agit d’une mouvance inédite dans son organisation et, comme elle représente le ras-le-bol général d’un nombre très important de Français, variée dans ses revendications et les populations représentées. La taxe sur le carburant n’est que la goutte d’eau, en ce qu’elle participe à une précarité déjà trop pesante et en ce qu’elle témoigne des contradictions du gouvernement : prêt à taxer les pauvres pour sa soi-disant transition énergétique en laissant les plus riches profiter de l’évasion fiscale, tout en délaissant les alternatives de transports publics en province, et en affichant une politique générale qui ne se préoccupe absolument pas de l’environnement.
Les premiers évènements ont sûrement été considérés avec beaucoup de dédain et sans grande inquiétude par les politiques et une partie des Français, mais ils ont pris de l’ampleur lorsque beaucoup d’associations ou personnalités représentant des valeurs dites « de gauche » ont rejoint le mouvement — coupant court à l’argumentaire d’un mouvement gangrené par l’extrême droite ; et lorsque les Gilets Jaunes et les marches pour le climat ont également convergé – là encore, on ne pouvait plus réduire les manifestants à leur réservoir d’essence et à des égoïstes qui ne se préoccupent pas de la planète. On est en train d’aboutir à une véritable convergence de toutes les forces citoyennes sur les revendications sociales, surtout qu’actuellement lycéens, étudiants, syndicats, commencent à s’organiser aussi.
Que signifie pour vous le terme de révolution ? Pensez-vous que c’est ce que nous sommes en train de vivre ?
Marie-Luce : C’est un changement brusque de pouvoir, un renversement du pouvoir en place par la force ou pas mais en dehors des moyens électoraux. Nous n’en sommes pas encore là mais il est intéressant de voir qu’il y a maintenant des Gilets Jaunes en Belgique, en Hollande, en Allemagne…
Sarah : Le terme traduit un changement et une contestation très brutale dans un pays face à une injustice sociétale toujours grandissante, avec souvent des dommages collatéraux, mais qui profite, in fine, au plus grand nombre.
Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il s’agit aujourd’hui d’une révolution, il y a quelque chose d’embryonnaire et d’extrêmement positif, mais qui peut tout aussi vite retomber. Nous avons pu le voir avec les Printemps arabes en 2013, ou à plus petite échelle avec « Nuit Debout » en France, les issues n’ont pas été aussi importantes que les militants l’espéraient.
Lola : Pour une révolution il faut aboutir à un changement radical. Je ne suis pas très optimiste quant à un changement de la part du gouvernement, qui refuse de revoir son modèle et ne proposera que des miettes. Quoi qu’il arrive, il y aura en revanche effectivement eu un changement dans la manière dont les Français en souffrance se sont appropriés la rue et l’expression du mécontentement, en dehors de toute association ou syndicat, en s’organisant eux-mêmes. On a pu voir des personnes s’exprimer qui n’avaient auparavant jamais la parole. C’est d’ailleurs, probablement, ce qui effraie le plus les politiques.
En rapport avec d’autres combats que vous avez pu mener, en quoi celui-ci vous semble-t-il particulièrement singulier et efficace ? En quoi ce que que nous vivons en ce moment est-il révolutionnaire ?
Sarah : Ce mouvement est efficace car il touche toute les couches de la population, aussi bien les chauffeurs vtc, des gens apolitiques, des retraités… plein de gens que l’on a pas l’habitude de voir s’engager et de voir manifester, qui entraînent avec eux les habituels syndicalistes et gaucho dont je fais partie et le mélange des genres produit une force nouvelle. Je pense que Macron n’a pas été élu de manière très démocratique, lui l’avait peut être oublié, mais pas le peuple. Lui, censé représenter les Français, s’est montré bien naïf et ignorant sur les capacités de ce peuple à s’insurger.
Ça me fait rire de constater que certain Français puissent râler contre les Gilets Jaunes alors que des gens du monde entier sont en train de regarder ce mouvement avec envie et respect. Il faut que nous soyons fiers d’eux, et que l’on remercie chaque smicard, retraité, étudiant, etc., tous ceux qui se relaient sur les ronds points dans le froid depuis un mois, pour tout l’espoir et la positivité qu’ils offrent au monde, pour moi ce sont des héros invisibles du quotidien qui méritent plus d’admiration que n’importe quel patron du CAC40.
