« Elle avait fait mouche. »
C’est ainsi que le narrateur du dernier roman de Vincent Almendros commente la phrase que prononce, à la toute fin du livre, la jeune femme qui l’accompagne. Un constat qui fait écho au titre de l’ouvrage au moment précis où le lecteur entre-aperçoit une vérité d’abord insoupçonnable et insoupçonnée que le roman n’a cessé pourtant de laisser longuement et savamment infuser tout au long du récit, tel un thé devenu noir et acide parce que resté (trop) longtemps dans sa théière et qu’une hôtesse impeccable et légèrement perverse ferait boire à des invités tout aussitôt surpris du plaisir paradoxal et inattendu qu’ils en retirent.
Car Vincent Almendros lui aussi fait mouche, entre malaise et jubilation, et ce grâce à un récit d’une précision remarquable et à un art du faux-semblant porté à sa perfection, le tout dans un roman qui se plait à croiser les codes du roman policier (Agatha Christie au mieux de sa forme dans ses récits les plus retors) et du roman provincial (avec ses ambiances aussi rances que ses secrets de famille).
Roman familial/roman provincial
Le récit livré par le narrateur de Faire mouche (celui de son retour, à la faveur du mariage de sa cousine, dans une province depuis longtemps quittée et pour lequel il se fait accompagner d’une amie qu’il présente comme sa compagne, cette dernière l’ayant, semble-t-il, brutalement quitté) se donne pour commencer comme un roman familial (avec l’histoire, les non-dits, les rancœurs et les haines d’un cercle de famille restreint) et un roman provincial (avec l’évocation d’un monde rural présenté comme dur, austère et fermé). Le lecteur en retrouve les motifs en quelque sorte obligés avec un narrateur qui jette un regard sans indulgence sur les mœurs, les coutumes et les angoissants travers d’un monde qui semble figé dans un passé obsolète et dont plusieurs scènes livrent une description d’un réalisme chirurgical en même temps qu’elles constituent pour l’écrivain de véritables (et très réussis) morceaux de bravoure.
Mais le récit instille en même temps un malaise et une angoisse qui l’amènent à excéder les codes habituels de la représentation réaliste de par la perfection même avec laquelle il les met en œuvre. Il les pousse en quelque sorte à leur paroxysme grâce à une écriture qui, économe en moyens, n’en est pas moins d’une grande intensité visuelle et fait ressortir la dimension fortement picturale des scènes mises sous les yeux du lecteur, comme celle du dépeçage d’un lapin, dont le réalisme aussi froid qu’implacable acquiert paradoxalement une dimension proprement fantasmatique.
Les mouches, invoquées dès l’épigraphe avec la référence à la pièce de Sartre (et donc aussi aux Erinyes) et régulièrement comptabilisées au fil du récit par un narrateur qui semble littéralement obsédé par leur présence, constitue une autre manière de pousser à leurs limites ces mêmes codes par l’insistance avec laquelle le récit les convoque : mouches mortes laissées devant une fenêtre de la vieille maison inhabitée où il passe la nuit, papier tue-mouche dans la maison de sa mère et de son oncle, moucherons qu’il repère chez sa cousine, mouche posée sur le lapin que la mère s’emploie à dépecer, jusqu’à ce que ces mouches deviennent plus signifiantes encore en raison cette fois de leur absence au moment où le narrateur imagine entendre leur bourdonnement au cœur de la charogne trouvée par hasard dans les bois et qui pourtant n’en contient pas, desséchée qu’elle est « comme du carton » depuis déjà longtemps.
Plus largement, l’idée de décomposition hante le récit avec, en particulier, les « relents de détritus qui ferment(e)nt dans le cageot » et saturent l’atmosphère de la véranda de la maison maternelle. Tout comme le hante aussi la présence de la mort : d’un côté, les morts passées (celles du père et de la tante du narrateur dont les différents protagonistes conservent les urnes funéraires dans leurs maisons respectives) ; de l’autre, la mort annoncée de son oncle malade. À quoi s’ajoutent encore les menaces ou les craintes d’empoisonnement distillées au fil du récit, la nourriture ou la boisson se transformant régulièrement en instruments de pouvoir, d’intimidation, voire de meurtre potentiel avec, par exemple, une Claire malade d’avoir trop mangé à l’instigation presque menaçante de la mère, ou la découverte de champignons dont on ne saura jamais vraiment s’ils sont vénéneux ou non.
Quant aux événements du passé qui obsède certains membres du cercle familial et aux rumeurs dont est porteur le village, ils contribuent à épaissir encore la lourde atmosphère du récit, une atmosphère qu’un vieil alcool de noix trouvé au fond d’une cave semble mieux que tout condenser avec sa couleur brunâtre et son épaisseur liquoreuse.
Un récit millimétré
Mais c’est aussi que tout le roman – et tout l’art de Vincent Almendros qui se caractérise par une virtuosité retenue ou, plus exactement, par une virtuosité de la retenue – repose sur la capacité de l’écrivain à construire l’ensemble de son récit sur un non-dit central qui est le fait du narrateur lui-même. Face à ce non-dit, il s’avère d’ailleurs que les secrets de famille enfouis et les dialogues a minima de ces ruraux « taiseux » que sont les protagonistes fonctionnent tout autant comme un leurre que comme un indice : le personnage principal se présente d’abord, en tant que narrateur, comme celui qui prend la parole pour raconter son histoire dans un monde saturé de secrets et de silence, mais pour mieux apparaître aussi, progressivement, comme le rejeton, voire le parfait héritier, de ceux là même qui taisent leurs secrets comme autant de fautes plus ou moins inavouables.
