Le cinéma, art du fantôme : Lee Chang-dong (Burning)

Burning © capelight pictures

Dans Burning, Lee Chang-dong ne raconte pas une histoire mais plusieurs. Ou plutôt, il agence des fils narratifs qui s’enchaînent, se brouillent, se font écho, chacun prolongeant ou problématisant les autres. L’ensemble est étrange, indécidable. Burning est un film de la bifurcation, un film peuplé de fantômes. Tout y diffère de soi, y compris le film lui-même, qui sans cesse bifurque, devient autre que ce qu’il était. Tout y existe selon un processus de fantomatisation par lequel ce qui est s’absente et persiste à travers cette absence.

Inspiré d’une nouvelle d’Haruki Murakami (« Les granges brûlées »), elle-même inspirée d’une nouvelle de Faulkner (« L’incendiaire »), Burning est le troisième moment, le troisième état d’un récit qui, à travers ses métamorphoses, disparaît mais demeure en tant que trace plus qu’origine. Le scénario écrit par Lee Chang-dong et Oh Jung-mi serait moins une adaptation de Faulkner à travers Murakami, ou de Murakami reprenant Faulkner, qu’une bifurcation, une néantisation et fantomatisation de textes qui s’inscrivent alors dans une autre narration à travers laquelle ils s’absentent, deviennent trace insistante et persistante. La réécriture de la réécriture, la reprise de la reprise n’est pas une reproduction : plutôt une mise en variation par laquelle le texte de Faulkner et celui de Murakami vivent dans Burning en tant que traces et fantômes. Les deux premiers textes ne sont pas renvoyés à un passé, n’ont pas le statut de textes antérieurs ou originels. Ils acquièrent dans le scénario et le film un statut étrange : être au présent différents d’eux-mêmes, devenir autre qu’eux-mêmes – un autre dans lequel ils persistent de manière flottante, un autre qui les transforme, les interroge, les inscrit dans d’autres mouvements temporels et narratifs, qui les attire ailleurs. Ce processus est précisément celui qui constitue le film, guidant sa logique narrative autant que celle du montage, des images, des « personnages ». Il n’est pas étonnant que Lee Chang-dong ait réalisé ce film à partir d’un texte de Murakami, cette logique générale de la fantomisation étant précisément celle de l’œuvre de Murakami.

Au début de Burning, Jongsu retrouve par hasard Haemi, une amie d’enfance que, dans un premier temps, il ne reconnait pas. Celle-ci ne se ressemble plus : si elle n’est plus l’enfant qu’elle était, elle a surtout eu recours à la chirurgie esthétique. Haemi n’est plus celle qu’elle était et apparaît à son ancien camarade comme une autre version, une autre possibilité d’elle-même. Alors, qu’enfant, il la jugeait moche, Jongsu, lorsqu’il la retrouve, n’est pas indifférent à la jolie jeune femme qu’elle est devenue, et une forme de désir, une histoire amoureuse semblent maintenant possibles. Jongsu lui-même a changé physiquement et apparaît selon une double identité : livreur et écrivain – ou essayant d’écrire : déjà écrivain, pas tout à fait encore. La rencontre qui ouvre le film est marquée par le changement, par le thème – qui est plus qu’un thème – du double, par une bifurcation par rapport à un récit antérieur : changement par rapport à soi ; être le double de soi-même, un double qui diffère, qui n’est pas le même ; l’histoire qui était la leur durant l’enfance se transforme et prend une autre direction (on passe du jugement négatif, du rejet ou de la dépréciation, à une attirance et au désir). Cette scène d’ouverture concentre l’ensemble de la logique du film.