Lola : Ce combat est singulier dans sa symbolique : c’est un mouvement citoyen partant des réseaux sociaux, sans réels leaders. Il s’est mis à occuper des espaces habituellement épargnés par les manifestations et émeutes : les Champs-Élysées, les lieux de pouvoirs, les quartiers bourgeois et touristiques. Il me semble particulièrement efficace pour deux raisons : La première, c’est que ce mouvement rassemble beaucoup de personnes, y compris des gens qui ne sont jamais amenés à se croiser dans des mouvements militants, et ce sur un socle de revendications communes. Toute personne en difficulté face aux inégalités, et opprimée par le système mis en place par nos politiques, a sa place dans ces manifestations. Ce n’est pas compartimenté, comme cela peut l’être d’habitude. La deuxième raison est évidemment la violence du mouvement, surtout dans des quartiers bourgeois d’habitude préservés. Aussi regrettable que cela puisse paraître, il semble qu’après des décennies de manifestations pacifiques, il n’y a que la violence qui fasse que des revendications méritent d’être considérées. On ne sait pas ce qui sortira de ce mouvement et si quelque chose sera obtenu, mais il est clair que la considération du gouvernement envers cette grogne populaire n’a réellement commencé qu’après les premières violences.
Marie-Luce : Le côté spontané du mouvement hors des partis politiques et des syndicats est intéressant ; les profils différents des acteurs et les problématiques diverses qui sont fédérés par le fort sentiment d’injustice aussi. Ça peut être révolutionnaire car la demande de plus de justice fiscale est la réponse aux inégalités croissantes entre la classe sociale la plus haute et les autres à travers le monde entier, et qu’une prise de conscience de nos dirigeants éviterait d’autres formes de réponses comme la montée des nationalismes et des régimes autoritaires ailleurs. Même la présidente du FMI demande une meilleure répartition des richesses pour éviter les montées de la violence dans le monde.
Nous sommes d’accord pour constater que les violences dont usent les manifestants restent minimes comparées aux violences sourdes et quotidiennes que nous subissons du fait de l’État, voire de tout un système. Votre avis sur cette question de la violence ?
Sarah : Quand la violence ne s’attaque pas à des êtres humains mais à des objets, des vitrines, des choses matérielles, cela est pour moi une bien maigre violence qui vise uniquement à remettre l’homme et sa qualité de vie au centre du débat ; même si dans cette casse je regrette que l’on s’attaque à des petits commerçants indépendants. Continuez à casser Chanel et l’Apple Store, il u a un sens réel, mais le bar-tabac de quartier ou l’ophtalmo, c’est se mettre à dos une partie de la population tout aussi concernée que nous par nos revendications.
Lola : Je pense avant tout que ce qu’il faudrait dénoncer, c’est d’être contraints d’en arriver à la violence pour être écoutés. Personne n’a envie de détruire, ou brûler, ou piller, pour se faire entendre. En revanche, chacun est capable de violence si les circonstances sont réunies. Il faut donc se poser la question de ce qui a permis à ces dernières manifestations de dégénérer : l’accroissement galopant des inégalités des dernières années, la surdité de ceux qui nous gouvernent, la condescendance affichée des élites et de certaines personnalités médiatisées vis-à-vis du mouvement, etc. Personne ne souhaitait la violence mais il semble qu’aucun choix n’a été laissé. Cela fait des années que les syndicats, notamment, manifestent pacifiquement en demandant aux gouvernements de les écouter pour éviter ce type d’émeutes (ce qu’aucun gouvernement n’a fait). La violence était donc regrettable mais surtout prévisible – et apparemment nécessaire.
