Prix Médicis Essai 2018 : L’irrésistible ascension des frères Lehman de Stefano Massini

NY SE © Dominique Bry

Les frères Lehman de Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, est un livre exceptionnel. On hésitait, chroniquant pour Diacritik cette épopée inventive et contemporaine à qualifier ce texte de roman, genre qui réduit sa forme. Voilà le livre couronné par le prix Médicis… Essai aujourd’hui (et ce n’est pas la première fois que le jury du Médicis fait un tel pied de nez aux genres). C’est dire si Les Frères Lehman échappe, et c’est tant mieux, à tout horizon générique, horizon au sens étymologique de délimitation des saisons (horizein).

Hannah Arendt, analysant la Condition de l’homme moderne l’écrivait : les marchandises ont supplanté les paroles, la bourse a détrôné l’agora, le marché est devenu le lien du collectif. La destinée des Frères Lehman, telle que Stefano Massini en retrace l’épopée, en est l’illustration parfaite, du départ de Bavière d’Heyum Lehmann (avec deux n), le 11 septembre 1844 à la faillite aux répercussions planétaires de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008 : à travers l’histoire d’une dynastie c’est toute l’Amérique dans sa grandeur et ses décadences que saisit l’auteur italien, en une fresque singulière et sidérante.

Hayum a tout abandonné pour rejoindre l’Amérique de ses rêves : Rimpar en Bavière, son père marchand de bestiaux, sa Süssel, son prénom (il devient Henry) et le dernier N de son nom de famille. « Parti dans l’obsession de l’Amérique / arrivé maintenant devant l’Amérique ». Il s’installe à Montgomery, Alabama, vend du tissu, bientôt rejoint par ses deux frères Mendel (devenu Emanuel) et Mayer. Henry se marie, a des fils, son commerce se développe et se diversifie.

Tout est là, dès l’origine : une double ascension, familiale, commerciale, l’épopée d’un siècle à travers des frères, la conquête de l’Amérique et des marchés, le culte de l’argent et du nom, des hommes « mués en métaphore » « sur cette crête escarpée / où l’Histoire se mue en Légende ».

Légende en effet que cette histoire documentée, dans une forme qui vacille entre roman, poésie et théâtre, entre incantation et chant, prophétie et apocalypse. Les livres s’édifient en psaumes, comme une nouvelle Création, en colonnes, ni pleinement poésie ni totalement prose, entre rigidité verticale (à l’image de la dynastie qui se bâtit) et chaos de l’absence de rime (comme une fin annoncée, une perfection minée de l’intérieur, l’émiettement à venir des colonnes). L’Amérique rend américain ce qu’elle importe, hommes, culture, matières premières et alimentation. Ainsi le denim, blu di Genova, devenu blue-jeans, ainsi les trois frères, le Cerveau (Henry), le bras (Emanuel), Mayer (le Bulbe), trois Lehman, patronyme germanique américanisé. Baroukh HaShem répètent les vers, béni le nom, celui qui pourtant sera aussi celui de la chute.

Les trois génies du commerce flairent l’air du temps, tirent profit de tout ce qui pourra transformer la matière première en or, même les catastrophes leur sont bénédictions, moments de mutations commerciales, de diversification, d’extension du domaine de la finance.

« De toute façon, le marché du coton
marche à merveille,
car l’astuce – la vraie –
consiste à vendre ce que l’homme est obligé d’acheter »

Comment écrire la chronique d’une chute annoncée ? En 2008, le nom de Lehman envahit les écrans du monde, montrant à tous qu’une banque peut faire faillite, qu’une institution peut tomber. Entre le bruit de la déflagration (la fin d’un géant financier international, les milliers de salariés sans travail du jour au lendemain) et le silence poli qui entoure paradoxalement l’événement (le rôle équivoque de la banque centrale américaine, le lâchage en règles des partenaires), qui se souvient des frères Lehmann (avec deux n) ? Que sait-on du passé qui aurait pu expliquer la fin de Lehman Brothers ? Et si la fin avait déjà eu lieu bien avant la chute ?

Les Frères Lehman (avec un seul n) de Stefano Massini est ce conte de la fin, une saga familiale, théâtrale et poétique. Une histoire de filiation et de transmission, le récit d’un atavisme né hors des frontières des Etats-Unis du XIXe siècle qui s’est nourri du rêve américain autant qu’il a contribué à forger sa légende.

Quand Henry, Mendel et Mayer se retrouvent en Alabama après que New York a eu raison des rêves de l’aîné, l’heure est à la construction. La fratrie est composite, le cerveau, le bras et le bulbe, à eux trois ils forment un corps, un ensemble, un tout, un idéal. En ligne de mire et en miroir de leur élévation sociale et financière, les premiers rangs de la synagogue, où sont assis les Goldman, les Sachs. La synagogue comme métaphore de l’avancée du monde, de sa modernisation à l’aune des guerres (civile ou mondiales), du progrès technologique, de l’évolution de la société, des changements de paradigmes successifs.

Les fondateurs sont des créateurs, ils inventent un métier, « être au milieu »,
« acheter et revendre » :
« c’est un nom inventé :
Nous sommes des intermédiaires, voilà 
». Ils plient l’Amérique à leur génie commercial, devancent les modes, les mutations sociales et quand l’un (Mayer à Montgomery) ne comprend pas que le Sud change, que la guerre de Sécession aura raison de son mode de vie, l’autre (Emanuel à New York) sait anticiper ce que la fin de l’esclavage et des privilèges signifie pour leur commerce. Les deux frères sont divisés comme le pays entre Nord et Sud, de décennies en décennies la fratrie figure l’Histoire de l’Amérique, ses splendeurs, ses misères.