Burning © capelight pictures

Alors qu’une histoire semble s’esquisser entre ces deux personnages, le statut de celle-ci n’est pas clair : désir ? vengeance ? manipulation ? Le rapport entre les deux personnages peut exprimer autant une attirance qu’une forme d’indifférence polie, désir et sentiment naissants ou relation sexuelle passagère. Lors d’une scène dans un restaurant, à côté de Jongsu et Haemi discutant poliment, un couple – double de Jongsu et Haemi : Jongsu et Haemi comme sur autre scène et contemplée par Jongsu – s’embrasse de manière passionnée. Lorsque Jongsu et Haemi couchent ensemble, le rapport sexuel est frénétique et froid, masturbatoire et fusionnel, Jongsu y étant à la fois très excité en même temps que distant, observateur et participant. L’ambivalence domine, cette scène du rapport sexuel paraissant juxtaposer deux scènes différentes, deux points de vue différents sur la même scène, deux possibilités, deux positions du personnage de Jongsu : spectateur et acteur, ici et comme absent. Les personnages sont doubles, la scène est double, séparée d’elle-même, impliquant une absence, un hors-scène ou hors-champ mais interne à la scène et au champ, un fantôme qui inscrit sa trace.

Apparaît un troisième personnage, Ben, rencontré par Haemi lors d’un improbable voyage en Afrique. Le duo devient trio, la relation entre Haemi et Jongsu semblant prendre une autre direction alors que celle entre Ben et Haemi n’est pas clairement définie : amicale ? amoureuse ? quelque part entre les deux ? Le caractère d’Haemi devient plus complexe et trouble. L’apparition et le statut de Ben sont ambigus. La position de Jongsu est encore celle, à la fois, d’un participant et d’un spectateur. Un second fil narratif commence, qui questionne et obscurcit le premier, les positions et identités de chacun se brouillant à nouveau. Et il en sera de même avec les autres fils qui viendront se juxtaposer aux deux premiers : lorsque Haemi disparaît, lorsque Jongsu se met à suivre Ben, à le fréquenter, etc. A chaque fois, le nouveau segment narratif est moins la suite du précédent qu’un déplacement, un départ vers autre chose. Le rapport entre les segments relève de la discontinuité, de la différence, d’un nomadisme de la narration et des personnages, des identités, des lieux, des situations : d’un segment à l’autre, et même à l’intérieur d’un même segment, les identités ne sont pas tout à fait les mêmes, voire s’inversent, comme lors de la scène finale.

Mais les choses sont plus complexes encore si l’on considère que chaque nouveau segment ne succède pas simplement au précédent. Au contraire, il le reprend, le traverse, le problématise, le questionne, le réinvestit dans une sorte de boucle qui le néantise et le déplace, le transforme en fantôme persistant. Le segment précédent n’est jamais renvoyé à un simple passé : il devient un fantôme au présent, transformé en trace au présent, passant de son actualité à une virtualité qui ne l’abolit pas mais le fait exister à l’intérieur du présent non de ce qui est vu et a lieu mais de ce qui a été et qui continue à hanter. Le passé persiste dans un virtuel présent, et le rapport entre ce virtuel et le présent de l’image, de la narration, transforme le passé en autre chose, en un autre qu’il n’était pas mais qu’actuellement il devient.

Burning est ainsi un film du temps, un film qui complexifie le temps, introduisant cette complexité dans la narration, les images, les identités, le montage. Le temps linéaire du film se double d’une discontinuité temporelle, d’un temps erratique qui perturbe et problématise le premier. Mais cette double temporalité est elle-même traversée d’un autre temps, effet autant que cause du rapport entre les deux premiers : un temps qui définit une sorte de boucle dynamique entre le présent et le passé, entre l’actuel et le virtuel, par laquelle l’actuel et le virtuel non seulement coexistent mais basculent sans cesse l’un dans l’autre. L’ensemble du film est construit selon cette temporalité, survolé par un hors-champ omniprésent, le hors-champ qu’est le virtuel. Ou plutôt, le film développe une multiplicité de hors-champs, plusieurs types de hors-champ répartis sur les différentes strates de temps et qui s’articulent les uns aux autres, introduisant sans cesse de l’invisible dans le visible, du non dit dans le discours, de l’imperceptible dans la perception – à l’image du chat qui peut-être existe ou n’existe pas, ou plutôt qui, à la fois, existe et n’existe pas, à l’image des serres qui à la fois sont brûlées et ne le sont pas, à l’image du film qui, à la fois, est ce qui arrive ou bien ce qui est imaginé et écrit par Jongsu, qui est à la fois ce qui arrive et ce qui est imaginé et écrit par Jongsu.