Il est aussi intéressant de regarder la réaction de certains Français (ceux qui ne se sentent pas concernés par la colère exprimée par les Gilets Jaunes) face à la violence : beaucoup la dénoncent plus qu’ils ne dénoncent les injustices sociales. Beaucoup tiennent des discours du type « je comprends que vous dénonciez votre précarité, mais faites-le autrement sans nous déranger » : on reste dans les discours oppressifs des personnes non engagées qu’on retrouve dans les autres luttes (les féministes qui seraient hystériques, les LGBT qui seraient partout, les végans qui vivent sans tuer d’animaux qui seraient de vrais terroristes, etc.). Il y a toujours une volonté de réduire au silence les minorités, politiques ou numériques, qu’on retrouve aussi chez les concitoyens. Il faudrait se faire entendre mais pas trop fort, pour ne pas trop perturber le cours des choses. Cette contrainte au silence a assez duré et se traduit par de la violence. De plus, il faudrait se demander si cette indignation sélective – pleurer pour une voiture brûlée et hausser les épaules pour des familles qui voudraient se nourrir – n’est pas à prendre en compte dans les violences systémiques à l’origine des émeutes.
Enfin, en pratique, si la violence existe, il ne faut pas oublier qu’une grande majorité des manifestant.e.s étaient pacifiques. Beaucoup se mettaient à genoux mains en l’air devant les forces de l’ordre – et se prenaient quand même des tirs de flashballs. On remarque d’ailleurs que les violences et la répression policières n’ont pas été traitées dans les médias mainstream alors qu’elles ont été l’une des principales composantes de ce mouvement. L’existence des réseaux sociaux et de nombreuses vidéos rendent difficiles d’ignorer que les forces de l’ordre, qui devraient être là pour le peuple, défendent en fait les boutiques de luxe, les politiques, le pouvoir en place – sans hésiter à utiliser la violence. D’ailleurs les nombreux appels des manifestants aux CRS et gendarmes à se joindre à la lutte, en retirant leur casque, pour protester eux aussi contre leurs conditions de travail et la politique en place, n’ont pas été reçus. Ce n’est pas anodin de dénoncer la violence des manifestants et pas la violence de la police : au fond ce qui gène n’est pas la violence elle-même, c’est ceux qui remettent en cause l’ordre établi.
Marie-Luce : Oui, on l’a dit plus haut, la vraie violence c’est la surdité des élites aux formes d’expression classiques (grèves, manifestations autorisées…) de mal-être et leur aveuglement face à la montée de la misère visible partout.
Vous avez participé aux manifs et continuez de le faire. Quel est votre sentiment, quelles sont vos conclusions, en tant que participantes aux actions ?
Sarah : Qu’il est trop frustrant de rester chez soi à regarder la télé et d’avoir envie de la jeter par la fenêtre, tant ce que les grands médias véhiculent peut provoquer comme sentiment de désespoir et d’incompréhension, anéantissant et anxiogène. Et en même temps c’est d’un grand réconfort et un vrai soulagement que de constater que nous sommes des milliers à ressentir la même colère et le besoin de l’exprimer ; des gens se battent et y croient. L’on se dit ainsi que même si tout cela est vain, nous nous devons d’essayer avec eux. Je ressens ça comme un devoir envers ma fille.
J’ai aussi éprouvé de la honte à voir des gens déployer autant d’énergie et dépenser leurs maigres revenus pour se rendre à Paris, pendant que la plupart des gens de mon entourage, moi y compris, nous donnons beaucoup de leçons pour rester au final dans la plainte passive.
Lola : J’ai d’abord été marquée par la diversité des participants. Par rapport à des manifestations organisées dans les cadres habituels, où les personnes viennent souvent d’un même milieu, on pouvait voir ici que ce qui ralliait les manifestants était une remise en cause générale de la politique actuelle, et non pas l’affiliation à une mouvance ou une association précise.
J’ai remarqué, également, le manque d’organisation de ce mouvement citoyen, sans leader ni chef. Ce qui est également sa force (avec un caractère imprévisible) peut malheureusement l’affaiblir. Cela a été utilisé par les forces de l’ordre pour disperser le mouvement le plus possible et le diviser aux abords des Champs-Élysées le 8 décembre, laissant des milliers de gilets jaunes errer dans les rues de Paris sans parvenir à un véritable rassemblement en nombre.
D’ailleurs, plus les jours passent, moins on voit de « Gilets Jaunes » en tant que tels : les personnes qui se joignent au mouvement ne portent pas le gilet mais se retrouvent dans la colère.