Dès lors, toute la machine narrative de haute précision qu’est le roman va avoir pour visée d’instiller, grâce à un art très subtil du faux-semblant et du double sens, le doute sur le récit qui nous est livré et de laisser planer une inquiétante ambiguïté que rien ne viendra lever totalement. Pour cela, il faut une écriture sur le fil, qui dise sans dire, qui suggère sans formuler jusqu’au bout, qui laisse entendre insidieusement sans jamais rien établir de tangible, sans jamais garantir vraiment la crédibilité de ce qui est suggéré, ce que réussit à faire Vincent Almendros grâce à un usage parfaitement maîtrisé du propos elliptique appliqué tant aux dialogues qu’au récit du narrateur.
Ce dernier, pas plus que les autres protagonistes, ne se montre en effet vraiment loquace, ce que manifestent des dialogues resserrés, souvent allusifs dans leurs formulations, réduits à leur plus strict nécessaire et tôt interrompus par l’absence de réponse des uns ou des autres, qu’il s’agisse des échanges avec sa mère et son oncle ou des questions de son amie Claire à propos de son enfance. Qui plus est, ces mêmes échanges sont en quelque sorte minés de l’intérieur par le silence ou par le mensonge : d’un côté, un sujet que tous évitent d’évoquer directement (la maladie dont est atteint l’oncle du narrateur et la certitude que tous partagent de sa mort prochaine) ; de l’autre, ce qui relève d’une mystification du narrateur vis à vis de sa famille puisqu’il a demandé à une amie (Claire) de se faire passer pour sa femme (Constance) auprès de sa mère, de son oncle et de sa cousine qui ne connaissent pas cette dernière. Un mensonge qui a pour propriété de produire dans les énoncés, dès les premières pages du livre, des raccourcis déstabilisants et des décalages calculés qui créent d’emblée des effets de porte-à-faux que le roman n’aura de cesse d’entretenir en plaçant le lecteur dans la position de complice involontaire de ce mensonge initial :
« Je lui désignai Claire de la main.
Je te présente Constance, dis-je. »
Aux dialogues, dès lors inévitablement faussés ou biaisés en même temps que réduits à des propos brefs, factuels, voire carrément peu amènes (comme ceux par lesquels le narrateur est accueilli par sa mère), répond un récit qui, lui aussi, pratique l’économie des moyens, le raccourci et l’ellipse, soit autant de procédés par lesquels ce qui n’est jamais formulé explicitement est suggéré et instillé avec une efficacité d’autant plus redoutable. Formulations allusives, phrases interrompues, énoncés partiellement tronqués dans lesquels tout est dit et rien n’est dit, amènent progressivement jusqu’à ce qui, dans une intrigue policière classique, constituerait une révélation finale à valeur de dénouement, à ceci près que, même dans la toute dernière phrase du roman, rien n’est formulé explicitement de ce qui a sans doute eu lieu, l’acte auquel fait allusion le narrateur étant comme effacé du texte, comme escamoté à l’intérieur du discours troué qui est le sien, ce dernier posant seulement quelques rares mots sur ce qui l’a immédiatement précédé ou suivi.
Ainsi l’une des questions explorées en filigrane par le roman porte-t-elle sur l’usage de la parole et sur celui du récit, comme le suggère au demeurant l’épigraphe proposée en ouverture : « Il y a des souvenirs qu’on ne partage pas ». Celui qui parle parle-t-il pour communiquer ou parle-t-il pour mieux se taire ? Parle-t-on/écrit-on pour dire la vérité ou pour l’enfouir, la transformer, la masquer, la travestir ? Comment fait-on pour « choisir les bons mots » et quels mots d’ailleurs sont réellement les bons lorsqu’il s’agit de dire ou, a fortiori, lorsqu’il s’agit de ne pas dire ?
Chez Vincent Almendros, le rapport au monde et au réel est d’abord un rapport aux mots, des mots auxquels se heurte à son tour le lecteur à travers la question du sens qu’il doit donner à ceux du narrateur puisque tout le récit relève de l’allusion, du double sens, de l’insinuation, comme dans ce chapitre où est évoqué un moment de son enfance au cours duquel sa mère lui aurait fait boire de l’eau de Javel : acte volontaire ou purement accidentel ? Incident auquel a fait suite, en tout cas, son départ chez ses grands-parents mais sans que la raison en soit non plus clairement donnée, entre volonté de le protéger d’une mère dangereuse et potentiellement meurtrière et simple nécessité liée à son entrée au collège de la ville voisine. Ni la teneur du dialogue avec Claire ni le récit que fait le narrateur de leur échange ne permettent, bien au contraire, de trancher entre ces deux hypothèses, de sorte qu’on ne sait si les mots employés par le narrateur sont là pour minimiser un épisode dramatique ou, au contraire, pour donner corps à une suspicion d’infanticide peut-être imaginaire.
Entre mensonge, manipulation, possible dissimulation cyniquement calculée d’un secret volontairement tu, tendances paranoïaques dont on ignore la véritable origine et construction d’une figure maternelle mortifère et inquiétante, le récit nous entraîne petit à petit dans une zone d’incertitude et d’inconfort où le pire, sans être jamais ni sûr ni explicite, contamine de proche en proche la totalité du texte, amenant le lecteur à se confronter à son tour à ces « considérations troubles » dont le narrateur craint qu’elles envahissent son esprit et que l’écrivain se plaît, quant à lui, à refuser d’éclaircir.
Vincent Almendros, Faire mouche, Minuit, janvier 2018, 126 p., 11 € 50 — Lire un extrait