Burning © capelight pictures

Il en est de même de l’identité des lieux, des personnages, des relations entre les trois personnages principaux qui sont en même temps ceci ou bien cela, ou ceci et cela à l’intérieur de temps, de dimensions temporelles et de points de vue différents – la relation entre Jongsu et Haemi étant ou bien ou/et en même temps une relation entre Jongsu, Haemi et Ben, ou encore une relation entre Jongsu et Ben, le désir hétérosexuel pouvant être et étant un désir homosexuel, le meurtre pouvant être et étant en même temps l’effet d’une pulsion destructrice, l’élimination d’un rival, la réalisation fantasmatique d’un désir homosexuel, etc. De ce point de vue, la scène finale ainsi que celles qui la précèdent immédiatement, le montage opéré par Lee Chang-dong, précipitent et concentrent au maximum l’ensemble des dimensions temporelles qui définissent le film ainsi que ce qu’elles impliquent au sujet des identités et de la narration : tout s’y entrechoque à grande vitesse, l’ensemble du film étant soudain redistribué, et s’imposent avec la plus grande évidence la bifurcation, le virtuel, le hors-champ, la nature fantomatique de ce film radical et remarquable.

Lee Chang-dong filme le temps, un temps pluriel et multiple, un temps compliqué et qui cinématographiquement produit un type particulier d’images, de personnages, de récits, de rapports entre ce qui est vu et entendu et le hors-cadre, le hors bande-son, etc. Lee Chang-dong, avec Burning, agence de manière maîtrisée et créatrice l’ensemble de ces effets du temps, construisant un film fait des signes de ce temps, rendant celui-ci à la perception autant qu’à la compréhension – mais une compréhension sidérée, s’effondrant dans un vertige. Si le monde est ce temps, comment le vivre et le penser ? Comment vivre et penser un temps par lequel ce qui est en même temps n’est pas, par lequel le ceci est aussi bien un cela et autre chose encore ? Comment vivre et penser ce temps pluriel et multiple ? Comment vivre et penser le temps qui traverse et agence l’ensemble des strates et dimensions temporelles de Burning – le temps du devenir, le présent éternel du devenir, ce grand hors-champ qui flotte à l’intérieur du film, fantôme partout présent et absent ? La force de Lee Chang-dong, ici, est de rendre sensible et pensable ce temps et le monde qui lui est lié – de le faire de la manière la plus directe, la plus belle, en inventant les moyens cinématographiques pour cela.

Il y aurait beaucoup à ajouter et qui viendrait compliquer les analyses précédentes. Il faudrait, par exemple, souligner la façon dont la bande-son introduit des références à la Corée d’aujourd’hui, à l’actualité politique et économique, au néolibéralisme triomphant, à la scission entre Nord et Sud – autant de références qui multiplient les dimensions du film, les fils narratifs, les points de vue, l’usage pluriel du hors-champ. Il faudrait aussi remarquer comment ces références sont présentes dans la situation des personnages (riche/pauvre), dans l’opposition des lieux et espaces (grands, luxueux/étroits, précaires ; ville/campagne), dans les corps (maladresse/aisance), etc. – tout ceci impliquant dans le film une dimension politique et économique critique. Il faudrait insister davantage sur la composition des images, sur leur pluralité interne, sur le montage et sa fonction dans la construction/déconstruction de la narration et du temps. Il faudrait enfin, par-delà l’éloge intense du film et de son réalisateur, faire l’éloge tout aussi intense des trois acteurs principaux qui incarnent et suggèrent avec sobriété, au millimètre, toutes les dimensions du film, toute sa complexité, par le seul moyen de leur grâce, de leur regard, de leur beauté, de telle expression suspendue du visage – tout un art et une intelligence magnifiques et rares.

Burning. Réalisation : Lee Chang-dong. Scénario : Lee Chang-dong et Oh Jung-mi. Interprètes principaux : Yoo Ah-in, Steven Yeun, Jeon Jong-seo. 2018.