Marie-Luce : Je suis solidaire avec le mouvement malgré les différentes sensibilités qui s’y expriment dont certaines en lien avec l’extrême droite. On répond au désespoir comme on peut et parfois avec de mauvaises solutions.
Que diriez vous, justement, quant au fait que la droite, voire l’extrême-droite, participe activement à ce combat ?
Sarah : Bien que je sois profondément opposée aux idées xénophobes et nationalistes des mouvements populistes à travers le monde, je ne juge aucun citoyen qui a envie de manifester pour ses droits parce qu’il se sent perdant face au grand Capital. De plus, ce n’est pas la même démarche de manifester contre les droits des homosexuels ou des migrants par exemple. Mais la suite des évènements me donnera peut être tort sur ce point.
Lola : Quand on demande plus d’égalité, moins de pauvreté, il s’agit de revendications auxquelles peu de courant politiques peuvent s’opposer. Cependant, beaucoup ont cherché, sans aucun doute dans le but de décrédibiliser le mouvement, à réduire les « Gilets Jaunes » à des pauvres incultes, anti-environnement, racistes et homophobes et d’extrême-droite. Il suffit d’aller sur place en manifestation pour voir que c’est faux. Il s’agit d’un large échantillon de Français qui ont en commun de dénoncer la précarité grandissante, le décalage avec les élites, le mépris du gouvernement. Qu’il y ait, effectivement, dans cette foule des racistes et de l’extrême-droite ne doit malheureusement pas étonner puisqu’il s’agit de la France. De même qu’on ne peut pas attendre une vraie révolte représentant le peuple, et exiger que les participants soient tous de gauche.
Il y a eu quelques balbutiements au début – j’ai moi-même préféré ne pas aller aux premières manifestations. Heureusement, plusieurs organisations antifascistes, et de gauche, n’ont pas hésité à souligner l’importance de faire converger les luttes pour ne pas laisser un couloir à l’extrême-droite. Les revendications des Gilets Jaunes tournent autour de la précarité et du pouvoir d’achat, il ne s’agit pas de revendications nationalistes, anti-migrants, ou anti mariage pour tous.
Marie-Luce : Il ne s’agit pas, bien sûr, de valider la présence de ces partis mais de proposer aux gilets jaunes en recherche de solutions proposées par la droite et l’extrême droite des solutions alternatives au rejet et au renferment sur soi.
En 2017, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle s’exprimait pour Libération au sujet de la colère dans une approche psychologique et sociétale. Ses paroles semblent à la fois prédire et analyser les évènements actuels. Qu’en pensez-vous ? Elle écrivait : « La colère est une émotion, mais c’est aussi le fruit d’une pensée. En parlant des individus ou masses en colère, on cherche à les discréditer. On réduit leur sentiment à une pulsion ou à un instinct qui ne peut ainsi accéder à la dignité d’une réaction à l’injustice, ce qui est tout de même sa première raison d’être. La «colère» qui s’est fait jour contre les partis de gouvernement n’est pas à négliger, sans quoi le ressentiment va se creuser. Le risque est de voir la colère se cristalliser en haine ou bien faire retour sur les sujets en les enfonçant plus encore dans le découragement. Ce qui ne promet que de la violence. La colère portée par un individu ou par un groupe vient le plus souvent d’un sentiment de déception ou de trahison. Et de ce point de vue, elle est saine et sainte. Elle exprime un élan vital, un éros, qui sort les sujets de la déréliction, de la morbidité. On est du côté de la vie beaucoup plus que de la mort. On dit qu’il y a beaucoup de colère en France, mais c’est peut-être préférable à une situation de résignation léthargique grosse de haines futures. La colère est une sorte de fièvre, le signe d’une crise. On peut faire baisser la température momentanément, mais pour guérir, il faut aller en chercher la cause. Si on s’arrête au symptôme, on peut mettre en danger l’organisme, car le corps social comme le corps humain n’a plus de moyen de s’exprimer.