Les frères Lehman originels grandissent, croissent, vieillissent, se marient, font des enfants. Qui à leur tour grandissent, croissent et vieillissent dans l’attente, la perspective, l’obligation de travailler à la tête de l’entreprise familiale. Les enfants de leurs enfants feront de même. Mais tous n’auront pas le génie d’Henry, le bras de Mendel ou l’œil de Mayer. Alors que la voie est tracée, que la guerre de Sécession a permis expansion et transformations, que le charbon, l’acier, le pétrole, le chemin de fer, l’automobile sont les nouvelles conquêtes de cette famille insatiable – mais pas l’or, intouchable –, que le retour à New York s’accompagne de grands mariages (de cœur et d’affaires), le déclin est en marche. En route, ils ont oublié le secret du patriarche bavarois, le marchand de bestiaux : « Chers fils, s’enrichir n’est pas un commerce,
C’est une science. Soyez rusés, mais également prudents 
».

Il y aura Sigmund doux et innocent, philanthrope même, incapable de trouver place « dans l’arène sanguinaire du commerce », plutôt du genre à « céder 10 marionnettes contre 2 biscuits », et pire à s’en vanter… Philip qui apprend l’alphabet par les initiales des « villes avec lesquelles son père commerce », Arthur qui n’apprend pas les lettres mais les chiffres, la dynastie se poursuit, les marchandises se diversifient (téléphone, gaz, pétrole, tabac), la banque se développe, entre en bourse, ce nouveau Temple de Wall Street « une synagogue / aux plafonds plus hauts que ceux d’une synagogue ».

Emanuel « a l’impression que soudain
le monde s’est contracté
en un bouton
dont New York est la boutonnière ;
il suffit d’un petit geste, d’un geste minuscule
nous serons maîtres du monde.
Faire, donc.
Être, donc.
Oser.
Oser.
Oser. »

« Jamais au grand jamais
Sigmund n’aurait imaginé
qu’il existait sur la planète Terre
un endroit où les mathématiques
se muaient en religion
et où les rites chantés tout haut
n’étaient que des refrains numériques »

Le récit suit l’ascension, irrésistible, impérieuse des Lehman. L’Histoire est double, celle d’une famille, celle, parallèle de l’Amérique, conquérante, invasive (les frères ne s’installent-ils pas Liberty Street ?). Aucune date dans cette magistrale épopée : l’avancée est chronologique, rythmée par les grands événements collectifs, immédiatement situables par les lecteurs. L’empan temporel est un colosse (aux pieds d’argile), qui s’édifie comme une forme géologique tout en donnant les signes avant-coureurs de sa chute, comme lorsqu’Emanuel, terrifié par les nouveaux chemins de fer, fait des cauchemars toutes les nuits, que des failles apparaissent avec Herbert Lehman ne comprend pas qu’«  un frère soit plus important qu’une sœur »…

Ce qui a fait la grandeur des Lehman, un socle de valeurs, contestables ou non mais dans une permanence, se délite, avec ces générations nouvelles qui adoptent d’autres manières de penser et de se comporter. Les cris de Wall Street « Up ! », « Down ! » rythment aussi la saga familiale et le « prodigieux mécanisme » qui finit par montrer ses limites et voit ses rouages se gripper.

© DK

L’ascension des Lehman Brothers décrite par Stefano Massini est un vaste commentaire en creux de l’évolution de la société américaine, créant, précédant les marchés de demain : le téléphone, l’aviation, l’informatique, le cinéma, la télévision, la finance… La banque Lehman a conquis le monde tandis que son cœur (les héritiers successifs) se détournait de ce qui faisait son essence : ils étaient des commerçants qui voulaient acheter pour revendre, qui voulaient construire pour s’enrichir, qui voulaient avancer… jusqu’aux premiers rangs du monde et premiers bancs de la Synagogue. En basculant du côté de la finance pure, des produits virtualisés, des subprimes et en spéculant pour spéculer sur les nouveaux marchés monétaires dématérialisés, Lehman Brothers a perdu sa raison d’être et vendu son âme aux traders qui conduiront la banque à la faillite en 2008.

Avec son souffle épique, Les Frères Lehman est une expérience de lecture fascinante : le livre de Stefano Massini rend compte autant des questionnements personnels que de la réussite collective, de la volonté paysanne des fondateurs que des faiblesses des générations suivantes. Et l’ode de se ponctuer dans un ultime verset, bouclant plus d’un siècle et demi d’histoire, en retournant aux sources du rêve de Mendel, d’Hayum et Mayer à Rimpar en Bavière, quand ils ont quitté l’Europe, quand ils s’appelaient encore les frères Lehmann. Avec deux n.

Stefano Massini transcende une énorme matière factuelle, l’archive du capitalisme, en une saga au souffle tout autant épique que romanesque. Les Frères Lehman est une Comédie humaine en un volume, une Pastorale américaine à la forme éblouissante. A rebours d’un monde qui écrit son histoire en chiffres, l’auteur privilégie les allégories aux algorithmes. Son texte est un tissu de références bibliques, talmudiques, littéraires, les personnages réels deviennent métaphores, le récit est mythe, il est un Livre contre le livre de comptes qu’est devenu le monde. Magistral de bout en bout.

Stefano Massini, Les Frères Lehman (Qualcosa sui Lehman, 2016), trad. de l’italien par Nathalie Bauer, éd. Globe, septembre 2018, 850 p., 24 €