Quand on ne parvient pas à sortir de la colère, elle peut se transformer en une pulsion de destruction, destruction de l’objet ou destruction d’autrui ou d’atteinte à sa propre intégrité physique. L’objet de la colère est alors vu comme menaçant la survie de l’individu ou du corps social. C’est la transformation de la colère en rage.
Précisément, l’objet de la haine est toujours fantasmé. Mais derrière le bouc émissaire de la haine, il y a la plupart du temps l’injustice pour cause : le chômage ou la pauvreté.
La colère reste une pulsion de vie. Il s’agit pour un sujet de tenter de faire entendre quelque chose qui lui apparaît légitime. Elle est liée au manque de reconnaissance. Avant qu’il y ait réparation, il doit y avoir reconnaissance. Pour désarmer une colère, il faut d’abord prendre en compte d’où l’autre parle et reconnaître sa parole comme légitime, même si celle-ci est dans l’erreur. Tant que cette position n’est pas reconnue, il ne peut y avoir de dialogue et de résorption de la colère.
On en sort par le langage, le dialogue avec l’autre pour obtenir la reconnaissance de la légitimité de son point de vue. Et là, nous nous heurtons à une difficulté pratiquement insurmontable dans notre société, c’est la perversion du langage. C’est moins des expressions que le sens des mots qui est retourné ou dévoyé. On dit «réaliste» quelqu’un qui se conforme à l’idéologie dominante, on dit «évaluer» quand, en réalité, on dévalue en encourageant la délation, on appelle «progrès» toute transgression quelle qu’elle soit, on parle «de protéger les gens» quand, en réalité, on les contrôle, on qualifie soudain de «plébiscite» ce qui était un «barrage» la veille, on dit «se mettre en disponibilité» quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne licencie pas mais se «restructure», on appelle «réforme» des dérégulations et «révolution» l’actualisation de l’hégémonie économique sur la politique.
C’est pire qu’un langage vide, c’est pire que le cynisme, c’est un langage pervers. Le risque – ou l’intérêt d’un État comme d’un sujet qui ne veut pas répondre à une demande de justice – alors est de ne laisser comme porte de sortie que la violence, la lutte armée, les affrontements des «casseurs». «On a que ça», disent-ils. »
Lola : Ce texte est effectivement très pertinent. Il m’interpelle particulièrement sur deux points.
Le premier est celui du dialogue. Le dialogue est rompu dans nos sociétés, les gens jugent et méprisent avant d’essayer de comprendre ou de construire. On le voit avec les politiques. On le voit sur les réseaux sociaux. On le voit entre concitoyens. Je pense que la violence avec laquelle beaucoup ont caricaturé les Gilets jaunes était pire que la violence des émeutes elle-mêmes. Les réduire à des beaufs racistes et non éduqués est très représentatif de la France macroniste et de l’ignorance qu’il existe et nous empêche de communiquer. Cela a ajouté de l’huile sur le feu de la colère.
Le deuxième point qui m’interpelle est celui qui oppose colère et léthargie. Rares sont les citoyens pleinement satisfaits des politiques menées et du système en place, mais une écrasante majorité choisit le confort de son train-train quotidien, préférant critiquer et les politiques et les émeutes violentes, tout en restant personnellement dans la plus grande passivité. On en revient à la fameuse citation « pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » : ces personnes, en ne faisant rien, participent au maintien en place d’un système inégalitaire et attisent les colères… qui peuvent devenir violences.
Marie-Luce : Je suis d’accord avec tout. Cette colère est légitime. Les mensonges conscients et inconscients des politiques, les propos frileux et souvent orientés de nombreux journalistes perpétuent le système. Le problème est mondial, les solutions aussi. La crise des subprimes en 2008 a creusé les inégalités croissantes depuis 30 ans et une nouvelle bulle financière risque d’éclater. La régulation de la finance par les États et la justice fiscale sont les solutions et il y a urgence. Les moyens pour financer les réformes, résoudre la crise sans réduire les services publics ni augmenter les taxes ou la dette existent : on les trouve dans les paradis fiscaux et ailleurs, intéressons-nous à l’évasion fiscale, aux cadeaux fiscaux aux grandes entreprises (GAFA et autres), aux différentes niches fiscales et au gaspillage d’État.